Une vieille lune ?
L’actualité de la différenciation pédagogique semble à première vue relever de ce que Chateaubriand appelle une « vieille lune ». Cette thématique se redécouvre, à chaque crépuscule de notre système éducatif, sous l’apparence trompeuse d’un recommencement possible. L’astre est donc doublement fallacieux : par un surgissement inaugural qui n’en est pas un, par la timide lumière qu’il projette sur nos actes. Car loin d’être nouvelle, une telle approche est au contraire la plus ancienne de la pédagogie. Elle correspond très exactement à la maïeutique de Socrate qui s’attachait à faire advenir en chacun la vérité qu’il recèle : accompagnant chaque « élève » au plus près de ses aptitudes et de ses envies d’apprendre. D’une certaine manière, l’institution scolaire s’est historiquement construite contre cette démarche individualisée, par une volonté assumée de briser la singularité des apprentissages aux profits d’une universalité partagée – que cette universalité soit celle de la transcendance dans les collèges de jésuites ou plus tard celle de l’exigence républicaine. L’Ecole doit ouvrir chacun à un monde commun, conduire à un dépassement de soi vers une représentation mutualisée et objectivée. Le principe d’unité du service public éducatif se lit donc de manière réversible : il offre à chacun une éducation identique, il oblige chacun à renoncer à ses particularismes afin d’accéder à un espace partagé. L’approche standardisée de l’éducation nationale satisfait donc d’abord un objectif majeur : celui d’édifier l’espace républicain. Contre la différenciation induite par les situations de départ, il s’agit de construire l’homogénéisation des consciences garante de paix sociale. Cette approche éducative est alors d’autant plus forte qu’elle s’est inscrite historiquement dans l’élitisme républicain des origines : former, selon le projet napoléonien, des polytechniciens. Faite pour sélectionner les meilleurs et les conduire au plus haut niveau de maîtrise et de savoir : telle est au départ la vocation éducative d’un système scolaire en adéquation avec une société de plein-emploi et d’industrialisation – les faibles exigences de qualification d’une main-d’œuvre de masse ne nécessitaient pas en effet que l’on « investisse » dans la formation de tous.
Modernité de la différenciation pédagogique
Mais cette notion de différenciation pédagogique commence à s’imposer dans les esprits avec la révolution individualiste. Le tournant de mai 68 invite alors à une reconsidération des objectifs scolaires par une prise en compte authentique de chaque élève : posant ainsi les bases doctrinales et culturelles d’une nouvelle vision de l’école. La nécessité de conduire davantage d’élèves vers un niveau minimal de qualification s’exprime formellement pour la première fois avec la mise en place du collège unique par le ministre Haby. Il s’agit d’édifier un « socle commun » de formation, de démocratiser l’enseignement sans condamner les plus faibles à des orientations précoces. Et c’est bien la commission Legrand, instaurée en 1982 pour dresser un premier bilan de cet objectif, qui formulera la première l’exigence nouvelle : « la différenciation de la pédagogie est le seul espoir de faire atteindre à l’ensemble des élèves le niveau cognitif souhaité, tout en répondant de façon tactique aux aspirations et capacités spontanées des apprenants »[1]. Les exigences de qualification attendues par le marché du travail ne sont alors plus les mêmes, la « fin de la classe ouvrière » est même annoncée solennellement par Alain Touraine. C’est désormais « l’économie de la connaissance » qui attend chaque élève : avec l’objectif proclamé par l’Europe au sommet de Lisbonne 2000 d’une harmonisation des systèmes éducatifs et d’une valorisation conjointe du « capital humain ». La massification s’est désormais imposée comme objectif fondamental de l’école : il faut former tous les élèves à des compétences maximales et exigées par un environnement mondialisé et technicisé. L’école ne doit plus, ne peut plus simplement distinguer et former les plus forts. Elle doit au contraire accompagner tous les élèves au plus haut niveau de qualification. 80% d’une classe d’âge au niveau du bac et 50% de diplômés du supérieur : telles sont aujourd’hui les finalités d’un système éducatif ouvert à la concurrence internationale et adapté à la nouvelle économie internet.
Les enjeux de la différenciation pédagogique
La différenciation pédagogique s’impose alors comme la réponse nécessaire à la démocratisation de l’école. Il convient désormais d’adapter l’accompagnement éducatif à l’hétérogénéité des élèves et des besoins, à la diversité des parcours et des compétences. Mais cet enjeu purement pédagogique en rejoint un autre, plus sociétal et culturel. En un paradoxe de l’Histoire, c’est bien aujourd’hui la différenciation pédagogique qui doit permettre de préserver l’unité républicaine. Car si l’école s’est au départ construite par la volonté de réduire les différences individuelles, de les rapporter à une vision commune, elle doit à présent porter toute son attention à la diversité des situations. Ce qu’on entend par « communautarisme », le repli identitaire sur des appartenances groupales extérieures à l’espace républicain, se sédimente dans les angles morts de l’action éducative. Autant d’élèves ignorés dans leurs difficultés par l’école républicaine, c’est autant de futurs citoyens potentiellement perdus pour ses valeurs : cherchant hors de son espace, au sein de communautés alternatives, d’autres modalités d’existence et d’appartenance identitaire. La différenciation pédagogique porte donc en elle tous les enjeux de notre école, elle constitue la réponse à tous ses défis : construire l’économie de la connaissance par une généralisation des compétences et des aptitudes, édifier en chaque citoyen les vertus républicaines d’une vision authentiquement partagée.
Les approches de la différenciation pédagogique
Les problématiques pédagogiques rejoignent donc ici les nécessités proprement éducatives : comment, au sein d’une école « massifiée », conduire chaque élève et prendre en compte la spécificité de ses besoins ? Il existe alors deux approches possibles pour atteindre un tel objectif : ou bien l’on vise à l’individualisation des parcours par la mise en œuvre de dispositifs d’accompagnement personnalisé des élèves, ou bien l’on travaille à l’homogénéisation des groupes afin de résorber l’hétérogénéité des besoins. Ces deux voies ne sont pas exclusives l’une de l’autre, elles doivent même conjuguer leurs effets à travers de nouveaux modes de gestion pédagogique et des dispositifs spécifiques. Elles peuvent cependant s’inscrire dans deux visions distinctes de l’action éducative.
La pédagogie de l’intégration repose sur une conception normative de l’élève qu’il convient de conduire jusqu’à des compétences standardisées et universelles. Les méthodes visent alors à remédier aux carences, aux lenteurs et aux divers freins de l’apprentissage dans un but unique qui est celui de références scolaires et de niveaux d’acquisition. Il s’agit d’une pédagogie réparatrice, d’une systématisation du soutien scolaire envisagé à l’échelle la plus globale de l’action éducative. L’élève en difficulté ou ayant un projet différent doit être conduit selon le même référentiel global que ses camarades : seule l’approche de ses compétences diffère ici, les objectifs restant les mêmes.
La pédagogie de l’inclusion se veut, à l’inverse, plus radicalement respectueuse de la spécificité de l’élève. Elle invite à partir de lui-même, de ce qu’il est et de ce que sont ses besoins authentiques, avant de les rapporter à une exigence normative et standardisée. Ce modèle éducatif est issu de la prise en compte du handicap. Il intègre la possibilité de ne pas rejoindre nécessairement des niveaux de compétence prédéfinis. Seul compte ici le parcours de l’élève, ses aptitudes progressives à surmonter ses difficultés, sa situation de fait au sein d’une école enfin attentive à ses différences. Ce n’est pas alors l’élève qui doit s’adapter à un parcours scolaire potentiellement inapproprié, mais c’est bien l’institution scolaire qui doit se mettre en capacité de lui fournir un accompagnement compatible avec ses besoins : tel est finalement le point d’aboutissement d’une « révolution copernicienne » trop souvent déclarée, trop imparfaitement concrétisée ni même conçue.
Les moyens de la différenciation pédagogique
De telles approches nécessitent de repenser conséquemment l’organisation éducative tout autant que la pédagogie elle-même. Elles déclinent trois niveaux d’action et de remédiation qui doivent être conjointement appréhendés.
C’est en dehors de la classe, tout d’abord, que doit s’élaborer une nouvelle modalité de travail éducatif. Le tutorat, le soutien personnalisé, la démarche de contractualisation impliquant l’élève et sa famille constituent autant de démarches indispensables à la prise en compte concrète des difficultés et des besoins. Mais au sein de l’établissement, le climat scolaire doit aussi pouvoir encourager l’initiative et l’autonomie, la capacité à construire un projet global et à considérer son avenir.
Mais c’est dans le cadre des cours que s’organise aussi, essentiellement, cette différenciation des élèves. L’organisation du temps scolaire doit apporter une flexibilité des pratiques : par des emplois du temps « en barrette » offrant la possibilité de changer de groupe, par la mise en place systématisée de groupes de compétence évolutifs, par la généralisation de l’autoévaluation des élèves, par la constitution d’un travail éducatif en ilot où chacun peut être en autonomie guidée… La généralisation de l’approche par objectif permet également à l’élève de pleinement s’approprier son projet et de s’investir davantage dans les processus d’acquisition.
Enfin, la différenciation pédagogique concerne, surtout et fondamentalement, les pratiques pédagogiques elles-mêmes. Elle rejoint ainsi le défi de l’école du numérique, dans le cadre de laquelle les outils informatiques offrent des capacités inédites d’implication individualisée des élèves. Nul doute que c’est de ce champ-là, celui des « nouvelles technologies », que viendront les mutations les plus profondes de l’action éducative. Impliquer davantage les élèves, les guider dans l’usage instruit des informations et dans la maîtrise de logiciels d’apprentissage adaptés à leurs besoins constituent autant d’enjeux pour l’école de demain.
Au-delà de ses références datées et de son idéologie parfois surannée, la différenciation pédagogique ouvre donc bien le défi majeur de notre modernité éducative. C’est par elle que saura advenir une école pleinement adaptée aux nouvelles exigences du monde et aux besoins des élèves, intégrant pleinement les technologies de son temps et ouverte aux différences multiples dont une société complexe est porteuse. Loin d’être une « vieille lune », elle porte donc une authentique lumière éducative sur la déréliction actuelle de notre institution : astre vivifiant éclairant les ombres d’un système éducatif trop rapidement massifié, incapable encore de s’adapter aux défis de son époque.
[1] Louis Legrand, L’école unique, à quelles conditions ? Scarabée.
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