In L’Expresso – le Café Pédagogique – 13 janvier 2014 :
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[…] Philippe Perrenoud : Pourquoi prendre le risque de dissocier les professions et les sciences de l’éducation ?
Pourquoi regrouper dans une unité de sciences de l’éducation des disciplines qui pourraient vivre leur vie séparément ? La première raison est épistémologique : cette cohabitation favorise des programmes de recherches portant sur des objets complexes qui relèvent de la psychologie, de la sociologie, de l’histoire, de l’économie, de l’anthropologie, de la démographie. En éducation, ces objets complexes sont multiples, par exemple l’échec scolaire, le désir d’apprendre et le rapport au savoir, la division du travail éducatif entre la famille et l’école, l’articulation entre la formation et l’emploi.
Cette seule raison pourrait suffire, mais on peut objecter que les recherches interdisciplinaires n’exigent pas la création d’unités d’enseignement et de recherche, qu’il suffit d’organiser et de soutenir des projets ou des laboratoires de recherche. On peut rétorquer que la recherche universitaire sans la formation est contraire à l’idée que les professeurs des universités sont des enseignants-chercheurs. Toutefois, rien n’empêche les psychologues, les sociologues, les économistes qui collaborent, par exemple, dans une recherche sur l’absentéisme scolaire, ses raisons et ses coûts, d’ être des enseignants-chercheurs, les uns enseignant à des psychologues, les seconds à des sociologues, les troisièmes à de futurs économistes… Ont-ils besoin d’enseigner à des étudiants de science de l’éducation ? Et a-t-on besoin de chercheurs qui ont une licence, un master, un doctorat de sciences de l’éducation ? Certes, ces cursus formeront des gens maîtrisant plusieurs sciences humaines et sociales s’intéressant à l’éducation. Mais les maîtriseront-ils à un assez haut niveau pour faire de la recherche de niveau universitaire ? Et sinon, à quels emplois ces diplômés pourront-ils prétendre ?
Lorsqu’une université envisage de créer une unité d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation, ces questions doivent être posées. Et lorsque l’existence même de ces unités ou de certains de leurs cursus est menacée, ces questions doivent recevoir des réponses crédibles. Mieux vaudrait qu’elles soient élaborées tranquillement plutôt qu’improvisées au moment d’une crise.
Idéalement, bien sûr, tout cursus universitaire est défendable du seul fait qu’il oeuvre à développer et transmettre des connaissances. Mais il serait absurde de refuser toute logique économique. Lorsqu’on n’a pas les moyens de toute faire, que retenir en priorité ? Une chose est sûre : au sein des universités et dans la société, les rapports de force ne sont pas favorables aux sciences de l’éducation, du moins si leur seule légitimité est d’apporter des connaissances. Aussi longtemps qu’elles ne contribuent pas à former et à éclairer les professionnels de l’éducation, leur existence est fragile. S’y impliquer par pure tactique ferait long feu. Je crois au contraire que la recherche a tout à y gagner si l’on forme les professeurs comme des intellectuels et des praticiens réflexifs.
Dans certains pays, on a confié la formation des enseignants, des cadres scolaires, des éducateurs spécialisés et des formateurs d’adultes aux facultés de sciences de l’éducation ou à des hautes écoles qui s’en rapprochent. Dans d’autres, on a au moins fortement impliqué les sciences de l’éducation dans la conception et dans le fonctionnement des formations des professionnels de l’éducation. La France est à cet égard une exception. Pourquoi ? La responsabilité me semble partagée entre IUFM et Université. Au moment de la renaissance d’une formation professionnelle des professeurs, rien ne semble avoir changé : quand finira-t-on par comprendre que s’intéresser aux pratiques professionnelles et former des professionnels est un moteur de la recherche fondamentale plutôt qu’une aliénation de la liberté académique ?
Il faut dire aussi que le Ministère de l’éducation et les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) n’ont rien fait pour impliquer davantage les sciences de l’éducation. C’est le paradoxe de l’universitarisation des IUFM : leur intégration aux universités ne les a pas rapprochés des sciences de l’éducation. Nombre de formateurs des IUFM n’avaient pas une identité et une formation de sciences de l’éducation, mais une identité et une formation dans une des disciplines enseignées à l’école, au collège ou au lycée (mathématique, biologie, géographie, etc.). Ceux qui ont rejoint l’université et y sont encore ont plus de liens avec leur UFR disciplinaire qu’avec les sciences de l’éducation. Les enseignants-chercheurs des UFR de sociologie, de psychologie, d’histoire, s’ils veulent intervenir dans la formation des professeurs, n’ont pas intérêt à une forte articulation entre formation des professeurs et sciences de l’éducation. Quant à la formation aux autres métiers de l’éducation, elle est revendiquée par d’autres UFR, la psychologie pour l’éducation spécialisée, les sciences du travail ou les sciences sociales pour la formation des adultes. A moins qu’elle ne soit contrôlée en ligne directe par le Ministère, comme c’est le cas des inspecteurs et des chefs d’établissement, alors que ces professionnels sont formés par l’université dans d’autres pays (cursus en administration scolaire par exemple).
Pourquoi les professionnels se sentiraient-ils concernés par le sort des sciences de l’éducation alors qu’elles occupent une place marginale dans leur formation ? Les diatribes des antipédagogues ont plutôt renforcé l’idée qu’avec une bonne maîtrise des savoirs à enseigner, un certain sens de la communication, un peu de bon sens et un brin d’autorité « naturelle » ont pouvait se passer de connaissances en sciences sociales et même en psychologie de l’éducation. Les sciences de l’éducation ont une place mineure dans la culture la majorité des professeurs, ce qui n’empêche pas le dédain, au nom de l’esprit de géométrie des sciences dures ou de l’esprit de finesse des littéraires…
Dans un pays dont les dernières enquêtes internationales mettent en évidence l’efficacité très moyenne du système éducatif et son caractère très inégalitaire, former des professeurs aussi ignorants des sciences de l’éducation, n’est-ce pas suicidaire ? N’est-il pas urgent de les former mieux à garantir les apprentissages des élèves, en particulier ceux qui n’apprennent pas tout seuls, en développant des stratégies pédagogiques et des dispositifs didactiques susceptibles de donner du sens au travail et aux savoirs scolaires, donc de combattre les résistances ou l’indifférence d’une partie des élèves. Or, comment concevoir ces stratégies et ces dispositifs sans en savoir bien davantage sur les mécanismes de développement et d’apprentissage et sur les dispositions, les contextes, les cultures, les conditions de vie qui les influencent ?
Aussi longtemps que sciences et professions de l’éducation ne seront pas plus étroitement associées, les premières resteront fragiles, les secondes moins efficaces qu’elles ne pourraient et devraient l’être. Mais leur dissociation, fruit d’une histoire et d’une culture qui ont mis le savoir au centre, sert aussi des intérêts particuliers (académiques, idéologiques, syndicaux, corporatifs, disciplinaires…), au nom desquels nombre d’acteurs influents tentent tente d’empêcher tout changement.
Savoir qu’une société va dans le mur l’empêche-t-il d’y aller ? Qu’il s’agisse du chômage, de la violence, de l’énergie, de la pollution, de la pauvreté, on voit bien que la préservation des intérêts particuliers l’emporte, en dépit du bon sens le plus élémentaire, sur le souci du bien commun et de l’avenir. Pourquoi l’éducation ferait-elle exception ? Que la gauche soit au pouvoir change-t-il la donne ? Elle peut sans doute, mieux que la droite, entendre les chercheurs, les formateurs et les professeurs qui pensent que les sciences de l’éducation ne sont pas un luxe. Encore faut-il, pour être entendus, qu’ils s’expriment haut et fort…
(Philippe Perrenoud, Université de Genève) […]