Septième billet de ma conférence donnée à l’INETOP en septembre 2015. Il y sera question de l’émergence de la notion d’éducation à l’orientation.
Surprise
Commençons par une histoire personnelle.
En vue de la publication de la première circulaire sur l’éducation à l’orientation, Madame Liliane Machelot, CSAIO de Versailles, m’a demandé de lui faire des propositions d’action. Avec un groupe de réflexion, nous avons proposé un dispositif de formation d’établissements. Responsable de ce dispositif, j’ai demandé à Jean Guichard de faire une conférence sur le thème de l’EAO. Lors de cette conférence, il a beaucoup parlé d’un personnage américain, Kenneth Hoyt, qui avait développé dans les années 70 à la fois une théorie et une mise en pratique dans les établissements américains. Cette approche semblait être différente de celle de l’ADVP québéquoise. J’ai alors recherché des articles dans l’OSP relatant cette conception. L’OSP est la revue scientifique publiée par l’INETOP et son service de recherche. Et à ma grande surprise je n’ai rien trouvé dans cette période. Le seul article y faisant référence était celui de Pierrette Dupont : « Vers un nouveau modèle d’éducation à la carrière pour les écoles du Québec », OSP. 1988, 17, n° 4, 309-322. 1988, oublié ainsi depuis de dix ans après l’expérience américaine. Cet article expliquait l’abandon de l’ADVP au Québec et son remplacement par les conceptions de K. Hoyt. Pire, j’y trouvais une phrase surprenante (p. 313) : « L’excellent bilan de l’évaluation des programmes d’éducation à la carrière qu’il (Hoyt) a dressé est suffisamment positif pour que nous nous inspirions de ce concept. D’ailleurs, nous ne connaissons pas d’approches éducatives en orientation qui aient eu autant d’envergure et qui aient fait l’objet d’autant de recherches et d’évaluations. » (souligné par moi) Tiens donc !
Pour l’ADVP, l’autre conception éducative qui se développe au Québec également dans les années 70, nulle trace dans la revue de l’OSP, si ce n’est l’article de Michel Garand : De l’Orientation à l’Activation, in Orientation Scolaire et Professionnelle, 1978, N°4, qui est surtout la présentation d’un outil qu’il a construit à partir des conceptions québécoises et qui est support à un entretien.
Comment interpréter ces absences de références dans l’OSP ? Un simple silence, effet de la lente circulation des idées entre les Etats Unis et l’Europe ? Un oubli ? Un oubli en science, c’est très particulier. Ou tout simplement un blackout ? Ce serait mon hypothèse, un peu brutale sans doute, mais qui est étayée par les faits (le sommaire de la revue) et par les fonctions de l’Institut : former des conseillers d’orientation et créer des tests. L’Institut s’est, à mon avis, opposé à une conception éducative de l’orientation afin de protéger une conception du « métier » de conseiller d’orientation basée sur l’expertise.
Trois moments
On peut repérer trois moments de l’émergence de cette conception éducative de l’orientation qui ont entraînés trois formes différentes de « résistance » à cette idée de la part de l’INETOP.
Les tentatives internes
Le premier moment s’est déroulé en France au sein même de l’INETOP au retour de la seconde guerre mondiale. Pierre Naville puis Antoine Léon ont remis en question la notion d’aptitude immuable.
Selon Pierre Naville l’aptitude professionnelle est « le résultat d’interactions entre le milieu socio-économique (régime de production) et les organismes individuels ». Ce principe d’adaptabilité s’oppose à ce qu’Henri Piéron soutiendra toujours soit l’existence d’ « aptitudes réelles ». Naville sera exclu de l’INETOP et deviendra un sociologue très important.
Antoine Léon est un ancien instituteur devenu Conseiller puis chercheur à l’INETOP. Il développe une conception dans laquelle le conseiller doit être un « éducateur spécialisé dans la formation des aptitudes et des goûts professionnels ainsi que dans celle des qualités du citoyen », par ailleurs, il doit faciliter « l’autodétermination de chaque adolescent ». Pour Henri Piéron il s’agit là d’une remise en cause des aptitudes et des tests. Il écrit : « Il s’agirait de réduire le rôle du conseiller à une tâche d’information et d’éducation, en un retour à ce stade initial où toute technicité paraissait inutile ». On comprend le raisonnement d’Henri Piéron. L’activité d’éducation ne suppose aucune technicité à acquérir. Il n’y a donc pas besoin de formation particulière. Et s’il s’agit de favoriser l’autodétermination de l’individu, alors il n’y plus besoin de prescription de la part d’un conseiller ! Bien entendu, Antoine Léon sera lui aussi remercié en 1954. Après avoir publié son livre sur ce sujet en 1957, Psychopédagogie de l’orientation professionnelle, PUF, 132 p, il deviendra un historien de l’éducation.
Les anglo-saxons
Le deuxième moment est ce silence que j’évoquais au début de cet article. Comment ces deux conceptions, l’activation du développement vocationnel et personnel (ADVP), et l’éducation à la carrière (EAC) de Keneth Hoyt, n’ont pas été présentées et même critiquées dans la revue de l’OSP de l’INETOP ? Le modèle éducatif n’est pas conforme au modèle français. Dans le premier on est centré sur l’acquisition d’un « outillage mental », alors que dans l’autre on est centré sur la résolution d’un problème, la prise de décision. Les objectifs n’ont rien à voir.
Dans les années 80, la pratique québécoise est reprise par diverses associations françaises, mais pas l’EAC. Je me suis posé la question : pourquoi ? Problème sans doute de la langue et donc de l’accès à la littérature scientifique ou pratique. Après coup, je pense à une autre raison. Le modèle du professionnel réclamé n’est pas le même dans ces deux conceptions.
Du côté de l’ADVP, on a un modèle « expert », un professionnel spécifique, formé, qui intervient sur des heures spéciales, avec un programme, une progression, des objectifs. Cela peut au moins en partie être cohérent avec le modèle du conseiller d’orientation français. Mais il en est tout autre pour le professionnel de l’éducation à la carrière. Le principe organisationnel central, c’est « l’infusion ». Ce sont des activités ? Il n’y a pas à proprement parlé de programme. D’une certaine manière H. Piéron avait raison donc : pas de spécificité des actions, pas de formation nécessaire !
Nous verrons le troisième moment de cette émergence dans le prochain billet.
Bernard Desclaux