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Répondre à une telle question nécessite déjà de s’interroger sur ce que chacun d’entre nous met derrière « l’éducation ».
Comme je ne cesse de le déclarer lors de mes interventions, refonder l’école en ne réformant que l’organisation des temps scolaires de l’enfant, au lieu d’aménager ses temps de vie en ce qui me concerne, impose pour le moins que le premier engagement soit d’accepter de mettre tous les acteurs de la communauté éducative autour d’une même table, pour que chacun puisse exprimer ses attentes, ses souhaits, sa motivation par rapport à cette réforme. Cela a-t-il été fait ? Mes expériences récentes et toujours actuelles de tour de France m’ont confirmé que NON.
Et si j’interroge chacun de vous, que signifie « éduquer » ?
Doit-on considérer éduquer comme découlant du latin educare, soit « élever, instruire », de ducere, « tirer à soi » d’où conduire, mener, quand on sait qu’educare signifiait à l’origine soigner les plantes. Ou doit-on le considérer comme venant du terme educere où il s’agit alors de « conduire hors de », en particulier conduire hors de soi-même. Catulle l’utilisa pour « faire éclore », Virgile pour « élever un enfant ».
Selon l’idée que l’on a de l’éducation, on choisira l’étymologie qui convient à son idée. Mais justement est-elle partagée par tous ?
« Entre toutes les nécessités du temps, entre tous les problèmes, j’en choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j’ai d’âme, de cœur, de puissance physique et morale : c’est le problème de l’éducation du peuple. C’est une œuvre pacifique, c’est une œuvre généreuse, et je la définis ainsi : faire disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité de l’éducation. L’inégalité d’éducation est, en effet, un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance. Avec l’inégalité d’éducation, je vous défie de n’avoir jamais l’égalité des droits, non l’égalité théorique, mais l’égalité réelle, et l’égalité des droits est pourtant le fond même et l’essence de la démocratie ». 1
La loi du 28 mars 1882 rend l’enseignement primaire obligatoire, l’article 4 : « l’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes, âgés de 6 à 13 ans révolus : elle peut être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu’il aura choisie ». Notons ici que contrairement à des erreurs fréquemment faites y compris par les ministres de l’éducation nationale, ce n’est pas l’école qui est obligatoire mais l’instruction.
Malgré cela, en 2012, un ouvrage d’ ATD Quart Monde 2 rappelle qu’on ne peut envisager la question scolaire sans prendre en considération le contexte de la société et notamment, les inégalités flagrantes subies par un certain nombre de familles en précarité. Pascal Percq constate qu’en 2012 la corrélation entre l’origine sociale d’un élève et ses résultats scolaires est devenue évidente !
En 2013 la publication des évaluations PISA 2012 révèle que la France a acquis la triste réputation de pays le plus inégalitaire de l’OCDE : « le fossé n’a jamais été aussi grand entre les « bons » et les « mauvais » » 3,
Durkheim, au début du 20è siècle, (l’évolution pédagogique en France) disait : « la fonction propre de l’éducation est avant tout de cultiver l’homme, de développer les germes d’humanité qui sont en nous » (p.386). En 1922 il précisait que sur un plan plus général, « l’éducation est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les moyens de sa propre existence ». Certes on a parfois reproché à Durkheim que pour lui, l’individu ne peut se grandir qu’en faisant effort. Mais c’est aussi que pour lui le pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques les plus essentielles de l’homme. Comme l’analyse Filloux4 (1978), s’il s’agit d’aider les jeunes générations à prendre conscience des idéaux nouveaux de justice sociale et d’inscrire dans les esprits les valeurs individualistes, cela signifie en même temps que l’une des fins assignable désormais à l’éducation est la constitution d’une conscience critique, faite à la fois de lucidité, de rationalité et de créativité. Pour lui, en décidant de faire appel aux « forces actives et inventives de la conscience », le pédagogue durkheimien se donne effectivement comme but de créer une conscience claire et complète des nécessités sociales, sachant éventuellement revendiquer « avec énergie » une autonomie toujours plus grande. Et on peut voir dans l’insistance de Durkheim sur la nécessité d’inculquer à l’enfant dès l’école primaire l’esprit de discipline et le sens de l’attachement au groupe le fait de chercher à mettre en place les conditions du développement d’une personnalité susceptible de s’insérer dans le processus évolutif de mutations sociales.
Quant à la conférence internationale de l’éducation de Genève, en 1994, elle rappelait qu’il importe désormais que l’éducation fasse la promotion des « connaissances, des valeurs, des attitudes et des aptitudes favorables au respect des droits de l’homme ainsi qu’à un engagement actif en faveur des la défense de ces droits et de la construction d’une culture de paix et de démocratie ».
Que faut-il faire pour ce faire ?
Tout d’abord selon moi que les enseignants soient des chercheurs. Il est nécessaire, face à des situations imprévues, qu’ils trouvent des outils et des méthodes nouvelles pour que tous les élèves comprennent le monde qui les entoure.
Paulo Freire, pédagogue Brésilien, militant pour l’alphabétisation des plus pauvres, l’avait bien compris.
Alors que des pédagogues innovants comme Freinet, Montessori, Steiner, Oury ont consacré leurs travaux à l’éducation des enfants, Freire s’est intéressé à l’éducation de tous.
« En 1958, il présente un rapport, « l’Éducation des adultes et les populations marginales : les problèmes des Mocambos », rapport qui innove en ce qui a trait à l’éducation permanente des adultes. Selon lui, cette éducation doit se fonder sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture appliquées au vécu quotidien des apprenants. Selon Freire, la lecture et l’écriture ne doivent plus fonctionner comme outils culturels de domination. Ainsi, il insiste pour éliminer la structure hiérarchique de l’éducation, laquelle favorise la domination du professeur sur ses élèves tant par le pouvoir que par le savoir. Dans une perspective démocratique, l’éducation doit se réaliser avec la personne. Pour obtenir un tel fonctionnement, il faut qu’apprenants et enseignants s’engagent, collaborent, participent, prennent des décisions et soient, en ce qui a trait à l’éducation, responsables tant socialement et politiquement. Écrit dans une forme inhabituelle, le rapport contribue à le cataloguer comme éducateur progressiste.
Il publie en 1991 un ouvrage dont le titre est « l’éducation dans la ville ». Pour Freire, l’objectif de l’éducation est d’amener les éducateurs et les éduqués à apprendre à lire la réalité pour écrire sur leur propre histoire. Cela suppose une compréhension critique du milieu et une action pour le transformer en appliquant des solutions viables inédites, c’est autour de cette action et réflexion, et par le biais du dialogue, qu’éduqué et éducateur se constituent en sujets.
Dans son ouvrage publié en France en 1974, considéré comme son œuvre majeure, Pédagogie des opprimés (1969 au Brésil), il partage sa méthode éducative qui deviendra un témoignage universel du combat en faveur de l’émancipation culturelle et politique des peuples. Que dit-il alors ? Que pédagogie et transformation de la réalité sont intimement liées.
Dans le chapitre II, il compare la conception pédagogique traditionnelle à une conception « bancaire » de l’éducation, celle de la société capitaliste qui veut conserver un savoir « réifié », abstrait et déshumanisé, qui voit dans l’enseigné le « dépositaire » d’une science morte à l’élaboration de laquelle il n’a pas participé. Pour lui, aucune méthode pédagogique n’est neutre mais reflète un certain style de rapport humain.
La pratique de l’éducation en elle-même est porteuse de libération ou d’aliénation non par le contenu des idées qu’elle transmet, mais d’abord par la relation éducateur/ éduqué qu’elle instaure.
La situation éducateur/éduqué est une situation inégale et à sens unique où il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ; ceux qui parlent et ceux qui écoutent ; ceux qui déposent et ceux qui sont censés archiver puis mémoriser.
Cette dichotomie rend passif, ne tient pas compte de la personne éduquée comme sujet, ne développe pas la conscience critique ; pire, elle entretient la situation d’oppression en l’aggravant, car elle justifie l’ordre établi et l’adaptation de l’opprimé à cet ordre. Elle rend impossible un savoir constructeur de la personne.
Et Paulo Freire conclut ainsi sa démonstration : « Il n’y a alors, ni créativité, ni transformation, ni savoir. »
On retrouve aujourd’hui dans les travaux entre autres de Laurent Ott relativement à la pédagogie sociale cette volonté « d’éducation dans la ville », qui fait dire à Nicolas le Strat que « le pouvoir d’agir n’est pas un potentiel à développer mais un « déjà là » négligé ». Pour lui ce ne sont pas nos compétences qui font défaut mais l’énergie pour les déployer. Pour cet éducateur, « une véritable pédagogie devrait s’appliquer, non pas à discréditer et dénier les modes d’organisation spontanées, mais au contraire à s’appuyer sur eux, pour développer conscience et théorisation, savoirs et pratiques autour de ces expériences vivantes ».
Ne doit-on pas tout mettre en œuvre, à l’heure où nous voulons refonder l’école, (l’éducation ?), pour éviter de faire perdurer cette dichotomie entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ?
Freinet donne aussi la priorité à l’analyse et l’expérimentation des pratiques comme productrices de savoir, ce qui se traduit à la fois par l’empirisme des démarches mais aussi par une grande richesse. C’est pourquoi un programme ambitieux comme « La main à la pâte » peut apparaître coûteux, exotique et désuet à des praticiens pour lesquels l’expérimentation va de soi. Enfin, Freinet a l’ambition de promouvoir sa propre psychologie de l’enfant.
Pour lui, l’énergie sociale, l’énergie de la mise au travail répond à deux exigences préalables :
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le refus d’une réalité, d’une actualité et d’un environnement inacceptables en l’état, qui supposent « conscientisation » personnelle et professionnelle.
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La création qui en découle d’un « faire communauté », d’un pouvoir de penser puis de dire « nous », préalable à toute action.
L’école prépare-t-elle et amène-t-elle vraiment tous les enfants à déployer ainsi cette énergie ?
Je veux encore citer un texte assez peu connu, qui mérite pourtant d’être lu : il s’agit de la circulaire du 17 novembre 1883, plus connue comme « Lettre aux instituteurs » de Jules Ferry. Cette lettre ne cède en rien aux principes de laïcité quelque peu mis à mal au moment de la publication de la loi de 1882, mais au contraire se veut apaisante auprès des catholiques qui avaient provoqué la querelle de 1883 sur les manuels scolaires. En pensant à l’actualité et aux combats contre l’ABCD, on se dit que l’histoire ne fait que se répéter.
Or il est dit aux instituteurs, dans cette lettre : « il ne suffit pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons : il faut surtout que leur caractère s’en ressente. Ce n’est donc pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra juger de ce qu’a valu votre enseignement » !
Albert Jacquard, quant à lui, qui n’a cessé de vouloir voir l’école évoluer pour permettre à chaque enfant d’y trouver le plaisir d’apprendre, disait que l’objectif du système éducatif est de participer à une tâche décisive : aider chacun à devenir lui-même en rencontrant les autres. Pour lui « l’objectif premier de l’éducation est de révéler à un petit d’homme sa qualité d’homme, de lui apprendre à participer à la construction de l’humanitude et, pour cela, de l’inciter à devenir son propre créateur, à sortir de lui-même pour devenir un sujet qui choisit son devenir, et non un objet qui subit sa fabrication ».
Si tout cela semble aller de soi pour tous ceux qui militent pour une ouverture de l’école sur son environnement et à son environnement, il faut être conscients des difficultés qu’ont toujours eues les enseignants avides de pouvoir enseigner autrement.
Ainsi Freinet raconte-t-il, dans le n°6 de l’Éducateur de l’année 52-53, dont le thème était : la place de la sensibilité dans nos techniques, qu’un Délégué Départemental lui avait écrit : « Les techniques Freinet, de l’école moderne, telles qu’elles sont employées en ce moment, préparent-elles bien les enfants à la vie en société ? L’enseignement tel qu’on le donne dans les classes modernisées et qui, bien entendu, est basé sur l’intérêt, n’est-il pas un peu trop basé en même temps sur la sensibilité ? ». Comment donc, pour ce délégué, l’école doit-elle préparer les enfants à la vie en société ? L’apprentissage ne doit-il se faire que dans la douleur ? Mais croit-on vraiment que les choses ont changé ?
J’ai été furieuse de lire un papier récent paru dans Le Monde (20/09/2014) titré : À Monticello, une petite utopie des rythmes scolaires ! D’où vient cette utopie selon la journaliste ? Voici ce qu’elle écrit : « À 15h30, c’est la fin des cours à l’école primaire de Monticello. Mais pour les enfants, la vraie journée commence. Après les maths et le français, enfin les ateliers périscolaires. ! Ils font valser les chaises (belle éducation !) et se ruent dans la cour de récréation. Là des animateurs les attrapent au vol. Les enfants nagent, courent, chantent pendant une heure puis reprennent le chemin de la maison ».
Par ailleurs elle décrit l’école, totalement rénovée. Or bien que le maire prétende ne pas avoir plus de moyens que beaucoup d’autres, cette école qui accueille 170 élèves abrite une dizaine de salles, possède un mobilier ergonomique adapté à la taille des élèves et les professeurs ont le choix entre la « traditionnelle estrade » ou de mini-amphithéâtres circulaires ! De plus cette école est nichée au cœur d’un vaste complexe sportif. Un terrain de football borde l’établissement. À l’ombre des oliviers, des poneys se reposent (que les enfants pourront monter une fois la classe terminée). Une piscine publique agrémente le décor. Et bientôt, une ferme pédagogique, avec poules et lapins, sera aménagée sur une colline. « Le terrain nous appartient, explique l’adjoint du maire aux affaires scolaires, il n’y a plus qu’à amener les animaux » ! Pourtant quand on demande à la directrice de l’école si cela a permis que les enfants soient meilleurs en classe, elle répond : « nous n’avons pas encore évalué les résultats de nos efforts », alors que le changement a eu lieu en 2013 !
Voilà donc une école dont on dit qu’elle fait rêver pour ses « rythmes scolaires », école dont l’architecture et l’environnement sont, vous en conviendrez (cherchez qui vit à Monticello !!) comparables à la plupart des écoles françaises (y compris Mayotte entre autres !), mais qui est une école où selon la journaliste, les enfants sont en apnée pendant le temps scolaire et peuvent respirer avant et après la classe ! Exactement ce que voulait le ministre de l’Éducation nationale qui a mis en route la réforme des rythmes scolaires, n’est-il pas ?
Il faut dire que j’ai pu refaire à travers les discours des deux ministres qui viennent de se succéder les mêmes critiques que divers auteurs avaient fait en 1996 lorsqu’une précédente « réforme des rythmes scolaires » avait été mise en œuvre par Jacques Chirac (il semble qu’il y ait en France un cycle politique consistant à réformer périodiquement les « rythmes scolaires » !). En effet Vincent Peillon n’a cessé de dire que c’est le matin que les matières fondamentales sont le mieux assimilées, Benoit Hamon n’a pas hésité à vendre cette réforme comme « la semaine des cinq matinées » ! Mais Najat Valaud-Belkacem n’est pas de reste, puisqu’elle a déclaré : « 5 matinées, c’est mieux pour apprendre à lire, écrire et compter » !!! Et sur différents forums d’enseignants, j’ai pu lire : « oui, c’est bien, une cinquième matinée, je peux faire une cinquième séquence de maths et de français » ! C’est cela qu’on appelle réforme et refondation en France, cette idée, de consacrer les maths et le français aux matins, date d’une circulaire de 1969 ! d’Olivier Guichard qui avait fait passer la semaine de classe à 27 h au lieu des 30, et supprimé le samedi après-midi.
En 1996, Jean-Yves Rocheix, dans un texte intitulé « les rythmes scolaires : serpent de mer ou cheval de Troie ? », écrit : « il s’agirait de consacrer la matinée aux cours et aux apprentissages, souvent dits traditionnels, tandis que les après-midi seraient réservées aux activités culturelles, artistiques et sportives, souvent qualifiées d’activités d’expression. Comment mieux dire qu’une telle mesure repose sur un présupposé implicite selon lequel les activités de l’après-midi, pensées comme faisant appel à la créativité des élèves et comme étant, par là-même, ludiques, épanouissantes, socialisantes, attractives, voire défoulantes, n’auraient pas grand chose à voir avec les apprentissages, tandis que les cours du matin, consacrés aux disciplines dites fondamentales, n’auraient guère à se soucier de susciter l’activité ni le plaisir d’agir et de pensée des élèves, ou ne pourraient qu’échouer à le faire ? Un tel discours, opposant ou juxtaposant les apprentissages dits fondamentaux ou proprement scolaires, considérés comme nécessairement ennuyeux, fastidieux et monotones, comme passage obligé ne participant guère de l’épanouissement et de la créativité de l’enfant, aux disciplines et aux activités où le faire serait d’autant plus ludique et attractif qu’il aurait moins à se confronter à la contrainte de l’apprentissage, a beau être aujourd’hui pédagogiquement correct, il ne m’en apparaît pas moins infondé et dangereux. ».
Or toutes les propositions que j’essaie de faire entendre depuis des années consistent justement à faire entendre qu’une réforme réelle de l’école passera par un changement complet de la gestion du temps scolaire, de ses contenus, en considérant comme tout aussi important pour les apprentissages toutes les matières, qu’elles soient plutôt abstraites, ou fassent appel à la créativité ou encore à la motricité. Mes recherches en psychologie de l’éducation m’ont permis d’être convaincue qu’on n’apprend pas à lire-écrire-compter uniquement en maths et en français mais elles m’ont aussi convaincue de ce que l’enfant est un être global, avide d’apprendre dès sa venue au monde, en développement pendant de nombreuses années, mais qui a besoin de cohérence entre les temps dans lesquels il doit vivre, son développement harmonieux a besoin de continuité éducative perceptible, il ne peut continuer à être émiétté entre plusieurs rôles, celui de l’enfant-élève, de l’enfant de sa famille, de l’enfant du centre de loisirs, de l’enfant des clubs et associations en tous genres.
Et je confirme de fait que le matin est meilleur que l’après-midi pour la disponibilité des enfants (comme le disait déjà Binet en 1906), mais c’est aussi la raison pour laquelle je réclame qu’elles soient plus longues qu’elles ne le sont depuis 1834, pour permettre de les aménager au mieux des besoins des enfants : en donnant du temps aux plus jeunes pour aller au bout de leur activité, en permettant aux plus grands de bénéficier d’une véritable alternance pédagogique leur permettant d’avoir les temps de respiration utiles au maintien de leur disponibilité.
Je n’ai cessé, et continue de le faire, de militer pour que la refondation de l’école permette à cette école de s’ouvrir sur la Cité mais aussi de s’ouvrir à la Cité.
Oui, mais comment
Faire un projet qui respecte les besoins de tous les enfants, en leur faisant découvrir toutes leurs potentialités, mais qui permet également de redonner une qualité de vie professionnelle et personnelle aux enseignants, ne peut se faire que si un vrai pacte éducatif se construit. Loin de ne penser qu’à un réaménagement des rythmes scolaires, il s’agit évidemment d’un projet de société.
Ce projet nécessite un engagement de toute la communauté, Education nationale, partenaires éducatifs, familles, élus, et enfants eux-mêmes. Il doit permettre d’éduquer et d’instruire des élèves bien dans leur peau et capables de devenir des citoyens volontaires pour qu’une société plus humaine voit à nouveau le jour.
« Parce que cette politique d’aménagement des rythmes de vie de l’enfant repose sur l’engagement partenarial entre les établissements scolaires, les collectivités territoriales, les associations, les parents, les acteurs du développement local, parce que, même si elle vise tous les enfants, elle doit contribuer à la réduction des inégalités et à la meilleure réussite sociale et scolaire des plus vulnérables d’entre eux, tout dispositif d’aménagement des rythmes de vie de l’enfant impose la participation active des établissements d’enseignement et l’implication de leurs conseils (d’école). (…) Une telle politique, clairement affichée peut contribuer à la réduction des inégalités et favoriser la relation de l’école avec ses environnements, social, économique, culturel. Attentive au respect et à l’harmonie des rythmes de vie et activités des enfants à l’école, dans la famille, dans la cité, elle est également prise de conscience que le traitement de l’aménagement du temps (journalier, hebdomadaire, annuel, de travail, de loisir,..) est aujourd’hui un problème central et ne peut se concevoir sans tenir compte du fonctionnement général de notre société » ! Qui s’exprime d’après vous ? M. Peillon ? M. Hamon ? Mme Valaud-Belkacem ? Et bien non, c’est Michel Gevrey, alors Secrétaire Général de la JPA (Jeunesse au Plein Air), en 1993, comme rapporteur de l’évaluation du Comité interministériel de l’évaluation des politiques publiques, sur « l’aménagement des rythmes de vie des enfants » (documentation française). A force d’ignorer le passé, chaque nouveau ministre pense inventer le fil à couper le beurre. Ce rapport d’évaluation s’appuyait sur les expériences mises en place peu après 1981 et qui ont ensuite bénéficié de la loi Jospin, 1989, qui avait une réelle ambition pour l’école mais plus largement pour l’éducation globale de l’enfant.
Comment croire qu’avec un décret qui ne s’intéresse qu’aux rythmes scolaires, porté par la seule éducation nationale, on va faire mieux que n’a pu faire cette politique portée par plusieurs ministères ? D’autant que l’Education Nationale promeut le fait qu’une fois les emplois du temps recueillis partout, son travail sera terminé, « ce qui se passe après la classe ne la concerne pas ». Comment dès lors imaginer qu’on va construire, ensemble, le projet éducatif, seul capable de répondre aux besoins des enfants dans leur globalité ?
Sait-on que nous sommes très mal classés pour ce qui est de la qualité de vie dans les classes (22è sur 25 !), et nous sommes 2ème après les japonais dans le classement des élèves les plus stressés. Peut-on réussir quand on est trop stressé ?
Eduquer, pour rendre l’élève acteur de sa scolarité
Éduquer, pour le psychologue que je suis correspond à toute action qui vise à développer les potentialités d’un individu, qui sont valorisées par le groupe social auquel il participe. Éduquer permet aux individus que l’on éduque de s’adapter à un environnement donné, de le préparer à l’exercice des rôles sociaux qu’il aura à tenir. Les valeurs ne s’enseignent pas, mais l’éducation permet à celui qui est éduqué de pouvoir y adhérer librement, en toute conscience, avec son libre arbitre. Éduquer permet de responsabiliser la personne qu’on éduque, permet de participer à la formation de sa propre liberté. Éduquer nécessite que tous les enfants sachent décoder toutes les règles du jeu social. Il faut pour cela que l’école, entre autres, rende l’élève acteur de sa scolarité, mais il faut qu’elle le fasse en phase avec l’environnement dans lequel vit l’enfant. Les élèves dont le bagage social et culturel est faible ont de grandes difficultés à se construire positivement à travers leur seule expérience scolaire. L’image de soi et la dignité de ces élèves sont alors très souvent atteintes : c’est à un changement dans ce cadre qu’une réforme incitant un travail partenarial entre l’école, l’enfant et la cité doit s’attaquer.
Pour une continuité éducative entre les différents temps de la journée
Pour ce faire, il est indispensable de développer, dès le plus jeune âge, les compétences sociales des enfants, qui contribuent à éviter les conduites marginalisantes tout à fait pénalisantes pour l’avenir de l’enfant sur les plans scolaire, social et sanitaire. Or le développement de ces compétences nécessite que l’enfant perçoive une continuité éducative entre les différents temps qui lui sont imposés au cours de ses journées. C’est la raison pour laquelle je ne cesse de déplorer l’émiettement imposé par le décret Peillon, qui reprend une organisation de Jules Ferry et ne permet pas d’octroyer suffisamment de temps longs à toutes les activités (scolaires et non scolaires) à mettre en phase : cela génère une juxtaposition de temps courts difficiles à organiser pour donner envie aux enfants de s’y impliquer vraiment mais aussi pour s’assurer de leur encadrement par des professionnels aguerris. Des temps longs permettent pourtant la consécration de « liaisons éducatives douces ».
Comme l’écrit Rocheix5, la temporalité subjective d’un élève, son ou ses « rythmes » ne sont pas un donné mais un effet de l’activité qu’on lui propose et dans laquelle il s’engage (ou non). « La durée apparente des tâches décroit à mesure que les activités sont moins morcelées, c’est-à-dire les changements moins nombreux (…). Plus une tâche a d’unité, plus elle risque de paraître intéressante. L’unité renforce la motivation (…). Plus une tâche a une unité, plus elle paraît courte » affirme ainsi Paul Fraisse6
Quant à Célestin Freinet, dès 1964, il s’insurgeait contre la manière scolastique de poser le problème de la fatigue et du temps à l’école : « Il est admis officiellement que le jeune enfant ne peut pas travailler plus de 40 minutes, et qu’il faut ensuite, dans toutes les classes, 10 minutes de récréation. Or nous constatons expérimentalement, et cette constatation ne souffre que fort peu d’exceptions, que cette règle scolastique est fausse : lorsqu’il est occupé à un travail vivant qui répond à ses besoins, l’enfant ne se fatigue absolument pas et il peut s’y appliquer pendant deux ou trois heures. » C’est une affirmation qui a été confirmée par de nombreux témoignages d’enseignants qui ont accepté de s’engager dans un travail de transformation principalement des activités scolaires et non du seul temps. C’est bien ce qu’ont également affirmé les enseignants finlandais rencontrés lors d’une mission en Finlande de la mission parlementaire sur les rythmes scolaires qui a rendu son rapport en décembre 2010.
Freinet va même plus loin lorsqu’il affirme crûment que « la fatigue des enfants est le test qui permet de déceler la qualité d’une pédagogie. »7
Gaston Bachelard8 quant à lui, oppose richesse et densité du temps : « Il existe un rapport inverse entre la longueur psychologique d’un temps et sa plénitude. Plus un temps est meublé, plus il paraît court. On devrait donner à cette observation banale une place primordiale dans la psychologie temporelle. Elle serait la base d’un concept essentiel. On verrait alors l’avantage qu’il y a à parler de richesse et de densité plutôt que de durée. ». Ce qui, de fait, nous ramène au fait que nous pensons plus important de considérer l’activité et les contenus de l’activité plutôt que de s’obstiner à ne s’intéresser qu’à des rythmes scolaires virtuels.
Nadine Zuili (2006)9 affirme que l’appel à la créativité permet à l’écolier de découvrir le plaisir dans l’effort et rend plus agréable la tâche des enseignants, ce qu’avait fort bien compris et développé Célestin Freinet lors de la création de son école expérimentale à Vence. D’où l’importance que cette créativité traverse tous les temps, scolaires et non scolaires, ou encore formels, non formels et informels comme on en parle en Europe.
Debré et Douady recommandaient que l’organisation de la journée de l’écolier respecte une triple alternance, entre le travail et le repos, entre le mouvement et l’immobilité, entre le rationnel et l’imaginaire. Ils demandaient qu’on assure des temps où l’activité motrice est libre, et insistaient sur le fait que les activités artistiques sont tout aussi importantes que les rationnelles dans le développement. 1962 !
L’importance d’un Projet Éducatif Global
Selon Etienne Bourgeois et Benoit Galand (2006)10 « la motivation à apprendre est décidément bien une affaire d’interactions entre des facteurs individuels propres à l’élève et des facteurs contextuels. Ceux-ci ne concernent pas uniquement la classe, le groupe et les pratiques pédagogiques mais également l’institution et la société en général ».
Cèbe et Goigoux en 199911 écrivaient : « Or, le développement humain ne se borne pas à un apprentissage efficient (à la réussite ou la performance) et l’un de ses aspects fondamentaux est le processus hypothétique (optionnel) par lequel une information implicitement présente dans le système cognitif devient progressivement un savoir explicite, flexible, accessible à d’autres parties du système cognitif d’abord dans un même domaine puis dans d’autres. (p. 6) et plus loin « si certains élèves ne sont pas motivés pour les apprentissages, ce n’est pas parce qu’ils sont immatures ou de mauvaise volonté mais parce que la plupart des acquis scolaires ne répondent à aucune nécessité (Schneuwly, 1995). La motivation ne peut pas être tenue pour un pré-requis de l’activité : c’est un effet de l’éducation ; en d’autres termes, elle ne peut pas précéder les apprentissages mais seulement leur succéder. (p. 10) ».
Ce pour quoi selon moi, une refondation de l’école telle qu’elle s’impose ne peut se faire que dans le cadre d’un Projet éducatif global qui lui-même s’inscrit dans un projet de société dans lequel on milite pour Une école dans la Cité, une école ouverte sur la Cité, une école ouverte à la Cité. Tout le monde est concerné par ce projet, la famille, l’école mais aussi toutes les structures dites péri et extra scolaires, mais que j’appelle quant à moi partenaires de l’école, jouant un rôle conséquent dans la construction des compétences sociales des enfants. Cela nécessite un vrai travail de diagnostic par rapport à l’existant suivi de nombreuses réflexions concernant les mutualisations pertinentes possibles à conduire.
Un tel projet ne peut prendre sens que si l’équipe d’enseignants s’en sent porteuse, et si elle accepte de participer à un réel partenariat avec les acteurs éducatifs cessant alors de n’être « que » des intervenants extérieurs si ce n’est des « prestataires de service », seul moyen de ne pas créer une organisation du temps de l’enfant composée d’une succession de temps éducatifs n’ayant rien à voir les uns avec les autres. Construire un partenariat ne signifie pas faire ensemble, mais réfléchir ensemble, partager les regards croisés portés sur un même enfant, utiliser les activités pour conforter via des manipulations, l’acquisition des notions abstraites acquises en classe : Cela renvoie évidemment à l’idée de culture commune, et donc aussi, de formations communes.
Mais c’est aussi ce qui permet à l’enfant de prendre plus encore conscience de l’importance des apprentissages faits en classe.
La continuité éducative doit aussi s’inscrire dans la concrétisation du concept d’éducation tout au long de la vie, comme l’a si bien fait Paulo Freire. Cela nécessite d’aider l’enfant jeune à percevoir que sa vie n’est pas qu’une succession de quotidiens mais qu’elle se construit quotidiennement pour aller vers un horizon temporel choisi par l’enfant lui-même une fois devenu adolescent : l’amener tout au long de son enfance à développer ses capacités d’auto-détermination, qui lui permettront ensuite de prendre des décisions capitales pour lui, en connaissance de cause, lors de choix à faire ne serait-ce que pour son orientation de vie, ne pourra que l’aider à se motiver pour réaliser au mieux les choix qu’il aura lui-même faits. Ce qui est, évidemment, la Clé de la Réussite. Or d’expériences, j’affirme qu’un projet éducatif global, construit en partenariat, validant la co-éducation, l’éducation partagée, la co-production éducative, est à même de développer chez chaque enfant son auto-détermination, son plaisir d’apprendre, son estime de soi et sa confiance en lui-même.
L’Éducation avec un É aura alors vraiment joué le rôle qu’elle doit avoir.
Est-on prêts, à l’éducation nationale, à entendre que le socle commun de compétences ne sera pas acquis uniquement en classe ?
Je terminerai en citant la directrice de l’école maternelle lilloise qui expérimente pour la 19ème année un projet digne de ce nom, avec un cadre temporel correspondant aux besoins de tous : « j’ai oublié de te dire que la rentrée s’est bien passée : une équipe enseignante stable mobilisée autour d’un projet commun, idem pour l’équipe des animateurs, des atsem qui y trouvent leur compte et qui ne souhaitent pas changer d’école, des parents qui s’investissent et ont plaisir à nous revoir tous, voilà le secret ! »
J’ajoute en conclusion qu’une véritable refondation de l’école nécessite également une réflexion en profondeur sur les principes d’évaluation, nous avons une école qui aime évaluer les autres mais n’aime pas l’être, mais qui ne met pas non plus volontiers en place la promotion de l’auto-évaluation chez les enfants. L’école devra encore s’interroger sur sa croyance dans le bien-fondé pour aider chaque enfant à apprendre, des devoirs, plutôt que de s’inspirer des travaux princeps de Flavell sur « apprendre à apprendre », qui démontrent l’intérêt de développer chez l’enfant sa métacognition qui lui permettra de mieux comprendre comment il apprend, comment il comprend, comment il raisonne.
Quand donc aurons-nous une politique éducative qui privilégie la prévention à la réparation, l’éducation à la sanction ? Notre pays continue à créer en permanence des « groupes de réflexion », sur la violence, sur l’égalité, sur le décrochage, de façon disjointe, avec cette incapacité à admettre que tout est en interactions ! Mais enfin d’où vient le décrochage en collège ? N’est-ce pas qu’on a une école primaire qui n’a pas su développer chez ses élèves le plaisir d’apprendre, leur motivation dont la base est, selon la théorie de l’autodétermination de Deci et Ryan (1985)12 , (1991)13 la régulation de trois besoins psychologiques à savoir le besoin d’autonomie, le besoin de compétence et le besoin d’appartenance sociale ?
Il est plus qu’urgent que politiquement une réelle ambition de refondation de l’éducation se concrétise. La refondation de l’enseignement secondaire devra s’inscrire dans une continuité de cette refondation de base : inscrire sur le papier qu’un nouveau cycle 3 fait jour ne suffira certes pas à cela, qui a appliqué réellement les cycles d’apprentissage mis en place en 1989, dans la loi Jospin ?
Il est urgent d’accepter que des enfants bien avec eux-mêmes, reconnus dans leurs caractéristiques personnelles mais ayant appris à respecter celles des autres, conscients de l’importance de la coopération au sein d’un groupe, deviendront des citoyens qui nous permettront de croire en une société plus acceptable que celle qu’on nous impose à l’heure actuelle.
1 Discours de Jules Ferry à l’Assemblée nationale, 10 avril 1870.
2 Quelle école pour quelle société ? Réussir l’école avec les familles en précarité. ATD Quart Monde et Pascal Percq – Co-Ed. Chronique sociale, Lyon, octobre 2012
3 Le Monde, 03-12-2013, Mattéa Battaglia et Aurélie Collas – Classement PISA : la France championne des inégalités scolaires.
4 Filloux Jean-Claude. Sur la pédagogie de Durkheim. In: Revue française de pédagogie. Volume 44, 1978. pp. 83-98.
5 Rocheix, J.Y., 1989, Des rythmes au contrat : la mystification du sujet, REVUE L’école et la nation
6 FRAISSE P., 1975, Psychologie du temps, Paris, PUF.
7 FREINET C., 1964, Les invariants pédagogiques in « Pour l’école du peuple », Paris, Maspéro, 1969.
8 BACHELARD G., 1970, La dialectique de la durée, Paris, PUF.
9 Zuili N. (2006) Réussite scolaire pour tous – Éditions CENTRE SIMBOL – Mars 2006
10 Bourgeois, E., Galland, B., (Se) motiver à apprendre, PUF, 2006, collection Apprendre.?
11 Cèbe, S. et Goigoux, R. (1999). L’influence des pratiques d’enseignement sur les apprentissages des élèves en difficulté. Cahiers Alfred Binet, Vol. 661, 4, pp. 49-68.
12 Deci, E. L., & Ryan, R. M. (1985). Intrinsic motivation and self-determination in human behavior. New York: Plenum.
13 Deci, E. L., & Ryan, R. M. (1991). A motivational approach to self: Integration in personality. In R. Dienstbier (Ed.), Nebraska symposium on motivation: Vol. 38, Perspectives on motivation (pp. 237-288). Lincoln: University of Nebraska Press.