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LE CERCLE. « L’idée d’égalité est devenue une divinité lointaine, dont le culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante », écrivait Pierre Rosanvallon récemment, avant de faire les propositions refondatrices d’une « société des égaux » . Saluons l’intention du gouvernement de travailler à cette refondation par la question des territoires en dédiant de façon inédite, un ministère à cet objectif.
Un ministère à cet objectif « d’égalité des territoires ». Mais empressons-nous d’en clarifier le sens politique, car les pièges du culte routinier sont béants.
Combattre l’aggravation des inégalités dans, entre, et par les territoires est un impératif. Compétitivité, concurrence, excellence, ont guidé l’essentiel de la pensée territoriale de la période récente, au travers d’appels à projets pour sélectionner la pointe avancée des sites mondialisés : pôles de compétitivité, initiatives et laboratoires d’excellence (Idex et Labex), clusters du Grand Paris, etc.
En parallèle, le sentiment a grandi dans beaucoup de territoires urbains autant que ruraux d’une perte de qualité de services aux publics et d’accès aux droits collectifs qu’ils ouvrent (santé, éducation, sécurité, culture…). Défaillance des territoires, plus inégalitaires, ou fracture sociale, un peu partout ? Est-on certain de pouvoir réduire les inégalités sociales, par « l’égalité des territoires » ?
Risque de déclencher un retour des visions politiques les plus archaïques
Une certaine pensée datée de l’aménagement du territoire a longtemps fait semblant de le croire, en prônant l’équilibre des territoires. Redoutable promesse ! Une France en tout point équivalente ? Premier piège, celui de l’impossible égalité des places. Les territoires sont la diversité même et appellent ici des efforts concentrés (par exemple en faveur de l’appareil éducatif dans les agglomérations aux populations jeunes), ailleurs des efforts spécifiés (par exemple pour les besoins de santé dans les espaces de faible densité).
Afficher « l’égalité des territoires » risque au contraire de déclencher le retour aux visions politiques les plus archaïques, particulièrement pénalisantes pour les populations urbaines, à l’heure de la métropolisation.
C’est pourquoi, depuis 30 ans, la gauche a progressivement préféré l’égalité des chances à l’égalité des places. L’égalité des chances dans les territoires fonde la politique de la ville, et ses discriminations positives – aux résultats cependant plus que discutables – comme la politique du développement local, avec son triptyque « un territoire- un projet- un contrat ». Mais elle ne réussit vraiment qu’à condition de donner à chacun les moyens de partir de son territoire au moins autant que l’envie d’y rester. Second piège : l’égalité des chances, lorsqu’elle s’enferme dans chaque territoire, ne fait que cultiver l’inégalité territoriale. La somme des deux pièges fait la crise de l’égalité redistributive, alors même que les transferts financiers restent très importants, tant depuis les villes vers les campagnes qu’à partir des régions productives et exposées à la mondialisation, vers les régions plus résidentielles ou touristiques.
L’ère de « l’égalité-relation »
Si nous vivions encore dans un monde fixe et stable de territoires dotés de fonctions autonomes au service d’une population stable, nous pourrions encore veiller à l’égalité des territoires, pour servir l’égalité tout court. Mais ce monde n’est plus. Avec lui a disparu la possibilité d’une égalité redistributive entre territoires « à égaliser ». A sa place commence l’ère de « l’égalité-relation », pour suivre le propos de Rosanvallon, c’est-à-dire la conception interterritoriale de l’égalité, au service d’une société plus mobile que jamais.
L’égalité-relation des territoires, au sein des systèmes complexes qui les englobent (réseaux de villes et leurs campagnes, aires métropolisées, pôles élargis…) veille à la possibilité et à la fluidité de tous les parcours (éducatifs, de formation, résidentiels, d’emploi, etc.). Elle négocie la place et la contribution de chaque territoire dans l’assemblage au sein duquel sa population vit, en particulier au regard des biens communs environnementaux et de leur gestion durable. Elle ne signifie pas égalité des places, et ne se résume pas à l’égalité des chances, mais mesure l’égalité des liens, leur réciprocité, leur contribution à un intérêt commun, dans de vastes ensembles interterritoriaux qui sont déjà, par leur construction un pas vers l’égalité pour la société mobile.
L’égalité des territoires ? Un enjeu bien trop crucial pour être laissé à l’appréciation et à la revendication de chaque territoire en lui-même et par lui-même.
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Les auteurs
Daniel Behar est enseignant à l’Institut d’Urbanisme de Paris, Philippe Estebe à Sciences Po Paris, Martin Vanier à l’Université de Grenoble.
Tous les trois sont consultants à la coopérative Acadie.