PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Par Alain Touraine, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Retenu quelques jours hors de France pour mon travail, j’ai hésité à mon retour à intervenir dans un débat qui s’était déjà largement développé. Si je le fais c’est pour exprimer mon trouble devant l’actuelle absence de débat car une juxtaposition d’opinions, en particulier critiques, ne constitue un débat que si, au début ou au cours de la publication de ces opinions, l’objet du débat est précisé.

Quand il s’agit d’évaluer des décisions politiques il est nécessaire d’indiquer d’abord le but qu’on veut atteindre et ensuite les arguments qui viennent à l’appui de la situation proposée. Enfin, on peut souhaiter que soient rendus publics les arguments et les documents présentés par les initiateurs du projet et par ceux qui, dans l’espace politique, ont mené campagne contre lui.

Tout ceci peut être communiqué de manière simple et concise et nous débarrasser le plus vite possible de l’impression très désagréable que la France est un pays inconnu, que les problèmes de l’éducation n’y ont jamais été étudiés par personne – ce qui est évidemment faux – et que le public, même intéressé, ne peut pas participer utilement à ce débat faute d’informations sur son contenu et ses enjeux. Il serait absurde de me répondre que je cherche à limiter le débat à un échange d’arguments entre spécialistes. D’abord, parce que je ne suis aucunement spécialiste des problèmes d’éducation, en particulier à ceux du collège. Mes demandes sont simples et c’est en citoyen, par définition égal à tous les autres, que je les pose.

La première question est : quel est l’objectif principal de la réforme en cours ? Bien que les opinions exprimées soient très diverses il est honnête de dire que beaucoup de Français, par attachement fort à l’esprit républicain et à l’école publique, sont très préoccupés de voir non seulement l’inégalité des chances entre jeunes français ou étrangers, vivants en France ; mais, et je touche ici un point plus sensible, nous nous demandons si l’école contribue à maintenir, à réduire ou à augmenter cette inégalité. Il faut aller plus loin encore et manifester notre inquiétude devant une tendance à la ségrégation. Des témoignages nous inquiètent : dans certains lycées professionnels la proportion des immigrés d’origine récente est si élevée que certains parlent d’une ségrégation de fait. Cet isolement d’élèves à la fois en situation économique défavorable et exposés à des conduites de rejet, à la fois subies et dénoncées crée par lui-même de dangereux risques de rupture de citoyenneté.

L’opinion publique, en France comme dans bien d’autres pays, est aujourd’hui encore plus sensible à des conflits culturels, ethniques ou religieux qu’aux effets de la pauvreté. On peut accepter ou refuser la définition de la situation que je perçois mais on ne peut pas participer à un débat citoyen sans avoir d’abord accepté ou rejeté cette lecture.

Une deuxième constatation complète la première. Les travaux de PISA, l’agence d’évaluation des systèmes scolaires de l’OCDE, montrent que la manière dont un pays intègre ou non les 20% les plus défavorisés de la population est un très fort déterminant des résultats généraux de son éducation.

Ma troisième observation est apparemment très connue. Les succès des élèves ne dépendent pas uniquement de leur qualité individuelle mais aussi de leur milieu familial, amical et social. Mais ce qui m’intéresse d’en tirer comme conclusion c’est que pour aider les élèves qui se heurtent à de gros obstacles, en particulier sociaux, il faut que les enseignants soient aussi près d’eux que possible, connaissent leurs difficultés mais aussi leurs goûts et leurs projets. Beaucoup d’entre eux ont obtenu ainsi de belles réussites.

Mais notre société toute entière doit comprendre que ceux qui commencent leur vie dans des situations difficiles ont plus de chance de réussir leur parcours dans les secteurs les moins chargés de normes et de codes sociaux. Les Américains nous l’ont appris depuis longtemps. Les Africains-Américains venus dans le nord ont réussi à percer d’abord par le sport, mais aussi l’armée, la police et les associations. Diriger en masse des jeunes issus de milieux défavorisés vers les métiers juridiques par exemple est une mauvaise idée, alors qu’ils réussissent plus facilement dans la politique.

Les enseignants français veulent assurément protéger leurs élèves contre les tentations de la violence et de l’illégalité mais les habitudes autant que les programmes donnent à l’enseignement français l’image d’un système de recrutement au service surtout des professions tertiaires bien encadrées parmi lesquelles l’enseignement occupe évidemment une grande place. L’école, comme elle le dit volontiers elle-même, est républicaine, c’est-à-dire qu’elle croit à l’efficacité des valeurs d’égalité. Personne ne demande aux enseignants de renoncer à leurs valeurs mais on peut leur demander de chercher à mieux comprendre la proportion importante de ces élèves qui ne vivent pas dans le jardin bien tracé de la bureaucratie française. Ni les enseignants ni personne n’est placé ici devant un choix, pas plus que nous ne devons choisir entre la préparation de l’avenir et la mémoire du passé. Ces expressions sont toutes trompeuses puisque ce qui est demandé à l’école c’est d’aider leurs élèves à réussir leur vie, bien sûr dans le cadre des lois, d’une histoire et de cultures qui sont maintenant plusieurs. Nous aimerions que les groupes de travail du ministère de la rue de Grenelle s’intéressent avant à l’expérience vécue et à la capacité des élèves de penser et de préparer leur propre avenir.

Ces trois observations me semblent nous aider à définir le sens des opinions que nous cherchons à exprimer sur un projet de réforme des collèges. Aucune ne concerne « les programmes ». En effet, tous les choix proposés peuvent être interprétés ou utilisés des manières les plus diverses. Faut-il connaître et aider surtout les gens les plus proches de soi et le pays dont on est citoyen ; faut-il au contraire nous orienter avant tout vers des liens avec des pays d’origine menacés par leur éloignement ? Ou faut-il se soucier surtout de ceux qui sont exposés aux plus grands dangers et aux persécutions ? Il n’existe pas de réponses justes à de telles questions, nous le savons tous et selon les circonstances nous donnons la priorité à une demande ou à une autre.

Nous venons de faire, en quelques instants, un progrès dont il faut reconnaître l’importance. Il faut investir dans les êtres humains pour les rendre capables d’initiatives, de prévisions, de solidarité et de sens de l’intérêt général. Les enseignants ne sont pas seulement des transmetteurs de connaissance et des agents d’intégration sociale ; ils ont deux autres tâches essentielles : aider chaque élève à être maître de sa vie et à travers son expérience particulière à respecter les droits fondamentaux de tous les êtres humains. Il n’est pas question de renoncer à l’idéal de liberté et d’égalité mais il faut leur associer le respect de la dignité de chaque être humain.

Cette réflexion a certainement été trop rapide et incomplète mais maintenant je me sens capable de participer à un choix responsable et non pas à un étalage d’opinions.

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