In Le Labo de l’économie sociale et solidaire – le 17 juin 2014 :
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L’économie sociale et solidaire sera-t-elle autant bousculée par le numérique que le reste du monde économique ? C’est une question légitime quand on observe à quel point des secteurs entiers de l’économie de marché classique sont déstabilisés. Que ce soit le secteur du tourisme avec le rôle joué par Google, Expedia, Trip advisor ou encore AirBnB ; des taxis avec l’arrivée d’acteurs de la location de taxis en P2P comme Uber ; de la musique et du cinéma avec les sites de streaming et d’échanges non marchands entre particuliers ; des mobilités avec Blablacar, Drivy et demain la Google car, les exemples se multiplient. L’imbrication entre l’évolution des usages et des plateformes de services numériques innovantes se traduit souvent par une désintermédiation d’acteurs historiques, une transformation de la chaîne de valeur au détriment des entreprises les plus installées.
La spécificité de l’ESS lui permet-elle de rester à l’écart de ces transformations ? Tout semble montrer le contraire et il est essentiel que les acteurs de l’ESS en aient conscience pour ne pas les subir.
Une première mutation en cours tient au registre des finalités et des intentions. Pendant longtemps, l’ambition de participer de l’intérêt général, de contribuer à répondre à des besoins fondamentaux de la société auxquels le secteur public comme le secteur privé ne savaient faire face, ont été l’apanage de l’ESS, notamment à travers le travail associatif, celui des entreprise d’insertion, ou encore des fondations. Depuis le début des années 2000, on a vu grandir le concept d’entreprenariat social, beaucoup plus large que celui d’ESS, dans la mesure où des entreprises de droit commun, sans gouvernance spécifique ni limite à la profitabilité, peuvent s’en revendiquer. Ce phénomène s’accélère à la faveur du numérique : de nombreuses start-ups dites de « l’économie collaborative » proposent en effet des plateformes de services qui affirment poursuivre des objectifs d’intérêt général, tout en assumant clairement leur statut à but lucratif : la Ruche qui dit oui développe les circuits courts d’alimentation ; Couchsurfing affirme permettre à des revenus modestes de voyager tout en développant de nouvelles sociabilités interculturelles ; les sites de covoiturage soutiennent qu’ils contribuent à réduire notre empreinte énergétique en limitant le nombre de véhicules individuels ; les sites de prêts de matériel entre particuliers comme Peerby considèrent qu’ils luttent contre l’obsolescence des objets par les logiques d’usage partagé… Même si l’impact sociétal relève plus de l’argument marketing que de la réalité chez un certain nombre de ces acteurs, l’essor de ce secteur ne peut pas être ignoré de l’ESS. Le fait qu’une génération de jeunes entrepreneurs tente authentiquement de marier innovation sociale et entreprenariat classique, pose question : pourquoi ne choisissent-ils pas un statut en accord avec la philosophie de leur projet ?
Un second changement, corrélé au précédent, concerne le financement. En permettant le développement du crowdfunding, les plateformes numériques ont ouvert une formidable alternative au système de financement du secteur non lucratif. Et ceci devient d’autant plus vrai que l’on voit s’ouvrir des plateformes dédiées à des projets d’intérêt général, comme Arizuka. Le secteur associatif, notamment les petites associations, dépendent trop souvent de financements publics aléatoires, qui les mettent en position de dépendance à l’égard d’acteurs publics dont les centres d’intérêt varient au gré des couleurs politiques et des contraintes budgétaires. Si le crowdfunding n’a pas vocation à remplacer les financements publics structurels, il permet à des projets parfois décalés ou trop petits pour rentrer dans les dispositifs de financement public, de trouver les sommes nécessaires à leur envol. Le numérique participe ainsi à desserrer la contrainte financière de nombreux projets et à assoir leur légitimité sur le choix des foules.
Troisième transformation à l’œuvre quand le numérique rencontre l’ESS, et certainement pas dernière, nous devons considérer que le numérique constitue un point d’appui pour un renouvellement des capacités d’innovation et pour la construction de nouveaux partenariats avec la puissance publique. Quelques exemples. Pour l’éducation populaire, le numérique est l’occasion de déployer de nouveaux outils permettant de toucher de nouveaux publics, de jouer un rôle dans la montée en littératie numérique des individus, enfants comme adultes, d’apprendre à chacun à être producteur de contenus, à l’image de ce que portent Les petits débrouillards avec leur wiki. Pour les associations engagées à développer une citoyenneté active dans les territoires, le numérique peut constituer le support de projets urbains ou ruraux co-construits par les collectivités territoriales et par les habitants, comme Brocéliande terre d’idées ou I make Rotterdam. Pour les acteurs militants des formes de consommation douce, le numérique outille les fabs-labs qui sont autant de lieux d’apprentissage du « faire par soi-même » et d’un autre rapport aux objets. Pour les promoteurs de monnaies locales, le numérique devient le vecteur d’un usage multicanal amplifié, comme avec le Mipys, monnaie régionale de Midi Pyrénées non thésaurisable. Pour les défenseurs de la transparence, le numérique constitue le vecteur de co-construction d’une information partagée et indépendante, qu’il s’agisse d’information sur les catastrophes comme avec Ushahidi, de suivi de l’activité parlementaires avec Regards citoyens ou tout simplement d’information cartographique libre comme avec Open Street Map, etc.
Au final, le numérique, comme pour d’autres secteurs de la société, peut participer à une perte de légitimité pour l’ESS, quant à la capacité à innover socialement et à définir ce qui mérite d’être financé ou non. Pour autant, comme ailleurs là aussi, une fois réapproprié, le numérique est pour ces mêmes acteurs une formidable occasion d’inventer de nouvelles pratiques transformatrices et de nouer les partenariats publics-citoyens de demain. Il importe alors que les acteurs de l’ESS s’en emparent non pas pour ce que les médias en disent, mais pour ce qui existe au confluent entre les valeurs portées par l’ESS et les services techniques et comportementaux qui accompagnent le numérique.
Valérie Peugeot,
Présidente de l’association Vecam
Vice-présidente du Conseil national du numérique