Comprenez : ces savoirs que tous les élèves devraient maîtriser à 16 ans. Un ouvrage, « Supports pédagogiques et inégalités scolaires », propose de changer le regard : que veut-on enseigner aux élèves ? Plutôt que de rendre responsables les élèves ou les enseignants des inégalités, il propose de s’intéresser aux supports pédagogiques, manuels comme albums jeunesse, à la manière dont ils cadrent le travail des enseignants, et laissent beaucoup d’implicites. Dans une société qui requiert toujours plus de savoirs, comment les manuels contribuent-ils aux inégalités sociales scolaires ? Entretien avec le directeur de l’ouvrage, Stéphane Bonnéry.
HD. Pourquoi s’intéresser aux supports pédagogiques ?
STÉPHANE BONNÉRY. Étudier les manuels comme la littérature jeunesse depuis 1945 nous révèle l’évolution de ce qui est demandé aux élèves. Les inégalités scolaires ont souvent été étudiées « par le bas », du côté des élèves qui peinent. Mais rarement par le haut. L’hypothèse de ce livre est que les exigences faites aux élèves sont allées croissant. Que leur demande-t-on aujourd’hui ? Beaucoup. Mais en a-t-on conscience ? Je ne crois pas.
HD. Quelles sont donc les évolutions depuis 1945 ?
S. B. Progressivement, nous sommes passés de deux systèmes scolaires cloisonnés (école primaire communale pour les pauvres, petites classes du lycée pour les riches) à un seul. Les mêmes objectifs ont été fixés à l’ensemble d’une génération. En même temps, les savoirs sont devenus plus complexes. L’écart s’est alors creusé entre culture populaire et culture scolaire, encore aggravé par la suppression de l’école le samedi matin sous Nicolas Sarkozy (2009). Au total, sur l’ensemble du primaire, cela équivaut à une année de cours ! En même temps, des disciplines ont été ajoutées au primaire. L’école enseigne des savoirs plus difficiles en moins de temps à des enfants qui sont toujours autant issus de milieux populaires : 53 % ont des parents ouvriers, employés ou chômeurs. Il n’y a pas de raison de penser que s’ils n’ont pas compris en classe par exemple le « schéma actantiel » et le « schéma narratif », qui sont des manières savantes d’étudier les contes traditionnels inscrites au programme de sixième, on le leur expliquera à la maison.
HD. En quoi les savoirs sont-ils devenus plus complexes ?
S. B. Ils sont plus conceptuels : on n’enseigne plus la vie des Capétiens, mais les notions de dynastie et de pouvoir royal. La deuxième difficulté est cognitive : autrefois on demandait de comprendre et retenir des textes informatifs où les savoirs étaient explicités. Le manuel ou le maître disaient ce qu’il fallait savoir. Aujourd’hui, l’élève doit produire la connaissance. Il doit déduire ce que l’on ne fait que lui suggérer, dans le but qu’il le comprenne mieux. Cette élévation des exigences est inexorable. Les raisonnements dans la vie citoyenne, les postes de travail, etc., requièrent des capacités à trier et à raisonner en « surplomb».
HD. Comment les manuels influencentils la pratique des enseignants ?
S. B. Les statistiques et les enquêtes montrent des écarts sociaux d’apprentissage. Malgré la bonne volonté des enseignants comme des élèves, on observe que des enseignants, sans s’être concertés, ont les mêmes pratiques. L’une des explications peu étudiées, c’est que les manuels cadrent ce qui est fait dans la classe. Nous pensons donc que le système dual « école de pauvres-écoles de riches » s’est reporté à l’intérieur de la classe. Les manuels laissent possible, voire encouragent tacitement le fait de solliciter des élèves « faibles », qui ne sont pas « connivents » avec les attentes scolaires, sur des questions simples, de constat factuel, alors que les élèves connivents seront interrogés sur des questions plus déductives et complexes. Mais les manuels n’invitent pas la classe à réfléchir sur les opérations qui permettent ces déductions. C’est laissé à la charge des enseignants. Ces derniers ne peuvent pas changer les choses tant qu’ils n’ont pas conscience de l’influence qu’exercent les manuels sur eux.
HD. On observe le même processus dans les albums jeunesse que l’on lit à la maison.
S. B. Un chapitre du livre le montre. Le regard de « surplomb » du lecteur dans la littérature est aussi attendu dans la culture enfantine. Ainsi, le film d’animation « Shrek » est à deux niveaux. Pendant une enquête, un garçon, de milieu populaire, me disait que le film le faisait rire parce qu’ils « pètent et rotent». Une petite fille, issue d’une famille de cadres, a, elle, expliqué, que c’était drôle parce que c’est la princesse qui pète et qui rote. Elle avait donc conscience du détournement des codes. Autre exemple, les livres tirés du dessin animé « Dora l’exploratrice » sont tous structurés selon un scénario répétitif.
Si des enfants de classes populaires ne lisent que ce genre d’ouvrage, ils construisent des repères narratifs, mais sur ce qui ne fait qu’une partie seulement de la littérature jeunesse – pas celle qui est le plus en phase avec ce qui est attendu à l’école. Attendu, mais jamais cadré.
HD. Ces logiques sont donc présentes de la maternelle au lycée ?
S. B. Oui, et cela montre l’impensé chez les concepteurs de manuels, les décideurs de programmes, les enseignants : ces modes de raisonnement leur semblent tellement évidents. En outre, il y a eu une accélération de cette logique au travers d’évaluations de type PISA, le programme international de suivi des acquisitions des élèves. Ses épreuves exigent des élèves de mobiliser plusieurs types d’informations : les logiques de « compétences». Ils doivent articuler des connaissances qu’ils sont censés avoir acquises, mais qui ne sont pas au programme, avec d’autres, au programme. Les objectifs d’enseignement sont de plus en plus pilotés pour correspondre à ce modèle d’évaluation. Et de moins en moins sur ce que l’on veut transmettre à une génération tout entière.
HD. Vous expliquez que les classes populaires peuvent y voir un tri social, voire ethnique, et les retourner contre l’institution …
S. B. La chercheuse Séverine Kakpo a enquêté auprès de familles populaires qui maîtrisent les exigences scolaires d’autrefois. D’une certaine manière, les attentes actuelles disqualifient ce qu’elles ont eu tant de mal à s’approprier, ce qui peut susciter rancœur voire suspicion à l’égard de l’école à l’aune de l’espoir qu’elles avaient placé en elle. Ces familles sont les perdantes du jeu scolaire et, ainsi, de la croyance républicaine. Elles identifient l’injustice sociale dont elles sont les victimes. Et, dans des quartiers, cette injustice ne tombe pas du tout au hasard sur le plan des origines culturelles. Car, dans notre pays, les classes populaires sont fortement issues de l’immigration.
HD. Comment alors former les enseignants ?
S. B. Je suis favorable au recrutement des enseignants à bac + 5, mais la contrepartie est de permettre aux enseignants de travailler sur leur propre rapport d’évidence aux savoirs. Il me semble que la recherche peut contribuer à mieux montrer ce que les enseignants sentent confusément. Je suis effrayé que le choix d’un manuel se fasse en quatrième vitesse en fin d’année, selon les arguments d’un commercial. De la même manière, des enseignants piochent sur Internet des outils sans se poser la question des difficultés que cela va poser aux élèves. Il faudrait mieux choisir les supports, faire une analyse a priori de la tâche demandée à l’élève. Et dans la classe, les bonnes réponses sont rarement explicitées à l’élève, on se contente trop souvent d’enregistrer la réponse, d’assister au triomphe des uns sur les autres. Mais il s’agit surtout de définir une volonté politique : à quel élève veut-on enseigner ? Pour l’instant, le destinataire des manuels et des programmes est l’élève connivent. Il faut rompre avec cette logique d’un système qui cherche à réintroduire le cloisonnement de l’école dans la pédagogie.
« SUPPORTS PÉDAGOGIQUES ET INÉGALITÉS SCOLAIRES », sous la direction de Stéphane Bonnéry. Editions La dispute, 2015, 221 pages, 16 euros.
Pourquoi et comment les inégalités s’accroissentelles ? Le livre tente de répondre à ces questions par le quotidien des classes de la maternelle au lycée. L’une des raisons, rarement prise en compte, tient à la complexité croissante des exigences requises par l’école. Les supports pédagogiques traduisent et nourrissent cette profonde évolution. Les chercheurs de l’équipe CIRCEFT-ESCOL : Élisabeth Bauthier, Jacques Crinon, Florence Eloy, Christophe Joigneaux, Séverine Kakpo, Patrick Rayou et Jean-Yves Rochex, montrent dans cet ouvrage l’indispensable maintien des exigences d’apprentissages dans tous les établissements. Qui ne peut aller sans la mise en œuvre d’une véritable démocratisation scolaire ambitieuse, comportant la formation et l’aide aux enseignants, ainsi qu’une réflexion sur les supports pédagogiques.
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