In Réseau National de Lutte Contre les Discriminations à l’Ecole – le 11 mai 2014 :
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Introduction
"Dans le cadre des recherches conduites depuis les années 1970 (Ehrlich et Zirotti, 1976 ; Zirotti, 1979, 1980, 1984) sur les conditions et les effets de la scolarisation des élèves appartenant à des minorités puis, plus particulièrement, issus des familles appartenant à l’immigration de force de travail, notamment maghrébine, les données d’enquête ont conduit à la révision des a priori théoriques. Alors que j’attendais confirmation des effets d’une double domination sociale et culturelle, dont je décrivais les modalités propres au processus scolaire, dans des formes de soumission aliénante à une logique de reproduction sociale des positions inscrites dans les inégalités socio-économiques, je relevais, auprès des jeunes maghrébins, des témoignages d’acteurs sociaux critiques. C’était aussi bien le cas d’élèves scolarisés que, quelques années plus tard, de jeunes adultes en situation postscolaire (Zirotti, 1993).
Les entretiens et les observations sociologiques, conduites de façon comparative avec des groupes d’élèves et de jeunes « autochtones » de position sociale proche, attestèrent d’une spécificité portée par les jeunes maghrébins, même si ce n’était le fait que d’une minorité d’entre eux.
Se distinguant de leurs homologues des milieux populaires français « d’origine », les élèves ou jeunes maghrébins1 se singularisèrent dans la capacité à développer des points de vue argumentés, des raisonnements sociologiques pratiques, notamment sur divers thèmes relatifs à l’univers scolaire. Les catégories organisatrices de leurs propos renvoient préférentiellement à deux contextes qui, comme le décrit Sperber, participent d’un processus « épidémiologique » :
« (…) l’expérience commune et la communication rendent semblables les unes aux autres les représentations d’individus différents (…).(…) en parlant de représentation « partagée », on veut seulement dire que les représentations mentales de plusieurs individus sont assez semblables les unes aux autres pour être considérées comme des versions les unes des autres. » (Sperber, 1996, p.113).
Le premier, porteur d’une forte spécificité, est constitué du cadre social de leur vie quotidienne dans l’espace familial, y compris ses réseaux (Katuszewski et Ogien, 1978 ; Tarrius, 2002), et dans l’espace du quartier, car la plupart font l’expérience d’une communauté d’habitat, produit de la discrimination socio-spatiale de nombre de familles immigrées. Sur la base d’expériences partagées et de ressources interprétatives et argumentatives communes, ce contexte contribue à la constitution d’un sens commun aisément mobilisable pour la compréhension des situations sociales et des faits ordinaires… L’effet de différenciation est important entre les groupes d’élèves, « français » et « immigrés », même quand ils partagent une origine familiale populaire, car les communautés d’habitat et les clôtures partielles dans des espaces culturels et nationaux, par le jeu des assignations et des revendications identitaires, sont à l’origine d’expériences sociales et de ressources cognitives pour partie spécifiques.
Le second contexte, partagé par tous les élèves et anciens élèves, est composé des organisations propres à l’institution scolaire : l’école dans la diversité de ses cycles, filières et établissements. Dans ce cas les expériences communes sont moins fragmentées en origines nationales ou en quartiers d’habitat, et davantage en classes et établissements fréquentés, qui ne sont pas tous des « ghettos scolaires », même si la sectorisation du recrutement scolaire et l’inscription de certains établissements au recrutement populaire dans des Zones d’éducation prioritaire (Zep) participent d’un tri social qui tend à concentrer les élèves des familles les plus touchées par les inégalités socio-économiques dans les établissements les plus dévalorisés (Felouzis, 2003). Il reste qu’une certaine mixité sociale demeure et que les élèves de l’immigration partagent avec d’autres, à des degrés divers, un univers scolaire aux formes d’organisation et aux objectifs spécifiques. Ils y acquièrent d’autres ressources cognitives qui ne se limitent pas aux connaissances scolaires mais prennent appui sur les principes organisateurs de l’univers scolaire, aussi bien sur les principes de justice qui fondent son idéologie méritocratique, que sur ceux qui président aux divisions en classes et filières, aux procédures d’orientation et d’évaluation, à l’enseignement de la citoyenneté, entre autres dans les cours d’éducation civique.
Ces contextes favorisent le développement d’une « famille particulière de représentations » sous l’effet de « facteurs psychologiques », tels que l’existence d’un environnement de connaissances qui donne sens notamment à la représentation de la stigmatisation, et « écologiques » tels que la récurrence de situations, déqualification scolaire ou chômage par exemple, qui stabilisent des représentations (Sperber, 1996).
Critiquer l’école et son fonctionnement, mettre en question les procédures d’évaluation, d’orientation, le style pédagogique et relationnel de certains enseignants, dénoncer la violation de la valeur d’égalité, interroger la relation entre les conditions de la scolarisation et les modalités futures de l’insertion socio-professionnelle, c’est s’inscrire dans une posture qui n’a été observée avec une certaine régularité, au cours de nos enquêtes, et dans une forme argumentée, que chez des filles et des garçons issus de l’immigration maghrébine. (…)"