La succession des attentats commis par des terroristes qui se réclament d’un islamisme radical et la compétition politique ont ramené le principe de laïcité au centre du débat public qu’il n’a en fait jamais complètement quitté depuis plus d’un siècle en France. Il faut reconnaitre que c’est là une spécificité de la République Française. Certes, le concept de sécularisation du domaine public et sa séparation de celui des religions a été discuté depuis l’Antiquité gréco-latine et se trouve au centre de la pensée de John Locke, l’un des pères fondateur du libéralisme politique au XVIIème siècle. Cependant, l’importance de la question religieuse durant la Révolution française et les luttes continuelles entre la droite cléricale et la gauche républicaine qui ont marqué l’histoire nationale depuis ont laissé en France une trace spécifique dont témoigne la loi de 1905 sur la séparation entre l’Église et l’État. L’étymologie du mot laïcité renvoie en fait au langage des églises qui différenciaient les clercs, les croyants instruits en théologie et les laïcs, c’est-à-dire les profanes dont la pensée « commune » ne fait pas référence au fait religieux. À noter que dans cette acception remontant au moins au XIIIème siècle, les laïcs ne sont nullement incroyants, cela serait à l’époque peu concevable.
Le programme du Conseil national de la Résistance et la quatrième République qu’il inspire sont biens sûrs laïcs dans le strict respect de la loi de 2005. L’article premier de la constitution de 1946 stipule que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Cet article sera repris dans la constitution de 1958 établissant la cinquième République. C’est au nom de ces principes que seront menés depuis son avènement les grands combats pour le respect de la laïcité dans le domaine scolaire. Plus près de nous, deux tendances contraires, la seconde en partie en réaction à la première, remettent en cause la notion même de laïcité à la Française : une offensive religieuse et une réaction intolérante.
La religion musulmane n’établit pas de différence affirmée entre les autorités séculières et religieuses, la religion musulmane est presque partout désignée comme celle de l’État et la seule tentative de créer une république laïque en pays d’islam, en Turquie, est aujourd’hui remise en cause. À dire vrai, on rencontre peu dans le monde de système aussi attaché à la laïcité que le nôtre. Israël est un État juif, la reine de Grande-Bretagne est la plus haute autorité religieuse de son pays et le président des États-Unis d’Amérique prête serment sur la bible. Pourtant, la vigueur du courant musulman salafiste qui revendique la soumission des lois civiles à la charia en fait un élément spécifique dont la manifestation partout dans le monde est en contradiction violente avec les valeurs de la République indivisible, laïque, démocratique et sociale. À un niveau moindre mais encore significatif, le vif débat de 2012 et 2013 qui a opposé en France les partisans et les adversaires de la loi sur le mariage entre personnes de même sexe a donné le spectacle d’une évidente violation des règles de la laïcité par les églises, et surtout par l’église catholique. Celle-ci était dans son droit en donnant son avis sur un projet de loi concernant un contrat civil, au même titre que tout groupe de citoyens. En revanche, la mobilisation en masse des fidèles à partir des lieux de culte eux-mêmes, l’affrètement d’autocars pour transporter à Paris des centaines de milliers de manifestants dispensés pour l’occasion de messe du dimanche, était bien singulière alors que la loi contestée ne concernait en rien la liberté de pratique religieuse.
En sens inverse, l’assimilation de la laïcité à la promotion de l’athéisme est un évident contresens puisqu’elle a à l’inverse la signification d’une complète neutralité de l’État en matière de croyance ou d’incroyance. Si l’on entend par « anticléricalisme » l’opposition au pouvoir séculier des clercs, la laïcité l’implique certainement. En revanche elle ne manifeste aucune hostilité de principe envers les officiants et croyants divers qui exercent leurs cultes dans la sphère privée et s’interdisent tout prosélytisme qui contredirait l’impartialité de l’État. À fortiori, certaines attitudes qui font aujourd’hui polémique sont à assimiler à une simple hostilité envers les fidèles de la religion musulmane et tournent en réalité le dos aux valeurs que recouvre la laïcité, celles de l’ouverture et de la tolérance, en d’autres termes de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Par exemple, l’interdiction du voile à l’école ou dans l’exercice d’une fonction publique se justifie au nom de la neutralité et de la préservation des enfants de tout prosélytisme agressif. La contradiction entre l’égalité des citoyens et l’obligation faite par certains aux femmes de sortir couvertes d’un linceul a abouti aux dispositions sur le port de la burqa ou autre forme de voile intégral. En revanche, contrevenir au principe qui permet à des adultes de suspendre librement à leur cou, notamment à l’université, une chaine soutenant une médaille religieuse, une croix, une étoile de David, un croissant ; de porter un foulard ou une kippa sur la tête, n’est en rien une exigence de la laïcité. De même, décider brusquement que l’on supprimerait la possibilité de tout temps laissé aux enfants d’un certain choix dans leur alimentation pour imposer à tous de manger du porc – ce que certains ne feront jamais – s’apparente à une vexation anti-musulmane (et anti-juive par ricochet) et certes pas à l’application des principes de la laïcité.
Selon la laïcité dont l’article premier de notre constitution fait un pilier essentiel de la République, les différents courants de pensée et les religions constituent des espaces où se déploie, dans le respect des autres, la liberté individuelle. Chacun de ces courants d’opinion, chacun de ces cultes, peut être dépositaire d’une sagesse et d’une richesse singulières dont la connaissance est susceptible d’enrichir tous les membres de la société. Pour autant, l’espace public, en tant qu’il procède de cette diversité d’opinion, ne reconnaît aucune supériorité à l’une ou l’autre de ces analyses. En particulier, aucune religion ni aucun des courants de la libre pensée n’est légitime à revendiquer une supériorité morale sur les autres, elles contribuent seulement dans leur diversité à un débat public et démocratique d’où doit émerger ce que sont les règles de la République.
Selon cette vision, la différence des points de vue et des propositions est source plurielle d’enrichissement individuel et collectif ; elle contribue par conséquent au débat d’où émergent les normes que se fixe un État laïc. Les apports des différents courants de pensée et de leurs tenants sont accueillis avec une curiosité attentive. Ce sont des pièces significatives de l’édification du corpus des valeurs de la République laïque. Toute stigmatisation, dénonciation, rejet, d’une source particulière de sagesse et de traditions sont ainsi exclus comme l’est la haine à l’encontre des fidèles de ces religions et disciples de ces écoles intellectuelles.
Une pareille ouverture n’est point laxisme, elle ne peut tolérer l’irruption dans l’espace public d’une idéologie d’exclusion des autres ou d’un autre. Combattre un tel danger qui menace la République laïque est légitime et doit recourir à l’ensemble des moyens de l’État à partir du moment où ils demeurent fondés sur les valeurs que je viens d’énumérer. A ces conditions, et à ces conditions seulement, la laïcité est en effet synonyme de paix, elle implique l’ouverture aux autres et la tolérance de leurs opinions et pratiques.
Axel Kahn, le vingt mars 2015
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