Je viens de lire l’ouvrage de Patrick Weil Les valeurs de la République, et je me permets d’en recommander la lecture pour l’été. On peut, pour se mettre en appétit, écouter son intervention sur France culture récemment.
Tout le long du livre, l’historien, qui fut membre de la commission Stasi sous la présidence Chirac qui élabora des propositions sur la laïcité (dont l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école), essaie sur les questions de laïcité de sortir de cette terrible logique binaire qui nous oblige sans cesse à recourir au simplisme, au soi-disant bon sens ou aux clivages de principe, quand, sur le terrain, on doit bien admettre la complexité des situations.
Patrick Weil évoque, dans ses réponses au journaliste du Monde Nicolas Truong, diverses questions qui agitent souvent le monde médiatique : la burka, les cantines scolaires, la place du religieux dans l’espace public (pas simple à délimiter d’ailleurs), et d’autres plus vastes, dont celle de « l’identité française ». Pour l’auteur, les français ne souffrent pas « d’insécurité culturelle » (Weil s’oppose au courant Guilluy-Bouvet ), mais de manque de recul historique et l’Ecole a une responsabilité particulière qui est justement celle de remettre ces questions dans le temps long.
P. Weil nous aide à dépasser les fausses querelles autour des programmes d’Histoire, selon lesquelles il nous faudrait choisir entre « repentance » et « exaltation de notre passé national et de ses héros ». Parler de l’esclavage, j’en suis convaincu comme lui, c’est à la fois évoquer cette histoire douloureuse qui semble être pour certains idéologues réactionnaires un simple « détail », mais aussi tout ce combat glorieux pour son abolition. Collégien et lycéen, j’ignorais tout de Victor Schloecher (je crois que j’ai entendu pour la première fois son nom lors de la cérémonie du Panthéon de Mitterrand le 21 mai 1981 !). Il faut bien sûr étudier à la fois le chant poignant de Billie Holiday (je l’ai fait en sixième, à propos d’un travail sur Rosa Park) et les textes forts de Voltaire (le nègre du Surinam dans Candide) ou de Victor Hugo (par exemple l’éloge de Toussaint-Louverture)
Mais je laisse les lecteurs découvrir toute la richesse d’un ouvrage à recommander absolument. Et revenons à la laïcité. On sait que ce sujet est lamentablement récupéré, mais surtout dévoyé par l’extrême-droite. Derrière le mot, il y a un monde entre la neutralité de l’Etat devant les croyances et une idéologie de la laïcité basée sur le rejet des religions et bien entendu aujourd’hui de l’islam (car en même temps on exalte les valeurs chrétiennes et on installe des crèches dans les hotels de ville !)
En fait, il convient plus que jamais de ne pas se laisser impressionner par les battages médiatiques, par des émotions irrationnelles et par les passions , mais de savoir faire preuve de discernement. Je crois qu’il faut raisonner en termes de curseur, animé certes par des principes, mais prêt à juger au cas par cas. Ce n’est pas parce que nous aurions négligé la laïcité qu’une Marine Le Pen reprend le thème, et je trouve honteux qu’une Elisabeth Badinter fasse en quelque sorte crédit à celle-ci d’ « en parler », car de quoi parlons-nous exactement ? Prenons par exemple la question des mères voilées accompagnatrices : comment ne pas accepter des mamans comme celle, admirable, du jeune homme assassiné par Mohamed Merah ou ces femmes du quartier populaire de notre ville qui épaulent volontiers les enseignants pour venir encadrer les enfants au spectacle théâtral de l’après-midi et découvrent au passage Charles Perrault ou Andersen ? Mais comment ne pas refuser aussi bien entendu des femmes en burka (puisque la loi l’interdit) ? Il s’agit de toute façon en règle générale de déplacements courts et très localisés. Nous avons organisé récemment un déplacement de parents à la Sorbonne pour assister au magnifique spectacle théâtral donné par leurs enfants, à Nogent-sur-Oise dans le cadre des 20 ans de la Main à la pâte (pardon si je cite plusieurs fois cette manifestation sur mon blog, mais j’en suis très fier pour eux…et très fier d’avoir aidé à ce déplacement extraordinaire) : il aurait fallu refuser des mères voilées.
Pour ma part, je ne banalise pas le port du voile, je pense que son extension est déplorable et constitue une régression par rapport à il y a quelques années. Il ne s’agit bien entendu pas d’un simple choix vestimentaire, et je préférerais en cette période de canicule que tant de femmes puissent s’habiller tranquillement de façon plus légère ! A lire l’argumentation de Weil d’ailleurs, on peut y trouver de nouveaux arguments en faveur de la loi, qui à l’époque me gênait surtout dans le contexte creillois que je connaissais bien (un principal très très à droite qui avait cherché la provocation pour des raisons visiblement politiques et qui avait été encensé comme héros de la laïcité, alors qu’il avait traité le quartier de « poubelle sociale », mais c’est une autre histoire…)
Pour autant, les choses sont comme elles sont, beaucoup de gens sont croyants, se privent de certains bonheurs de la vie à cause de leur croyance, élèvent leurs enfants avec des interdits de toutes sortes et raisonnent de plus en plus en termes de « haram/hallal ». On ne va pas changer ces personnes de force, d’ailleurs on n’y arriverait pas. C’est bien pour cela qu’existe la laïcité, pour faire coexister des croyances qui quelque part sont incompatibles sur le plan des idées, mais pas dans la réalité, du moment qu’existe le respect de la loi et le respect des autres.
Après, de nombreuses questions continueront de se poser. Mais écartons tout ce qui est provocation comme les projets fous d’interdiction du voile à l’université, de refus des repas dits de « substitution au porc », de fermeture de « mosquées salafistes » (comme si c’était si simple à définir). D’ailleurs, ces provocations doivent être bien appréciées des djihadistes en herbe, puisque cela démontrerait que décidemment, on fait la guerre aux musulmans en France…
La position modérée, bien sûr, souvent la moins facile à tenir, face aux éclats de certains médias sans scrupules ou de politiciens irresponsables. Et qui conduit à accepter la discussion sur l’opportunité ou non de se moquer de la religion, au-delà de ce qui est légal : être Charlie ne veut pas dire approuver toute la ligne de Charlie, on le sait bien. A engager le débat sur l’enseignement du fait religieux à l’école : comment fait-on, avec quels objectifs, dans une perspective de compréhension et encore une fois de mise à distance historique ?
Faire vivre la laïcité à l’école, c’est trouver les meilleures réponses possibles quand des questions difficiles se posent. Par exemple :
- à quel moment la contestation par un élève des théories scientifiques de l’évolution au nom de la religion est-elle acceptable ?
- comment parler en classe de La Chanson de Roland qui fait l’apologie du massacre d’infidèles (bien sûr il faut contextualiser, mais concrètement, ce n’est pas toujours facile, mais je l’ai fait et j’ai abordé ce texte essentiel de notre culture avec des cinquièmes sans doute majoritairement musulmans) ?
- que faire quand un élève détourne ostensiblement la tête parce qu’il ne veut pas regarder une image artistique d’un nu ?
Ce genre de situations est certainement à travailler en formation, sereinement, sans brandir de déclarations enflammées sur le thème « nous ne transigerons pas ! », mais en creusant la question de la laïcité, en retrouvant son esprit initial qui a émergé de débats passionnés (Combes, Jaurès, Clémenceau, Briand : on retrouve un peu de ces débats dans le film réalisé par la Ligue de l’enseignement sur la loi de séparation de l’Église et l’État, même si celle-ci ne contient pas le mot « laïcité ») Je renvoie aussi au remarquable dossier des Cahiers pédagogiques qui aborde les « questions sensibles ». Et donc, point de départ de ce billet, l’ouvrage de Patrick Weill.
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