In Troplibre – le 27 mars 2013 :
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Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, PUF, Hors Collection, mars 2013, 360 pages, 19 €.
Spécialiste des questions relatives à la connaissance et son corollaire, l’incertitude, Gérald Bronner n’en est pas à son premier travail sur la société de l’information et l’étude des croyances qui, constatons-le, ont encore la vie dure.
Déjà, dans L’empire des croyances[1], Gérald Bronner nous montrait que l’idée générale selon laquelle les progrès de la connaissance entraînait mécaniquement un recul des croyances était fausse : « une société fondée sur le progrès de la connaissance devient, paradoxalement, une société de la croyance par délégation, et donc de la confiance »[2].
Prolongeant cette réflexion, La démocratie des crédules étudie le fonctionnement de ce que l’on nomme la « société de l’information [3]», c’est-à-dire une société où les technologies de l’information et de la communication ont pris une importance essentielle, pour ne pas dire centrale.
Le marché de l’information, entre libéralisation et oligopole
Selon l’auteur, il existe un marché de l’information, où la demande rencontre une offre.
Ce marché traverserait aujourd’hui une véritable révolution, conséquence de « sa libéralisation […] et de la révolution de l’offre des « produits »[4], désormais fabriqués en masse et accessibles à tous.
Cependant, l’auteur explique qu’un tel marché ne propose pas uniquement des informations mais les organise « en un discours explicite sur le vrai et/ou le bien. »[5]. Or, malgré l’extension des informations proposées, ce marché demeure structuré de manière oligopolistique voire monopolistique. « Les acteurs de la croyance […] ont réussi à instaurer un oligopole cognitif paradoxal. »[6], explique l’auteur. C’est donc l’offre qui dicte le contenu de l’information et ceci n’est pas une bonne nouvelle…
Internet ou la boîte de Pandore
L’individu n’est pas forcément préparé pour faire face à cette nouvelle masse d’informations. Chacun vient piocher où bon lui semble ce qu’il désire lire ou entendre. « L’individu peut être facilement tenté de composer une représentation du monde commode mentalement plutôt que vraie. »[7], écrit l’auteur. C’est ce qu’on appelle le « biais de confirmation ».
Dès lors, on peut aisément comprendre le climat de méfiance qui s’est peu à peu installé dans notre espace public vis-à-vis des institutions dites « traditionnelles » que sont la science orthodoxe, les médias conventionnels et la classe politique. Leurs discours entrent directement en concurrence avec cet empire des croyances que construisent sur Internet les adeptes de mythes du complot, les pseudo-scientifiques et autres « savants d’illusions », puisant dans des procédés rhétoriques et cognitifs très puissants[8].
Concurrence et information : le dilemme du prisonnier médiatique.
Face à cette pléthore d’informations, les médias traditionnels (radio, télévision …) ont bien du mal à s’adapter.
Ce qui à l’origine était une vertu démocratique – la concurrence informationnelle – devient, lorsqu’elle est poussée à l’extrême, dommageable pour nos démocraties : « En réalité, la concurrence entre les sources d’information, condition essentielle pour la vie démocratique, a parfois ses revers lorsque cette concurrence devient effrénée : elle implique mécaniquement une diminution du temps imparti à la vérification de l’information. »[9]. Aussi, cette concurrence entraîne-t-elle une détérioration de l’accès à l’information.
Elle permet surtout aux croyances et aux sujets d’inquiétudes – en particulier les risques sociaux, sanitaires, écologiques … – de recevoir un écho grandissant auprès des populations, sans pour autant être avérés. Il est ainsi à noter que « l’inquiétude est un excellent produit médiatique. Tous les spécialistes des rumeurs […] savent bien que les thèmes qu’elles évoquent sont des sujets d’inquiétude »[10]. Ces sujets sont d’ailleurs largement traités par les croyants et pseudo-scientifiques, dont la parole est relayée par ces mêmes médias traditionnels !
La démocratie délibérative, entre démagogie et populisme
Se pose donc la question essentielle du rapport entre intérêt général et opinion publique soit, in fine, de la participation citoyenne. C’est sous l’angle du « paradoxe de la transparence » que l’on peut juger de cet enjeu : « une information, quelle qu’elle soit, a plus de chances que jamais de devenir aujourd’hui publique, y compris si elle relève d’une tentative de manipulation de l’opinion. »[11].
Sous prétexte que chacun a son mot à dire, les acteurs les plus compétents sont de plus en plus en position minoritaire dans des débats cruciaux au profit d’une prolifération de lieux communs ! Ce qui paraissait un idéal démocratique se transforme désormais en son pire ennemi : il est certes vrai qu’« en démocratie, il n’est pas illégitime que l’opinion publique puisse se faire entendre autrement que par les urnes. Tout système politique, cependant, doit être attentif à ménager les instances de décisions qui lui sont indifférentes lorsqu’elle contredit manifestement l’intérêt général. »[12].
Dés lors que l’on cède à la dictature des opinions, sous prétexte d’une prétendue sagesse des foules, l’intérêt général peut rapidement être bafoué au bénéfice du populisme et de la démagogie.
La méthode et la communication, des armes contre la manipulation collective
Pour autant, le sociologue se veut rassurant et souhaite donner des pistes de réflexion pour parer aux conséquences négatives de la révolution du marché de l’information. D’après lui, des solutions sont à chercher du côté, d’une part, de l’apprentissage de la méthode, et, d’autre part, du côté de l’ingénierie de la communication.
En ce qui concerne la méthode, il s’agit de lutter contre le relativisme croissant de nos sociétés – qui implique une méfiance contre les institutions traditionnelles, dont la science – en pensant « un mode d’apprentissage qui nous aide à reconnaître les situations cognitives où il est nécessaire de suspendre notre jugement et nos intuitions parfois trompeuses. »[13].
L’ingénierie de la communication intéresse avant tous les acteurs traditionnels, que sont les savants, les journalistes et les hommes politiques. Ces derniers doivent apprendre à s’armer face aux militants de la croyance : « Il est temps que chaque acteur compétent, à quelque niveau qu’il se trouve, engage la bataille d’influence sur le marché cognitif en faveur de la démocratie de la connaissance et de la pensée méthodique pour faire reculer, partout, les savants d’illusion. »[14].
En tout état de cause, pour que la « société de la connaissance » voit réellement le jour, il s’agira – et c’est un défi majeur pour nos sociétés démocratiques – de permettre aux acteurs légitimes de faire entendre leur voix, tout en permettant à tout un chacun d’exercer son droit à l’information et à la participation de manière mûre et réfléchie : ainsi seulement la démocratie des crédules pourra reculer.
Charles-Antoine Brossard
Crédit photo: Flickr, Taras Bulba
[1] Gérald BRONNER, L’empire des croyances, « Sociologies », PUF, Paris, novembre 2003.
[2] Gérald BRONNER, La démocratie des crédules, « Hors Collection », PUF, Paris, mars 2013, p. 7.
[3] Pour de plus amples informations sur ce concept, se référer au Rapport mondial de l’Unesco sur la question.
Vers les sociétés du savoir, Éditions Unesco, Paris, 2005. Ce document est consultable gratuitement en ligne et constitue, selon l’auteur, un véritable « manifeste ».
[4] Ibid, p. 20.
[5] Gérald BRONNER, La démocratie des crédules, Hors Collection, PUF, Paris, mars 2013, p. 23.
[6] Ibid, p. 78.
[7] Ibid, p. 33.
[8] Ibid, p. 99 : au sujet des conspirationnistes, « il suffit souvent au mythe du complot de débusquer des anomalies et des éléments énigmatiques pour générer un vide inconfortable qu’il se propose bien vite de combler par un récit. Ce récit sera fondé sur un effet de dévoilement, c’est-à-dire qu’il proposera de mettre en cohérence des éléments intrigants ».
[9] Ibid, p. 134.
[10] Ibid, p. 150.
[11] Ibid, p. 120.
[12] Ibid, p. 269-270.
[13] Ibid, p. 310.
[14] Ibid, p. 325.