In Paris-Normandie – le 11 octobre 2013 :
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Enquête. Se familiariser avec le maniement des idées et des concepts, c’est ce que propose aux enfants une littérature de plus en plus abondante. Une façon de rassurer les parents, ou la réponse à une nécessité pédagogique ?
«C’est quoi, parler ? » Inès se mord les lèvres. Jonathan se lance : « Bah, heu… C’est ça », dit-il en mimant avec ses mains le trajet d’une idée qui sortirait par la bouche. Kiria lève la main mais ne sait plus quoi répondre lorsque l’enseignante lui donne la parole.
Ainsi démarre l’atelier philo de la moyenne section de maternelle à l’école Jacques-Prévert du Mée-sur-Seine, en région parisienne, animé par Pascaline Dogliani, enseignante.
Une initiation au questionnement
Réputée difficile, la philosophie est-elle adaptée à de si jeunes pousses ? En tout cas, les ateliers se multiplient dans les écoles, bibliothèques et maisons des jeunes. De leur côté, les éditeurs jeunesse ne sont pas à la traîne. « Ça n’est pas forcément de la philosophie au sens strict, estime le pédagogue Philippe Meirieu1, mais tout ce qui met les enfants en position réflexive est utile. » « On a grand tort de peindre la philosophie inaccessible aux enfants », écrivait Montaigne dans ses Essais.
Est-ce à dire qu’ils peuvent philosopher ? Rien n’est moins sûr. Les plus jeunes ont certes des dispositions : ils se posent beaucoup de questions, sont capables de s’étonner devant ce qu’un adulte considère comme allant de soi et se livrent plus facilement à des activités sans but apparent. « Les enfants interrogent le monde en permanence, observe le pédopsychiatre Patrice Huerre. Il s’agit de les aider à développer ce questionnement, là où les adultes ont tendance à plaquer des réponses stéréotypées ou à se lancer dans des développements trop compliqués. »
Avant 5 ans, leurs questions sont relatives à l’environnement immédiat, familial et de proximité, en adéquation avec leur développement psychomoteur. Puis leur regard se tourne vers un champ infiniment plus vaste et confus : le monde.
Une plongée dans le monde des idées
Selon la neurologue Régine Zékri-Hurstel, ce questionnement se met en place avec l’âge de raison, après une période de découverte sensorielle intense. « L’enfant a alors du mal à faire simple, et la philosophie peut être une escorte idéale : il n’est plus seul dans la complexité. » Il découvre aussi qu’il est une personne et commence à reconnaître la présence de l’autre. « L’important pour les tout-petits est d’apprendre à s’exprimer et à parler en public », affirme la pédopsychiatre Nicole Catheline, cependant plus réservée sur ces ateliers. « Si l’idée est de s’ouvrir l’esprit en parlant de la vie, pourquoi pas ? Mais je crains que cela soit réservé à une élite, encouragé par des parents qui voudraient « booster » leurs enfants dès la maternelle. »
À l’image des cours de chinois dès 5 ans, la philosophie pour enfant serait-elle un nouvel avatar du bachotage culturel intensif ? Les parents interrogés s’en défendent, évidemment.
Une écoute de l’autre plus attentive
Si la philosophie pour enfants est une occasion de parler de la vie et des valeurs, elle n’est évidemment pas une solution miracle qui ferait de chaque petit un Socrate en herbe.
« C’est un prétexte pour alimenter des échanges avec les parents, les enseignants et les copains, relativise Patrice Huerre. Il est important que le débat se poursuive le soir à table ou dans le reste de l’école. »
Le débat se révèle d’autant plus fécond qu’il initie les petits à la complexité du monde et remet en question les évidences des plus grands. La philosophie permet aux plus jeunes de s’interroger sur les sens des mots qu’ils utilisent et de préciser leur langage, « une priorité en maternelle », rappelle Pascaline Dogliani. Ces débats les initient au jeu démocratique : chacun a le droit de s’exprimer, il faut respecter le point de vue des camarades et attendre son tour pour prendre la parole. « Lorsque l’on suit un groupe sur une année, on s’aperçoit de la progression spectaculaire accomplie dans le domaine de l’écoute de l’autre », s’enthousiasme Michel Piquemal, auteur de nombreux ouvrages jeunesse, dont les Philo-Fables. « Si nous n’abordons pas les grandes questions existentielles avec les enfants, avertit Philippe Meirieu, ils chercheront des réponses auprès de ceux qui en font l’exploitation commerciale : dans les mangas, les films, les séries télé… »
On l’aura compris, la philosophie pour les petits n’est pas réductible à une gym de l’esprit, elle est aussi et surtout une boîte à outils qui fournit des clés pour mieux se comprendre et mieux vivre ensemble.
Fabien TRECOURT