Dans conférence magistrale intitulée « Droits de l’enfant et devoir d’éducation » que Philippe Meirieu (Université Lumière, Lyon) a donnée à Genève dans le cadre de la célébration du 25ème anniversaire de la Convention relative aux droits de l’enfant, le spécialiste de pédagogie a fait une remarquable démonstration que les droits de l’enfant sont en étroite articulation avec notre devoir d’éducation.
En passant notamment par Jules Ferry et Janusz Korczak, le conférencier a admirablement montré que les droits-créances, tel le droit à l’éducation, doivent être garantis sans exception. Un seul « sauf », dit-il, et tout s’effondre. Tandis que les droits-libertés, tel le droit à exprimer son opinion, sont des droits qui supposent la mise en place de capacités. Ces dernières supposent précisément une éducation. Dès lors, selon Meirieu, les droits-libertés sont consubstantiellement liés au devoir d’éduquer des adultes. C’est selon lui l’éducation qui permet d’actualiser ces droits. Ce qui est alors en jeu ce n’est pas tant le rôle de l’éducation que sa conception ou sa forme. Philippe Meirieu nous invite à considérer l’éducation comme la formation du sujet. Il s’agit en effet de sortir du spontanéisme, qui voudrait que l’enfant dispose naturellement de la liberté d’expression et qu’il ne faille rien faire pour l’entraver. Il s’agit également de ne pas tomber dans le formalisme voulant que la liberté d’expression soit conditionnée par l’appropriation préalable de contraintes. Entre le formatage de la pensée et le spontanéisme béat, il s’agit effectivement de trouver une troisième voie.
Celle-ci a été trouvée entre autres pédagogues modernes, et nous partageons cette appréciation de Meirieu, par Janusz Korczak, lorsqu’il parle de la « belle contrainte », qui n’est pas l’ennemi de la liberté d’expression mais bien au contraire sa condition. C’est en effet la contrainte, l’effort à faire pour surmonter un obstacle, qui permet l’émergence de la pensée et la construction de la liberté. C’est ce que Korczak, a effectivement mis en pratique avec le « dispositif » éducatif de la boîte aux lettres. Meirieu nous a rappelé ce pur joyau de pédagogie : Korczak dépassé par ses élèves turbulents et bagarreurs a eu l’idée géniale d’instituer la boîte aux lettres en leur disant : « tout le monde a le droit de battre n’importe qui mais à condition de le prévenir 24 heures à l’avance !… ». C’est cette contrainte qui justement mène à l’expression réfléchie et donc à la liberté. Comme le dit Meirieu : la contrainte est là pour l’émergence de la liberté, car elle oblige à penser avant d’agir.
A ce point de la conférence de Meirieu je ne pouvais m’empêcher de faire des liens avec le kaléidoscope de l’expérience, qui est précisément un outil pratique soutenant la pensée réfléchie. Il permet notamment de se projeter dans les conséquences probables de ses actes, et donc de se demander si l’action envisagée est bien appropriée. C’est donc aussi, et j’en suis heureux, un outil contribuant à la réduction de la violence induite par les réactions pulsionnelles. C’est un outil qui permet de passer de la pulsion à l’élaboration du désir, de ce qui est spontanément faisable à ce qui est souhaitable. En d’autres termes, et comme le dit Meirieu, « de surseoir à la pulsion, au passage à l’acte, pour accéder à la liberté ». J’ai aussi particulièrement aimé son explication sur la motivation. Pour lui, en éducation, la motivation n’est pas un préalable c’est un objectif : « mon objectif c’est de motiver l’élève pour l’apprentissage de la langue »… Car, en effet, « comment peut-il être motivé par ce qu’il ignore ? ». Il ne s’agit donc pas de simplement respecter les motivations des enfants (« ne pas les forcer… ») mais au contraire de les susciter.
Je partage pleinement cette vision, et j’ajouterai que la motivation est précisément la résultante d’activités, de relations, de valeurs et d’images de soi antérieures à la situation vécue. Mais la motivation est également ce qui permet de se projeter : « L’élaboration des motivations est un processus dynamique mobilisant une reconstruction du passé et une projection dans l’avenir » (D. Stoecklin (2009). Voir sa vie autrement. Le kaléidoscope de l’expérience. Genève-Bernex : Editions Jouvence, p. 77). Avec le kaléidoscope de l’expérience, on visualise la motivation comme ce qui naît de la mise en système d’activités, relations, valeurs et images de soi que le sujet reconstruit activement. Dans cette optique, il me semble que l’effort éducatif du pédagogue s’appuiera donc toujours sur une reconstruction faite par le sujet. On ne peut pas motiver quelqu’un à partir de rien : on doit utiliser les ressources propres du sujet. Il s’agit clairement ici de travailler la réflexivité de l’individu, à quoi l’éducation contribue mais ne se substitue pas. Comme l’écrivait Dewey : « On ne peut éduquer que des aptitudes déjà présentes » (J. Dewey (2004). Comment nous pensons, Paris : Seuil, p. 43) John Dewey décrit le processus de la pensée réfléchie comme le besoin de sortir d’un état de doute : « chaque effort de pensée, fait dans le but de décider, implique soit le recours à des faits gardés dans la mémoire, soit une observation méticuleuse des réalités ; parfois les deux » (Dewey, 2004, p. 21).
Cela est aussi en lien avec les processus d’intériorisation, d’objectivation, d’extériorisation, tels que décrits par Berger & Luckmann (« La construction sociale de la réalité »). On y décèle précisément le processus de transformation du monde que suscitent l’émergence de la pensée et l’exercice de la liberté. Appliquant cela à l’approche par les capabilités, on se demandera alors quels sont les facteurs qui convertissent les ressources de l’enfant en libertés réelles. Autrement dit : comment émerge la pensée et la construction de la liberté ? quels facteurs mènent à cet « achèvement », à cette réalisation ? Avec le kaléidoscope de l’expérience, il me semble que l’on peut identifier ces facteurs dans la manière dont l’individu relie entre elles ses activités, ses relations, ses valeurs, ses images de soi et ses motivations.
Philippe Meirieu a souligné que la tâche de l’éducateur c’est d’accompagner l’enfant dans ses découvertes, pour l’aider à se dépasser. Je partage absolument cette vision et je crois que cette tâche peut être soutenue par des outils concrets, tels le kaléidoscope de l’expérience. Il peut permettre précisément de « travailler sur l’imputation, d’expliquer ce qu’on a fait, d’envisager ce que d’autres auraient fait, d’imaginer ce qu’on aurait pu faire soi-même, de construire des scénarios alternatifs… ». Cette brillante conférence n’a donc pas fini de stimuler ma propre réflexivité… et j’espère que ce petit compte-rendu et les liens que je fais ici avec le kaléidoscope de l’expérience puissent également stimuler votre curiosité.
Daniel Stoecklin 25 novembre 2014
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