PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Entretien avec Marcel Gauchet publié dans le Point 2213 du 5 février 2015.
Propos recueillis par Elisabeth Lévy.

Les récents attentats parisiens, dont on a dit qu’ils étaient notre 11-septembre, ont réveillé dans la société une demande de cohésion qui s’est exprimée avec force le 11 janvier, et suscité en un discours de combat au sommet de l’Etat. Cette irruption du réel restera-t-elle sans lendemain ou croyez-vous que, cette fois, c’est la bonne, si on ose dire ?

L’hypothèse la plus probable, c’est – hélas – le retour au business as usual, sauf piqure de rappel terroriste à brève échéance. Précisément parce que, quatorze ans après le 11-septembre, nous sommes habitués, sinon à la menace, du moins à l’idée de la menace. De surcroît, la réponse américaine a produit des résultats qui ne sont pas de nature à nous pousser dans de telles aventures. Mais au final, ce qui ressort cruellement, c’est l’impuissance où nous sommes face au problème qui nous explose à la figure. Le 11 janvier, il y a eu une manifestation de bonne volonté, certes salutaire et sympathique, mais cela ne fait pas une politique. Pour savoir ce qu’il faut faire, il faudrait comprendre ce qui nous arrive. Mais avant de comprendre, il faut nommer et même cela, nous en sommes incapables. Le chemin pour y parvenir sera long et douloureux. Je ne suis pas certain que nous ayons l’énergie nécessaire, même si j’ai été surpris par le remarquable discours de Manuel Valls à l’Assemblée. Je crains que les députés ne l’aient pas bien écouté pour l’avoir autant applaudi. S’ils tiraient les conséquences de leurs applaudissements ils se retrouveraient assez loin de leurs bases habituelles.

Le président s’est peut-être un brin emballé en proclamant que « l’esprit du 11 janvier » continuerait à souffler. Derrière l’effusion, n’y avait-il pas cependant la volonté de défendre quelque chose d’important – mais d’indéfinissable ?

Il y avait toutes sortes de motivations à la fois. Par nature, ce genre de manifestation est terriblement ambigu. Ce que je retiens, et qu’on avait tendance à oublier, c’est l’existence d’un solide consensus démocratique, et la volonté de se battre pour les termes de ce consensus. Sans oublier l’affirmation d’un patriotisme très civilisé qui est peut-être la dimension la plus rassurante dans la tragédie. Donc oui, il y avait dans l’air de la résolution pacifique, conjuguée à une énorme inquiétude, d’où le besoin de se rassembler mais aussi d’agir, ou plutôt l’attente que nos gouvernants agissent. Valls en a en quelque sorte fait l’aveu : on savait tout et on n’a rien fait. Le sentiment populaire est qu’on ne peut pas continuer comme ça. Reste à convertir cette résolution en discours et en décision politiques.

Encore faut-il que ce « sursaut » collectif résiste aux tendances contraires qui font de nos sociétés des ventres mous – l’aspiration à la sortie de l’Histoire dont parlent aussi bien Muray que Houellebecq. La secousse que nous traversons nous apprend-elle quelque chose sur nous-mêmes, sur la fatigue d’être soi, peut-être sur le suicide de l’Occident ?

Elle fait ressortir par contraste la torpeur, l’incuriosité, le désir d’avoir la paix à tout prix dans lesquels nous avions glissé. Le suicide suppose une résolution désespérée et dramatique dont je ne suis  pas sûr que les Européens soient encore capables. Car c’est de l’Europe qu’il s’agit, pas de l’Occident en général. Les Etats-Unis n’agissent pas forcément intelligemment, mais ils sont loin de notre degré d’affaissement. Ils savent toujours se défendre. La question  posée aux Européens au-delà des Français  est de savoir s’ils sont en mesure de le réapprendre.

« La France est en guerre », a déclaré François Hollande. On ne peut pas ne pas se demander « contre qui ». Avons-nous des ennemis de l’intérieur ?

Nous sommes effectivement confrontés à un fondamentalisme violent autochtone. Les Kouachi, Merah et autres sont des petits gars bien de chez nous. Sur fond de mauvaise insertion souvent accompagnée de délinquance, ils se livrent à une réappropriation plus ou moins fantasmatique d’une religion dont ils ne savent pas grand chose : ce sont des post-modernes à tripes islamistes. Leur islam sommaire, dont le seul projet est de détruire l’Occident impie et de renverser l’ordre des choses qui prévaut ici, constitue une force de négativité incroyable.

Dans Le désenchantement du monde (1985), vous avez décrit le christianisme comme la religion de « la sortie de la religion ». L’islam sera-t-il celle du réenchantement du monde ?

En aucune façon. La démarche fondamentaliste est condamnée à produire le contraire de ce qu’elle vise. Elle cherche certes à réaffirmer une organisation religieuse traditionnelle des sociétés, mais elle le fait à partir de formes politiques modernes. Elle ne revient pas à quelque chose qui aurait existé, à cet islam du temps du prophète dont elle se réclame, elle le réinvente, et elle le réinvente sur la base d’emprunts au monde qu’elle combat. Ce faisant, elle dénature la religion qu’elle prétend imposer.  C’est cette contradiction qui  rend les djihadistes suprêmement dangereux. Leur haine et leur violence viennent, non pas de l’islam en tant que tel, mais de cette façon autodestructrice de vouloir retrouver l’islam dans des termes qui les en éloignent.

En somme ce sont des modernes.

Des modernes malgré eux, d’autant plus radicalement hostiles à ce qui incarne à leurs yeux la puissance de la modernité à abattre qu’ils en participent.

Mais aussi moderne soit leur conception religieuse, vous admettrez qu’elle est assez éloignée de notre sécularisation….

Oui et c’est ce qui explique que nous soyons si désarmés. Les Européens, sont sortis de la religion avec une radicalité sans équivalent sur le reste du globe. Le résultat, c’est que la plupart d’entre eux, Français en tête, ont perdu complètement le sens de ce qu’a été la religion. Ils voient ce qu’elle est devenue chez nous, une affaire de croyance individuelle reposant sur le choix de chacun. Or, l’islam est encore une religion au sens premier du terme, qui n’est pas pourvoyeuse de confort personnel mais productrice de règles d’organisation collective.

Bref les Européens ne comprennent rien aux gens qu’ils ont en face d’eux ; ils ne savent que les accueillir à bras ouverts, pleins d’amour de la différence, convaincus que la coexistence religieuse va de soi. Ce sont deux âges du religieux qui s’affrontent sur le même sol : l’un des partenaires est irénique, tolérantiste, en fait indifférent, l’autre sûr de son droit et peu soucieux de pluralisme. Cette vision islam-friendly des bigarrures pittoresques des cultures du monde est entièrement à côté de la plaque.

Vous parlez des gens qui sont « en face » de nous, mais ils ne sont pas en face, ils sont chez nous – donc chez eux. Au-delà de la minorité radicale et violente, observe-t-on aujourd’hui, sinon l’échec, une crise majeure dans l’acculturation de l’islam à l’Europe ?

Ce qui rend le problème diabolique, c’est qu’il existe sur le sol français plusieurs islams très différents mais reliés par des solidarités complexes, un islam coutumier, un islam identitaire, un islam fondamentaliste, un islam carrément djihadiste. L’islam coutumier, qui a la particularité d’encadrer étroitement la vie des gens, est inoffensif d’un point de vue sécuritaire, mais pesant en termes de contrôle social. Et ce poids du groupe s’est indiscutablement accru pour de multiples raisons. La montée en puissance de la question migratoire et la progression de sentiments d’hostilité ont contribué à nourrir le repli. Le contexte de crise économique et de chômage renforce les solidarités communautaires. Enfin, l’arrivée continue d’une immigration très démunie culturellement, donc très traditionnelle, n’a fait que creuser le fossé entre les populations. A côté de cela, un  islam, culturel et identitaire progresse dans des populations très intégrées. Dans le fond, ces deux groupes ne posent aucun problème de sécurité. Il est vrai cependant que l’identitarisme produit de la rigidité et suscite un rapport ambigu aux valeurs libérales chez nombre de musulmans. Mais s’ils n’aiment pas qu’on caricature le Prophète, ils ne vont pas défiler pour ça et encore moins prendre les armes. Beaucoup de fondamentalistes sont eux-mêmes pacifiques. Ce qui les préoccupe en priorité, c’est de ramener les populations d’origine musulmane à la pratique de ce qui constitue à leurs yeux le véritable islam.

Certes, ils ne constituent pas une menace sécuritaire. Mais ne sont-ils pas tentés par un séparatisme culturel et une défiance, voire plus, envers la France, qui met à mal le fameux vivre-ensemble ?

C’est l’une des données du problème. S’il n’y a pas identité entre ces différents islams, ils ont en commun un immense ressentiment envers l’Occident à cause de ce qu’ils vivent comme une situation d’humiliation historique. Pour un grand nombre de musulmans, seule une monstrueuse injustice peut expliquer que les vrais croyants, défenseurs de la vraie foi et héritiers d’une grande civilisation, soient les perdants de l’Histoire. D’où, chez certains, une haine délirante de ces Occidentaux qui osent faire la leçon aux détenteurs du sceau de la prophétie.

Et l’antisémitisme, est-il, selon vous, très largement répandu, au-delà des djihadistes, chez les musulmans du coin de la rue ?

Nous n’avons pas de données précises, mais il semble acquis que ce n’est pas un épiphénomène. Indépendamment du conflit israelo-palestinien, il y a dans l’hostilité envers les Juifs, une part de rivalité mimétique. Le juif, c’est le rival  qui a mieux réussi à régler le même problème. Ce qui est envié en même temps que reproché aux Juifs, c’est d’être parvenus à rester juifs tout en s’intégrant au monde occidental.

Avons-nous manqué de fermeté ?

Oui, nous avons manqué de fermeté en traitant le problème comme s’il n’était qu’un problème social de plus que les « moyens » allaient dissoudre. Et les juristes, avec leur religion des droits individuels, ne nous ont pas aidés. Dans l’affaire du voile, il fallait affirmer clairement qu’une certaine vision religieuse du statut de la femme et de la hiérarchie entre les sexes est incompatible avec le principe d’égalité qui constitue la pierre angulaire de notre civilisation. Il fallait dire : sur ce point, nous ne transigeons pas, pas plus que sur les caricatures du prophète. Ligne rouge. Moyennant quoi nous avons noyé le poisson derrière « les signes religieux ». Le voile en est un, assurément, mais le signe de quoi ? D’une idée des rapports sociaux que nous ne pouvons que refuser.  Nous avons préféré nous en remettre à notre véritable principe suprême : « chacun fait ce qu’il veut ». Mais ça ne marche qu’avec ceux qui sont d’accord sur les prémisses : ni dieu, ni maître.

Peut-être parce que cela supposait de s’adresser clairement à l’islam, ce qui aurait immédiatement déchaîné les accusations de « stigmatisation ».

En tout cas cela supposait de traverser le barrage d’artillerie des bons sentiments pour parler clair. Et il n’est pas trop tard pour le faire. On pourrait commencer par rappeler que l’instauration de la laïcité ne s’est pas faite sans combat ni douleur avec l’Eglise catholique. Et personne ne parle d’humiliation ou de crimes contre l’humanité.

Mais personne n’ose parler de peur d’être accusé d’islamophobie…

Ce concept confusionniste d’islamophobie serait à proscrire. Là encore, il importe d’abord d’être clair : nous ne parlons pas de la liberté d’expression en général et dans le vague, mais de la liberté de critiquer les religions. Ce qui n’a rien à voir avec une quelconque phobie. Ce qui est en jeu, c’est le libre examen de tout ce qui se présente comme une autorité spirituelle. Nous devons nous armer intellectuellement pour le défendre. La seule arme des démocraties, c’est le débat public. Il nous faut discuter avec les musulmans. Et quand l’un d’eux soutient des positions inacceptables, il faut le rembarrer.

Qui « nous » ? Est-ce que subrepticement, cette période tragique nous ramène à un face à face entre nous et eux ? Autrement dit, y a-t-il un risque de guerre civile derrière l’union nationale ?

Ce risque existe dans l’ensemble du Continent, on commence à l’entrevoir et il est ce que nous devons nous préoccuper de prévenir. Il est démultiplié par la décomposition européenne qui crée de profondes fractures à l’intérieur des peuples.

Tout de même, il doit être possible de convaincre une partie des musulmans européens qu’ils ont tout à gagner en s’adaptant aux sociétés libérales, même s’il y a un prix à payer.

C’est notre meilleur atout. En dépit de toutes les difficultés, l’immense majorité pense qu’il vaut mieux être ici qu’ailleurs. Cependant, cette corde est plus sensible chez ceux qui sont eux-mêmes venus en France et qui savent pourquoi que chez leurs enfants et petits-enfants nés ici. Quelqu’un qui a immigré à l’âge adulte sait ce qu’il doit à la terre d’accueil, les générations suivantes l’oublient facilement.

D’où la nécessité de le leur rappeler. Mais trois semaines après l’attentat de Charlie Hebdo la France débat des discriminations et du tort qu’elle a fait à ses immigrés, tandis que le Premier ministre parle d’apartheid. Faut-il en conclure que la parenthèse « fier d’être français » est fermée ?

Nous allons voir. La tentation de tout ramener à des problèmes économiques et sociaux est tellement ancrée qu’elle a de fortes chances de reprendre le dessus. S’il y a pourtant une leçon des évènements, c’est qu’il faut prendre le religieux au sérieux, mais aussi le sentiment politique de former un peuple de citoyens.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy.

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Categories: Laïcité