In L’Expresso – le Café Pédagogique – le 24 janvier 2014 :
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[…] De nouvelles compétences à acquérir
D’emblée, Yaël Briswalter, délégué académique au numérique, organisateur du colloque, rappelle combien le numérique constitue désormais un mode d’accès privilégié au savoir et combien alors l’enseignant doit guider ses élèves pour leur apprendre à y accéder. L’éducation aux médias est essentielle pour combler une possible et dangereuse fracture entre ceux qui en auraient un usage éclairé et ceux qui manqueraient de discernement en la matière. Du numérique, les élèves doivent acquérir un usage clairvoyant (ce qui suppose aussi par exemple une conscience des enjeux économiques…), responsable (savoir gérer son identité en ligne, ses droits et devoirs), constructif (savoir s’approprier les informations). Il y a bien ici à développer l’esprit critique : faire face à la profusion des données, discerner le vrai du faux, ne pas se contenter des premiers résultats d’un moteur de recherche (« Sur Google, on ne cherche pas, on retrouve », rappellera un orateur), prendre du recul par rapport à l’instantanéité des informations… Il y a aussi à développer en classe la dimension collaborative du travail, à éprouver comment l’écriture collaborative modifie les apprentissages. Le numérique est une chance pour accéder aux compétences liées à la culture, à la lecture, à l’écriture ou à la citoyenneté, ainsi qu’à la compétence transversale du savoir apprendre.
Une refondation numérique de l’Ecole ?
Jean-Louis Durpaire, inspecteur général de l’Education nationale, développe sur la question l’éclairage institutionnel. La loi du 8 juillet 2013, rappelle-t-il, est fortement marquée par le numérique. Elle stipule que « la formation des jeunes doit s’opérer dans la société contemporaine de l’information et de la communication ». Elle énonce pour le collège l’obligation de mener une « éducation aux médias » et pour l’école la nécessité de développer un « usage autonome et responsable des médias, notamment numériques ». Toutes les disciplines doivent y participer, il convient de favoriser la capacité des établissements à expérimenter, il faut même se préparer aux usages les plus novateurs de la culture numérique (la place des médias sociaux dans les apprentissages, les outils mobiles, l’utilisation en classe des équipements personnels…).
L’École souffre d’une « prégnance des contenus disciplinaires », d’où les peurs et résistances à l’égard d’une conception curriculaire des apprentissages. Règne ainsi actuellement une logique de juxtaposition, voire de conflit, entre les disciplines et les « éducations à », logique que perturbe le numérique : il constitue alors une « chance pour repenser le système sur le fond ». L’EMI (Education aux Médias et à l’Information), clé des cultures numériques, inséparable de la formation citoyenne, recouvre une triple dimension : savoir accéder à l’information, la traiter, l’évaluer ; savoir produire l’information et la diffuser ; comprendre le monde de l’information en particulier l’organisation des médias, les questions d’architecture de l’information, les principe fondamentaux d’algorithme et de langage, les problèmes éthiques.
Le numérique, insiste Jean-Louis Durpaire, est aussi une chance sur le plan pédagogique. Ce qui par lui peut advenir, c’est une école active, où les élèves sont à la conquête de leurs savoirs. Tous les domaines sont d’ailleurs concernés : l’architecture des lieux, à repenser pour réinventer temps et espaces de travail ; l’équipement des salles de classe, des élèves, des enseignants ; la formation des professeurs ; le pilotage du système ; la recherche et production de ressources …
L’ « éducation aux médias », note Jean-Louis Durpaire, ne se porte pas très bien dans les pays européens : la crise y conduit à centrer l’éducation sur « l’essentiel ». Pourtant elle soulève la question, fondamentale, de la lecture et de l’écriture, en mutation. Jean-Louis Durpaire cite Eric Bruillard : « L’Ecole doit apprendre à lire, écrire, compter et computer ». Des colloques récents ont tracé des pistes : élaborer un curriculum avec un référentiel cohérent basé sur une pédagogie de projet, placer l’élève au cœur du processus de création, partir de ses connaissances et besoins, magnifier sa curiosité, former à la publication …
Faut-il un enseignement spécifique de l’informatique ? Des forces, scientifiques et économiques, militent en ce sens, plus influentes sans doute que ceux qui militent pour une EMI portée par toutes les disciplines. La culture numérique est cependant au cœur des questions que se posent en ce moment Alain Boissinot et le Conseil Supérieur des Programmes : comment revivifier l’ensemble des enseignements actuels, comment enseigner autrement, comment faire confiance à un travail horizontal ?
Une nouvelle géographie du savoir
Christian Jacob, directeur de recherche au CNRS et à l’EHESS, directeur du projet « Les lieux de savoir », livre une conférence intitulée « La carte et l’océan : ce que le numérique fait au savoir ». Si l’on considère la longue durée historique, on ne peut que constater les effets profonds des nouveaux outils de lecture et d’écriture, qui à chaque fois affectent la nature des textes et les modalités de diffusion. Les périodes les plus intéressantes sont d’ailleurs celles où les technologies cohabitent, comme aujourd’hui où le numérique coexiste avec l’imprimé, continuant à disposer à l’ancienne le texte sur la page de l’écran. Nous sommes dans une phase d’émergence, de recomposition, tout à la fois de résistance des formes traditionnelles et d’invention des possibles. De nouveaux espaces se constituent, qui invitent à de nouveaux positionnements de l’individu. Par exemple, où est-on, où va-t-on quand on est face à un écran ? La géographie des pays est reconfigurée par la géographie des réseaux. La toile redéfinit les échelles spatiales et les voies de circulation. Elle autorise d’inédits déplacements dans les lieux, les temps, les cultures.
L’enjeu alors, c’est d’introduire du relief dans cet espace (quelle est la valeur ajoutée, l’autorité de tel ou tel site?), de connaître les règles qui configurent cette géographie, d’apprendre à se repérer, à se déplacer, à construire son itinéraire… Il s’agit aussi de questionner les traces personnelles que l’individu est amené à laisser sur la toile et qui font de lui un profil, une espèce, un algorithme. Il s’agit encore de participer à l’émergence de nouvelles sociabilités, à la constitution de nouveaux groupes savants, à l’avènement de nouveaux lieux de savoir (les MOOCS par exemple), où l’enseignement se fait de masse, mais gagne aussi à se transformer en tutorat attentif.
Une nouvelle intelligence ?
Avec le numérique, note Christian Jacob, deux logiques se superposent ou s’affrontent : la logique de l’interface, celle de la machine ou du logiciel, qu’il faut comprendre et maîtriser ; la logique de l’utilisateur, qui doit inventer ses usages. Le numérique favorise une intelligence pratique : l’écran se fait « champ ludique de l’homme ordinaire qui peut déployer ses ruses dans les interstices des programmes ».
Le traitement de texte invite ainsi à une réflexivité nouvelle : écrire, c’est aussi apprendre les modalités de l’édition, la lisibilité, la matérialisation d’un savoir ; c’est inscrire le texte dans un processus évolutif, avec corrections, suppressions, déplacements, ajouts ; c’est découvrir la possibilité d’une écriture collaborative, d’un enrichissement constant par l’écriture à plusieurs mains.
La lecture aussi se métamorphose. Le texte est désormais ouvert sur la bibliothèque : sur un même écran, on peut ouvrir le texte original, des traductions ou des commentaires, comme dans ces « pupitres tournants » expérimentés autrefois par les lettrés pour lire simultanément plusieurs ouvrages. De nouvelles formes de perception et d’usage des textes sont désormais possibles : on peut directement sur tablettes les surligner, annoter, marquer ; on peut en faire des espaces de dialogue et d’interaction, mettre en œuvre l’intelligence pratique du « lecteur braconnier » cher à Michel de Certeau, participer au réveil des « communautés interprétatives ». Ainsi se met en place un nouvel écosystème du texte, qui permet de passer aisément de celui-ci à d’autres textes de l’auteur, des dictionnaires, des cartes, des enregistrements audiovisuels…
Le numérique, insiste Christian Jacob, modifie les objets sur lesquels on travaille et les opérations intellectuelles qui leur étaient attachés. Avec cet « outil d’étonnement » s’ouvre un « horizon d’expérimentation ». Il doit libérer l’activité intellectuelle : celle de l’élève comme celle du chercheur. Il doit permettre le risque ; celui de l’erreur, mais aussi celui de l’exploration et de l’intuition. Avec cette boîte à outils ludique, un roman peut désormais être transformé en graphe, en nuage de mots, en carte.. : autrement dit redécouvert par le lecteur.
Un art du cheminement
A plusieurs reprises, conclut Christian Jacob, l’humanité a dû faire face à des tsunamis d’informations : au temps de la bibliothèque d’Alexandrie, de la découverte du Nouveau Monde, de la diffusion du livre imprimé, de l’ambition des Lumières.. A chaque fois, l’humanité a tenté de trouver des réponses pour apaiser ses angoisses : cartographie des textes, classification en genres, index, bibliographies, rassemblement et formalisation des savoirs par l’Encyclopédie… De même aujourd’hui, il s’agit d’apprendre à se repérer, à construire ses cheminements, digressifs ou focalisés. Tous les élèves sont désormais nomades, voyageurs, braconniers.
Le numérique est un « art du cheminement : il faut savoir relier ou délier, maîtriser les bifurcations, connaître les lieux où on se trouve… Autrement dit, apprendre le savoir-faire du cartographe (situer les lieux les uns par rapport aux autres, par exemple repérer ce qui les lie, culturellement, politiquement, économiquement) et acquérir les compétences du géologue (connaître la nature du terrain, par exemple observer l’historique des modifications d’un article de Wikipedia). L’aptitude à comparer, mais aussi le sens critique des élèves doivent être impérativement développés : on peut, suggère Christian Jacob, travailler sur les falsifications volontaires de l’histoire, comme le négationnisme, ou encore la tentative d’effacer de nos mémoires l’importance de la culture arabe dans la civilisation occidentale
L’enjeu est de parvenir à « une nouvelle forme d’humanisme », où l’on s’adonne à « l’ivresse de la curiosité tout en gardant la maîtrise du labyrinthe ». Le défi est de « donner aux apprenants les moyens de tracer leurs propres cartes. »
Les questions de la salle sont nombreuses. La possible disparition des données n’est-elle pas inquiétante ? Il ne faut pas, répond Christian Jacob, céder au « fantasme de la conservation totale, de la complétude… » Il convient ajoute, Jean-Louis Durpaire, d’apprendre à sélectionner et à classer. Par exemple, un écolier doit apprendre à organiser son ordinateur : qu’est ce que je stocke? comment je m’y retrouve dans mes dossiers ? La question des indicateurs permettant de cartographier les nouveaux espaces d’information est aussi posée : dans un site, répond-on, il faut apprendre à identifier l’énonciateur, la date d’écriture, le sourcement, les liens établis avec d’autres sites… ; il serait aussi intéressant de travailler sur les canulars, les hoax. D’autres suggestions sont faites par les intervenants : développer la réflexivité des élèves (par exemple, qu’est ce que se mettre en scène sur un réseau social ?), les aider à construire leur propre environnement de connaissances et de relations, partir de leurs centres d’intérêt pour les amener vers les savoirs (ce qui peut stimuler les élèves en difficulté), imaginer des outils de conservation comme des carnets virtuels pour fixer la mémoire du voyage en ligne…
Cheminements pédagogiques
On aimerait bénéficier du don d’ubiquité, celui que le numérique donne l’impression de posséder, pour pouvoir assister à tous les ateliers du colloque : des enseignants y témoignent d’activités et de projets variés, qui inventent des cheminements numériques et pédagogiques à travers les nouveaux « lieux de savoir » décrits par Christian Jacob.
Au menu, qui comme il se doit redonne multiples saveurs au savoir : l’encyclopédie Vikidia des 8-13 ans, des écritures créatives et collaboratives via un pad pour mieux s’approprier « Les 3 Mousquetaires » ou des œuvres artistiques abordées en histoire des arts, des usages possibles en classe de Google Docs, des détournements pédagogiques des réseaux Twitter ou Facebook, l’utilisation du portail Eduthèque qui rend à tous accessibles des ressources muséales, scientifiques et patrimoniales, la création par les élèves ou par l’enseignant de jeux interactifs, une expérience d’écriture collaborative conduisant 10 classes du Rhône par le biais de l’ENT à composer des nouvelles selon le principe du cadavre exquis, la production de courts-métrages d’animation sur tablettes, une télé en collège, des journaux scolaires pour favoriser l’expression des élèves et leur apprentissage de la citoyenneté, une webradio en réseau Eclair qui utilise la pédagogie du détour pour développer des compétences diverses et restaurer l’estime de soi, des parcours pédagogiques pour aider les élèves à savoir mieux lire sur support numérique, un travail sur un site canular pour apprendre à repérer les sites fiables, la création de bandes annonces de récits d’aventures via smartphones, les intérêts du BYOD (« Bring Your Own Device » ou quand les élèves apportent et utilisent leurs outils numériques personnels en classe) et les règles alors à mettre en place, le blog collaboratif i-voix qui permet aux élèves d’accomplir au quotidien de nouveaux gestes de lecture-écriture-publication, moins scolaires, plus sensibles, plus créatifs, pour faire vivre la littérature dans la civilisation numérique et se sentir comme « autorisés » dans leur représentation du monde…
Une webradio ou le bonheur de la pédagogie de projet
Autant dire que le numérique favorise aussi la créativité et le bonheur des enseignants soucieux de redonner du sens aux apprentissages. Une expérience de webradio, réalisée en direct durant le colloque par des terminales L d’un lycée grenoblois, a été la manifestation éclatante de sa capacité à revitaliser l’École. Les élèves, souligne Yaël Briswalter, ont été mis au défi d’en définir le contenu, de mener des interviews, de construire et monter l’émission, de s’exprimer clairement et soigneusement, de réaliser des intermèdes musicaux… Ce travail pleinement collaboratif relève d’une pédagogie de projet particulièrement efficace pour développer des compétences essentielles articulant tout à la fois une connaissance du monde médiatique, des capacités techniques, orales et même musicales, une attitude qui conjugue volonté, dynamisme et autonomie.
Or, regrette Yaël Briswalter, cette démarche est encore rare dans les établissements : l’argument souvent avancé est celui des programmes (« on n’a pas le temps »), on préfère développer la capacité à respecter un modèle formel (par exemple celui de la dissertation) ou à répondre à une série de questions (par exemple au brevet), autrement dit on adopte volontiers la « pédagogie du GPS », mais « le jour où on n’en a plus, on ne sait pas trouver son cheminement ». Il faut préférer à cette « démarche de procédure » une « démarche de stratégie » : on y a une vision globale et on détermine soi-même la façon qui permettra d’atteindre le but. En 1960, rappelle Yaël Briswalter, 20% d’une classe d’âge obtenait le baccalauréat, nous sommes aujourd’hui environ à 60% : cette démocratisation, heureuse, impose d’adopter de nouvelles pédagogies, en particulier une démarche de projet susceptible de s’adresser à tous les élèves.
Une École de la confiance
On donnera la conclusion à Guy Cherqui, IA-IPR, responsable du CLEMI, pour qui « compétence rime avec confiance ». « Ce qui me plait dans le numérique, ajoute-t-il, c’est le mot lien », terme tout à la fois numérique, humaniste et pédagogique puisqu’il invite le professeur à instaurer du lien avec tous ses élèves, pas seulement ceux qui réussissent. Nous vivons dans une « école de la peur » : on y a peur de l »école, des parents, des élèves, des examens, des programmes… ; on en fait le lieu des grilles, des règlements intérieurs, du carnet de correspondance sur la table (« Vos papiers! »)… Il faut refuser cette école qui éloigne de l’adhésion à l’apprentissage et du plaisir d’apprendre, qui nourrit ressentiment et violence. L’élève doit cesser d’être un objet sur lequel déverser un savoir pour devenir pleinement sujet, pour être reconnu et estimé en, tant qu’individu. L’enseignant doit prendre conscience des révolutions du savoir, changer de posture, participer à une école non de la transmission, mais de la guidance. L’enseignement du français en particulier peut se régénérer dans l’éducation aux médias (qui d’ailleurs figure aussi dans les programmes…) : certains exercices scolaires qui y sont imposés n’ont plus aucun sens par rapport aux pratiques d’écriture réelles, c’est-à-dire numériques.
L’éducation aux médias est bel et bien « un espoir » : un espoir contre les programmes, un espoir contre le cloisonnement disciplinaire, un espoir contre la violence de l’École qui enferme les élèves entre les murs de la classe et ne reconnaît pas la capacité de chacun à s’élever. Guy Cherqui donne le dernier mot, celui qui résume une exigence qui nous est désormais collectivement impérieuse, à Jean-Jacques Rousseau : « Il en compte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer. »
Jean-Michel Le Baut