Les sciences de l’éducation furent officiellement créées en France en 1968, deux ans après la mort de Célestin Freinet. Ses promoteurs – et, au premier rang d’entre eux, Gaston Mialaret – avaient pris pour modèle l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève, qui utilisait déjà l’expression « sciences de l’éducation » au pluriel… Cette expression employée au singulier – « la science de l’éducation » – était tombée en désuétude plusieurs années auparavant en raison de son caractère, tout à la fois, prétentieux, difficilement « opérationnalisable » et préjugeant du caractère dangereusement manipulatoire de l’entreprise. C’est que l’éducation n’étant pas un « objet » mais un « projet », les « scientifiques » qui s’y intéressent ne peuvent la traiter en « médecins légistes ». L’enfant à éduquer n’est nullement un « individu à fabriquer » mais une « liberté à faire émerger ». Toute « science » (au singulier) qui prétendrait en maîtriser le processus de fabrication entrerait en contradiction avec l’intention éducative elle-même et, comme le docteur Frankenstein, conduirait le « créateur » au conflit mortifère avec sa « créature ».
Le pluriel, ici, n’est donc pas seulement une question d’épistémologie, c’est une question d’éthique, et au sens propre de ce mot : la reconnaissance de l’altérité radicale de tout humain, de sa possibilité de construire sa singularité et, comme le disait déjà Pestalozzi, de « se faire œuvre de lui-même »… Pour autant – et n’en déplaise aux publicistes en quête de caricatures vendeuses –, l’enfant ne peut grandir seul, il ne peut construire son propre savoir sans l’aide rigoureuse de l’adulte, sans un regard bienveillant et un environnement stimulant qu’il revient à ses éducateurs de mettre en œuvre et de mettre en place. C’est pourquoi, d’ailleurs, on ne peut s’aventurer légitimement dans les « sciences de l’éducation » (au pluriel), que lorsqu’on ne réduit pas l’éducation à un seul de ses facteurs mais qu’on s’efforce de penser « l’écosystème » dans lequel un sujet peut se développer. C’est la polyfactorialité qui confère, ici, sa singularité irréductible au sujet et permet aux éducateurs de faire varier un ou plusieurs éléments qui reconfigurent l’écosystème éducatif et permettent à l’enfant de trouver, dans son environnement, une « prise » où s’accrocher et, en lui, le courage et la volonté nécessaires à tous les commencements.
À cet égard, Célestin Freinet pourrait parfaitement être considéré comme une des figures majeures des « sciences de l’éducation ». Qui, en effet, mieux qui lui, n’a cessé d’insister sur l’importance de l’environnement éducatif de l’enfant en rappelant l’exigence fondatrice du « matérialisme pédagogique » ? Qui a, mieux que lui, montré que l’apprentissage relevait de l’activité de l’enfant – dans toutes ses dimensions – et que celle-ci était fondamentalement liée à « l’organisation du travail » ? Qui a, plus vigoureusement que lui, insisté sur l’interaction de la structuration du collectif et du développement personnel ? Qui a, avec plus de précision et de rigueur, travaillé sur les « techniques » et leurs rapports aux savoirs ? Qui a plus clairement formalisé le rapport dialectique complexe entre l’expérience personnelle – familiale et sociale – et l’accès aux connaissances objectives, articulant continuité et rupture de manière particulièrement originale ? Qui a su allier, avec plus de conviction et d’ardeur démonstrative le postulat de l’éducabilité – qui affirme que tous peuvent apprendre et grandir – avec celui de la liberté de chacun – qui reconnaît que nul ne peut apprendre à la place de quiconque ? Qui a réussi, aussi fondamentalement que lui, à penser, de manière toujours plus approfondie, les relations difficiles mais nécessaires entre le pédagogique et le politique ? Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples… Ergonome avant la lettre, psychologue et épistémologue à la fois, spécialiste critique des « nouvelles technologies » de l’époque, lucide comme un sociologue et volontariste comme un politique, créateur génial et animateur de collectifs qui durent encore et inventent toujours… il a incarné cette capacité à « penser et agir l’éducation » sans jamais y adopter cette posture de surplomb qui rend tant de praticiens réfractaires aux (mauvais) « pédagogues ». Loin de la moindre suffisance, il a ouvert des portes et tracé des chemins que nous n’avons pas fini d’explorer et de prolonger… Pourquoi donc, dans ces conditions, les « sciences de l’éducation » ont-elles tant tardé à lui donner la place qu’il mérite ? Pourquoi a-t-il fallu presque quarante ans après son décès pour qu’après quelques livres sur le sujet, paraisse enfin cet ouvrage, aux regards pluriels, complémentaires et stimulants ?
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Plusieurs des « grandes figures » universitaires des « sciences de l’éducation » qui dirigeaient, en France, l’essentiel des départements de cette discipline dans les années 1980, particulièrement fastes, alors, pour sa croissance, m’ont raconté cette anecdote que la convergence des propos m’interdit de considérer comme totalement apocryphe : alors que, dans une instance institutionnelle officielle de recrutement, un aréopage de sommités discutait du cas d’un candidat se revendiquant de la « pédagogie Freinet », l’une d’entre elles osa poser la question, faussement naïve » : « Et si Célestin Freinet se présentait aujourd’hui devant nous pour obtenir un poste universitaire, le recruterions-nous ? ». La réponse, unanime, fusa très vite : « Impossible ! Impensable ! »… « Nous en serions affectés, tristes même, mais pas question de l’introduire dans l’université ! »… « Ce n’est qu’un pédagogue – certes, aux qualités et au rayonnement immenses – mais il ne peut prétendre au titre de professeur de sciences de l’éducation… »
Que reprochait-on donc de si grave à Célestin ? Ses engagements politiques ? Certainement pas ! De grands « caciques » de la discipline en affirmaient alors de bien plus radicaux. Sa conception un peu naïve de l’élève, « pédagogiste » avant la lettre, par trop confiant dans la nature intrinsèquement bonne de l’enfant et ses capacités spontanées à « construire lui-même et tout seul son propre savoir » ? Ç’aurait été bien mal le connaître, lui qui n’a jamais confondu « l’enfance » et « l’infantile », qui a toujours considéré comme essentielle « la part du maître » et assumé l’autorité du savoir comme fondement de celle de l’enseignant. Son « naturalisme » et sa croyance dans le pouvoir du contact direct avec « les éléments » pour permettre à l’enfant de se développer harmonieusement ? Ç’aurait été ignorer la dimension fondamentalement « écologique » de l’éducation et passer à la trappe la multitude de connaissances et de comportements que le contact avec la nature permet d’acquérir : qui peut nier à quel point il était – et il reste ! – essentiel que l’enfant apprenne que ce n’est pas en criant sur les tomates qu’il les fera pousser plus vite ? A contrario, doit-on suspecter sa fascination pour les « techniques » – l’imprimerie, la correspondance scolaire, le cinéma, les « bandes enseignantes », etc. – au détriment des objectifs d’apprentissage ? Ce serait particulièrement injuste au regard de sa volonté de mettre en permanence en relation les finalités et les modalités de l’action éducative, de toujours se demander comment incarner les premières dans les secondes et référer les secondes aux premières en « parcourant sans cesse la chaine dans les deux sens », comme le préconisera si justement Daniel Hameline.
En réalité, si Célestin Freinet n’aurait pu être recruté en « sciences de l’éducation », c’est parce qu’il s’est toujours voulu plus « pédagogue » que « scientifique » et qu’il n’a jamais fait allégeance aux canons universitaires en vigueur. Certes, il a beaucoup écrit, mais ses écrits sont restés, pour l’essentiel, ce que certains universitaires nomment, avec un brin de mépris, des « textes de vulgarisation » : les témoignages y côtoient les préconisations, les réflexions philosophiques y alimentent des prises de position politiques, les outils techniques y sont présentés en lien avec les principes éthiques de leur utilisation… et l’ensemble s’inscrit dans un style qui oscille entre l’intimisme et l’épopée, la notice technique et la poésie, l’analyse psychologique et la description naturaliste. De plus, il ne rechigne pas – c’est le moins que l’on puisse dire ! – aux métaphores en tous genres, sacrifiant parfois la démonstration rigoureuse à l’évocation littéraire…
C’est que Célestin Freinet est, avant tout, un « militant », au plus beau sens du terme. Non point un « militant dogmatique » trimbalant ses certitudes comme viatique universel, imposant à toutes et à tous l’obéissance aveugle à ses injonctions. Non point un « intellectuel militant » répétant sa doctrine en boucle et maudissant le monde entier qui a l’outrecuidance ou la paresse de ne pas l’avoir encore mise en œuvre. Non point un « militant opportuniste », vendant ses propositions aux institutions ou aux politiques les plus offrants pour avoir la satisfaction de se croire influent « dans l’ombre des princes ». Non point un « universitaire militant », prêchant la foi tous les dimanches à ses fidèles tout en continuant, toute la semaine, à les démobiliser par son scepticisme arrogant. Non point un « militant maudit », convaincu d’avoir eu raison avant tous les autres, trop intelligent et visionnaire pour une populace buttée qu’il abandonne désormais à son triste sort en s’abîmant lui-même dans l’esthétisme de la désespérance… Mais un « militant joyeux », qui n’a pas renoncé à transformer le monde et sait qu’il n’y parviendra que si sa joie est contagieuse ; un « militant concret » qui ne méprise pas, au nom de la pureté de la pensée, les propositions et les confrontations sur les techniques et les méthodes qu’il propose ; un « militant constructeur d’avenir » qui croit possible – malgré la médiocrité des institutions et les rivalités entre les hommes – de construire des réseaux, des rhizomes, des dynamiques qui poursuivront le travail sans être paralysés par la répétition des mêmes bondieuseries ; un « militant ouvert » dont les principes inspirent et ne verrouillent pas l’inventivité de ses collaborateurs et de ses disciples ; un « militant cohérent » qui s’efforce – autant que la finitude et la fragilité de notre « humaine condition » nous le permettent – de « faire ce qu’il dit et de dire ce qu’il fait » ; un « militant positif » qui n’oublie jamais que, quels que soient les coups durs, malgré les épreuves inévitables, l’usure qui guette, le désespoir jamais définitivement écarté, il lui revient – avec d’autres – de contribuer à donner à tous les éducateurs et toutes les éducatrices la confiance qui leur permet de reprendre tous les matins, la joie au cœur, le chemin de la classe.
Car, si les « sciences de l’éducation », comme toutes les démarches scientifiques ont une éminente dignité, si elles doivent continuer obstinément à chercher le juste et à faire le vrai, si leur exigence épistémologique doit être, sans cesse, remise en chantier… Célestin Freinet, le pédagogue, n’en est pas, pour autant inutile ! D’abord parce que toute inventivité pédagogique fournit aux « sciences de l’éducation » un « matériau de travail » inestimable qui lui permet de scruter « ce qui se fabrique » dans nos écoles et de produire des études et des comparaisons particulièrement précieuses. Ensuite – et surtout – parce que, s’il est éminemment nécessaire de chercher la vérité, en éducation comme ailleurs, donner de l’espoir aux hommes et aux femmes que l’on charge d’éduquer nos enfants n’a, pour autant, rien de méprisable. Tout au contraire.
À la croisée des chemins, ce livre offre l’extraordinaire occasion d’un trop rare rencontre. On ne saurait trop en remercier les auteurs.
Philippe Meirieu
Professeur émérite à l’Université LUMIERE-Lyon 2
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