In L’Express – 6 décembre 2013 :
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Dans une tribune pour L’Express, Claude Thélot, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes, ancien directeur de l’évaluation au ministère de l’Education nationale, réagit au déclassement de la France dans l’enquête Pisa 2012, rendue publique mardi, et propose de faire enfin de l’école une grande cause nationale.
Evaluation après évaluation, le message est le même depuis assez longtemps, maintenant: le niveau moyen de nos élèves à la fin de la scolarité obligatoire baisse, et cela est d’abord dû à l’accroissement du nombre et des difficultés des élèves en grande difficulté. Alors que la grande plainte sur la baisse du niveau était erronée il y a encore dix ans, elle est exacte aujourd’hui : non pas à cause du niveau de l’élite scolaire, ni même des élèves bons ou moyens, mais en raison de celui des élèves faibles. L’évaluation de l’OCDE rendue publique hier ne fait que confirmer ce que nous savions depuis un bon moment, parce que, contrairement à d’autres pays, nous avons un bon système national d’évaluation.
Mais que sert d’avoir de bonnes évaluations si l’on n’en fait rien ?
Les réactions à l’évaluation de l’OCDE sont accablantes. D’abord celles de la plupart des commentateurs : en portant sur les inégalités entre élèves, elles manquent l’essentiel. L’essentiel, c’est que désormais 20% de nos jeunes ne savent pas ce qu’il est indispensable de savoir. C’est sur ces jeunes, qui sont surtout des garçons (fait dont on ne tire aucune conséquence), que la politique éducative doit se porter en priorité. Et de cette façon d’ailleurs, on réduira la première des inégalités devant l’école : celle qui sépare les élèves qui maîtrisent les indispensables de ceux qui ne les maîtrisent pas.
Quant aux réactions de nos politiques, n’en parlons pas : devant un sujet de si grande importance, qui touche le pays dans son entier, ils privilégient les déclarations partisanes, les petites phrases assassines, la recherche affectée des responsabilités chez le camarade d’en face – selon le cas celui d’avant ou celui d’aujourd’hui. Navrant.
C’est justement cette erreur de perspective des déclarations, celles des commentateurs et celles des politiques, qui me pousse à écrire ce texte.
Faisons vraiment réussir tous les élèves, et en particulier, grâce à une préférence pour les élèves en difficulté, les 20% en grand échec, voilà ce qui devrait être, toutes affaires cessantes, notre cause nationale, notre préoccupation première. Pourquoi ne prenons-nous pas cet engagement vis-à-vis de la jeunesse : tout jeune de ce pays, grâce à nous, les adultes travaillant à son éducation, et grâce à lui aussi, s’il s’y prête, réussira à l’école. Car il ne faut pas se tromper : la grande difficulté scolaire débouche sur la grande difficulté économique, sociale et personnelle. Aujourd’hui et demain, on ne peut réussir sa vie sans avoir réussi ses études (ou alors on plonge dans l’illégal, le souterrain, la violence). C’est pourquoi l’échec scolaire n’est pas que l’affaire des élèves en échec – n’est pas seulement une affaire individuelle. Il est l’affaire de toute la société : des entreprises et des administrations, qui perdent en compétitivité ; de la vie collective qui gagne en violence. Bannissons donc notre égoïsme social, qui nous fait nous intéresser qu’à la réussite des nôtres. Ou plutôt : c’est notre égoïsme bien compris qui doit nous pousser à plaider et agir pour la réussite de tous.
Ainsi, loin d’être un objet partisan et politicien, la réussite de tous, et notamment des 20% en grande difficulté, se doit d’être notre grande politique, notre grande cause nationale des dix ans qui viennent : c’est urgent. Et que, contrairement à nos bonnes vieilles habitudes, cela nous fasse agir, et pas seulement parler, penser, légiférer. Agir sur le terrain, dans les établissements et les classes, là où se joue la formation, l’éducation, grâce en premier lieu aux professeurs et aux chefs d’établissement. Sur le terrain, et non dans les colloques ou au Parlement. Ah! L’ai-je trop souvent vu l’orgueil de ministres qui veulent, grâce à une loi, laisser un nom dans l’histoire, pendant qu’un jeune sur cinq, lui, est laissé sur le carreau.
Que veut dire "faire réussir" ?
Il faut s’entendre. Je propose que nous nous entendions sur la définition suivante : faire réussir les élèves, c’est
- D’une part, donner à tous un ensemble commun de connaissances, capacités et attitudes indispensables pour réussir leur vie, un socle donc, qui soit commun et sans lequel, dans la société française d’aujourd’hui et de demain, on ne peut ni vivre ni travailler ;
- D’autre part, ce socle fourni, proposer une diversité de voies et d’approfondissements, qui tienne le plus grand compte de ce qu’a envie d’apprendre chaque jeune.
Ainsi, d’abord, la scolarité obligatoire, dont on ne voit pas quelle autre définition elle pourrait avoir que celle, pour l’essentiel, de fournir un socle commun ; puis, la scolarité d’après (lycée et enseignement supérieur) beaucoup plus diversifiée, où tout le monde, au contraire du socle, n’apprend pas la même chose.
La réussite c’est donc, contre des esprits simplistes qui seraient tentés de les opposer, donner un mélange de fonds commun et de dispositions spécifiques, un mixte de ce qui est imposé et de ce qui répond plus à des goûts ou des talents, une formation qui soit pour une part unique et valable pour tous, et pour une autre part plus propre à chacun.
Faisons un rêve: nos politiques, j’entends ceux de premier plan, faisant vraiment – vraiment : c’est le mot important…- de la réussite de tous les jeunes, entendue ainsi, la priorité absolue de leur programme, de leur action. Sur quoi de concret et de fondamental pourraient-ils alors s’accorder ? Qu’on ne croie pas que je verse dans l’utopie ! Il y a dix ans, lorsque j’ai présidé la Commission du débat national sur l’Ecole, nous avons pu, en dépit de notre très grande diversité dans la Commission, non seulement organiser un très large débat dans le pays, mais aussi en tirer des recommandations de politique éducative, acceptées à l’unanimité (au prix, il est vrai, de deux ou trois démissions sur plus de cinquante membres – démissions très isolées comme on le voit, donc sans réelle valeur). L’Ecole est une question politique, elle n’est pas, elle ne doit pas être, surtout lorsqu’elle est dans l’état actuel, une question partisane.
Pour commencer, des fondations solides
Sur quoi, donc, pourrait-on s’accorder concrètement au nom de cette grande cause nationale ? Ce serait à ces politiques de le dire, bien sûr, mais je me risque à quelques suggestions à mes yeux essentielles -et atteignables avec du courage et de la ténacité. Je me contente d’énoncer ces priorités, accompagnées de quelques commentaires.
Agir vraiment pour la réussite de tous, avec une option pour les élèves en échec, suppose que, comme un architecte, on commence par bâtir des fondations solides. Sinon, ce n’est pas un édifice qu’on érige, c’est une ruine. La priorité absolue doit donc être donnée à l’école obligatoire, élémentaire et collège, de 6 à 16 ans.
Un "socle" existe, beaucoup trop large, qu’il faut absolument resserrer (il ne définit pas du tout les indispensables, mais un ensemble si large que je défie quiconque dans le pays de maîtriser tout ce qu’il contient). La récente loi sur la " refondation " de l’Ecole prévoit qu’un décret reprenne cette question. Il faut absolument éviter les errements de 2008, se rapprocher de la loi de 2006, et extraire du " socle " actuel ce qui est vraiment indispensable. Le ministre, ici, doit s’opposer victorieusement aux groupes de toutes sortes pour n’être que l’avocat des élèves. Cela étant, et contrairement à notre péché mignon, la définition d’un socle et les délicieuses discussions qu’elle entraîne, ne sont qu’une toute petite partie d’une " politique du socle commun ". L’essentiel est, et c’est tout autre chose, de la faire passer dans les écoles primaires et les collèges. C’est à cette politique qu’il faudrait donner tous ses soins. Elle a, à mon avis, trois axes centraux.
D’abord, il faut créer le "professeur du 21ème siècle", celui qui fera précisément acquérir le socle commun à tous les élèves, notamment à ceux qui ont du mal à l’acquérir plus ou moins tout seuls ou en famille. Ce professeur doit faire cours ET accompagner les élèves. Il travaille plus, et en tout cas plus sur place, que les professeurs d’aujourd’hui, est mieux considéré et mieux payé : illustration capitale du principe général selon lequel on ne saurait mettre des moyens a priori dans l’Ecole, mais qu’il faut ne le faire qu’en contrepartie du fait de travailler autrement – le lien entre les deux aspects, les moyens et le changement du travail, au service de la réussite de tous, devant être indissoluble. Les enseignants en place (du premier et second degré) choisiront cette nouvelle position (ce nouveau statut) ou non, à leur gré ; les nouveaux, ceux que l’Etat recrute, le seront dans le nouveau statut.
Des professeurs mieux formés et évalués et des jeunes écoutés
Ensuite il faut mettre en place une " diversification juste et maîtrisée " des moyens entre établissements et classes. Des classes de CP à cinq ou six élèves, avec des professeurs bien formés (si possible du 21ème siècle) doivent apparaître, à côté de CP à 30 ou même 35 dans les milieux et quartiers les plus favorisés. Idem pour les 6ème, par exemple. Autant l’objectif central de la scolarité obligatoire est le même pour tous les élèves (maîtriser le socle commun), autant les voies pour y parvenir sont et peuvent être différentes selon les élèves. D’où, en plus de la diversification juste et maîtrisée des moyens, une très grande liberté des équipes enseignantes et des chefs d’établissement dans le choix des pratiques éducatives (y compris en songeant à des pratiques s’adressant aux garçons).
Enfin, il est souvent difficile et parfois très difficile de former, d’éduquer les jeunes. Il faut donc absolument mettre sur pied une organisation d’aide, d’accompagnement et d’évaluation des professeurs, fréquent et régulier. La société ne devrait pas, comme elle le fait actuellement, laisser ces personnes à qui elle délègue le soin d’assurer sa propre durée et sa survie, si seules, isolées, démunies. Il faut donc, autre exemple du lien entre travailler autrement et moyens, transformer le métier d’inspecteur, puis en augmenter beaucoup le nombre.
A la charnière du collège et du lycée, il serait nécessaire d’écouter davantage les souhaits des jeunes. Par exemple, beaucoup trop d’entre eux orientés dans une voie professionnelle se retrouvent dans une autre spécialité que celle qu’ils souhaitaient : je voulais faire de l’électromécanique, je l’ai dit en juin, je me retrouve en septembre dans un lycée du bâtiment, parce que c’est là qu’il y a de la place. C’est intolérable. Nous devrions prendre le quasi engagement, au nom de la priorité donnée aux goûts après la maîtrise du socle commun, de respecter les souhaits des jeunes dans les différentes filières, générales, technologiques et professionnelles. Ce qui suppose, bien sûr et c’est la seconde priorité de l’ "école du socle" de donner, dès la sixième, une éducation aux choix très substantielle (sans commune mesure avec ce qui se fait actuellement) pour que ces souhaits soient informés et réfléchis. Souhaits non pas professionnels (comment pourrait-on l’exiger si jeune), mais éducatifs, c’est-à-dire portant sur les sujets et matières qu’on a envie d’apprendre et, du coup, dans lesquels, à condition bien entendu d’en avoir les capacités, on réussira. Car faire quelque chose qu’on n’aime pas, c’est tomber dans l’ennui ou l’échec : "on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif" (proverbe français, trop peu médité).
Dans le lycée lui-même, ce ne sont que des aménagements éventuels qu’il conviendrait de prévoir, du moins ceux qui s’imposeraient pour concrétiser la volonté de mieux tenir compte des souhaits, des goûts et des talents des jeunes, par exemple en "colorant" davantage les voies à partir de la première. Une réforme éventuelle du baccalauréat couronnerait et cette maîtrise retrouvée du socle commun et ces savoirs et compétences plus colorés.
Oui, je sais, la maîtrise du socle commun par tous, puis des matières correspondant davantage aux goûts des jeunes, des professeurs pour aujourd’hui, bien soutenus et évalués tout au long de leur vie, des moyens distribués intelligemment et de façon juste, au service de la réussite de tous, c’est un rêve. Allons ! dépêchons-nous de revenir dans la réalité : dans nos petits jeux partisans, nos discussions et analyses, justes parfois, mais si souvent stériles. Pendant ce temps-là, le bateau coule doucement, un jeune sur cinq est à la dérive. Mais ne vous en faites pas, braves gens, dormez bien, on s’occupe de tout – ou de rien : la France est éternelle.