In Lectures – le 26 novembre 2013 :
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- 1 Villechaise et Zaffran dans cet ouvrage, soulignent également la dimension émotionnelle de ces disc (…)
1Les articles réunis dans cet ouvrage visent à dégager des premières conclusions d’un ensemble de travaux menés dans différentes disciplines sur l’analphabétisme et l’illettrisme. Cette première ambition est de taille, quand on sait la difficulté qu’il y a à définir et à saisir ces objets, « préconstructions sociales et politiques » (p. 12), et quand on sait que les travaux et les discours tenus dans ce domaines sont assez hétérogènes et souvent impliqués. En dépit de leur relative abondance, Lanoue rappelle le peu de recherches significatives dans le domaine. La variété des styles employés dans ces discours est également remarquable, entre cris de colère, dramatisations, moralisations, stigmatisations et bonnes intentions, et l’on y peine souvent à éviter le sociocentrisme ou le misérabilisme1. La diversité des auteurs (acteurs politiques, responsables intentionnels, organismes professionnels, cadres éducatifs, acteurs culturels, formateurs, membres d’associations, chercheurs (sociologues, psychologues, économistes et linguistes), journalistes, et même illettrés eux-mêmes), tout comme la diversité de leurs points de vue, opinions et objectifs contribue à faire de ces questions des lieux de polémique, ce qu’amplifie la médiatisation dont ils font l’objet depuis une bonne dizaine d’année.
- 2 Il s’agissait par exemple du titre d’une des séances plénières des Assises européennes de l’illettr (…)
2Au regard de ces travaux, l’originalité de cet ouvrage est sans conteste d’articuler des analyses de situations rencontrées dans les pays du Sud avec celles de situation et de politiques menées dans les pays du Nord, en France en particulier. Cette mise en parallèle de situations diverses permet une approche renouvelée des réflexions sur l’illettrisme et l’alphabétisation. De ce point de vue, les travaux s’inscrivent aussi dans le prolongement d’une perspective critique, qui porte d’une part sur la place accordée aux personnes en situation d’illettrisme (on défend bien ici, comme ailleurs, le souhait de « changer de regard »2). Cette perspective critique porte d’autre part sur la mesure du phénomène, les politiques mises en œuvre, les discours officiels et les moyens alloués. Elle porte enfin sur les lectures idéologiques, les interprétations sociales et culturelles des situations d’illettrisme : on citera parmi d’autres la dénonciation d’une pression normative ainsi que d’une volonté d’acculturation et de contrôle social, qui s’inscrit plus globalement dans un rapport à la pauvreté et à la misère.
- 3 Ainsi la parole leur est-elle donnée dans quatre contributions de cet ouvrage : Cerbelle, Villechai (…)
3L’ouvrage réunit onze contributions, très diverses quant aux objets, aux terrains et aux regards portés, précédées d’une introduction tentant d’en dégager des axes d’analyse transversale. Ainsi Lanoue souligne-t-il que la diversité des terrains et des objets choisis n’empêche pas une continuité des réflexions : il s’agit toujours de démêler dans les discours les différents aspects et implications de l’illettrisme et de l’analphabétisme, mais aussi de discuter ce que l’on entend par insertion sociale des personnes, que l’on se refuse de réduire à une activité professionnelle ou à une employabilité. Il s’agit enfin de saisir le point de vue de chacun, depuis les institutions jusqu’aux personnes visées, qui ne se reconnaissent pas toujours dans les jugements qu’on porte sur eux3. Les réflexions menées sont d’autant plus riches que plusieurs des auteurs de l’ouvrage n’en sont pas à leur première publication sur l’illettrisme (Villechaise et Zaffran, Torunczyk) ou sur des questions en lien avec l’illettrisme (Mingat, Garcia, Viriot-Goeldel, Humery).
- 4 Lahire Bernard L’invention de l’« illettrisme ». Rhétorique publique, éthique et stigmates, La Déco (…)
- 5 Ceci distingue la vision francophone de la vision anglophone, où la question est définie « en posit (…)
- 6 Lapacherie Jean-Gérard, « Préface », in Poueyto J.-L. (dir.), Illettrismes et cultures, L’Harmattan (…)
4Nous ne reviendrons pas sur l’ensemble des points de comparaison entre les contributions, mais nous soulignerons seulement que beaucoup empruntent leur perspective critique à l’analyse de Lahire4. Ainsi, plusieurs des auteurs rappellent combien la définition même d’illettrisme pose problème, créant une catégorie de personnes non pas à partir d’une propriété commune, mais d’un manque relatif5. Il s’agit bien en ce sens là d’un « mot piégé »6, qui renferme le seul point de vue des lettrés. Au passage, on notera que l’ouvrage ne règle pas le flou qui règne autour de la définition des personnes en situation d’illettrisme, puisqu’il réunit des contributions qui portent sur les élèves en échec scolaire, des migrants, des personnes ayant été scolarisées et des personnes ne l’ayant jamais été.
- 7 Poueyto Jean-Luc (dir.), Illettrismes et cultures, L’Harmattan, Paris, 2001.
- 8 Cela impliquerait une approche linguistique, que très peu d’auteurs appellent, mais qui pourtant fa (…)
- 9 Lahire, op. cit.
- 10 Lapacherie, op. cit.
5La difficulté à circonscrire cet objet est d’ailleurs augmentée, selon nous, du fait que les savoir-faire langagiers des personnes – à l’écrit comme à l’oral, de lecture comme d’écriture – sont assez souvent évacués, au profit de leur insertion sociale et de leur accès à l’emploi, à la culture, au droit ou à la santé7. En particulier, bien qu’il ait été rappelé dans l’article de Mingat et al. que l’illettrisme ou l’analphabétisme ne sont pas des catégories disjointes, mais s’inscrivent bien dans un continuum, il n’existe pas de travaux visant à comparer, dans diverses situations, les pratiques de lecture/écriture des personnes, selon qu’elles sont catégorisées comme illettrées ou non8. Mais la notion pose aussi difficulté en ce qu’il s’agit d’un « problème social » inventé9, qui renvoie historiquement, en France sans doute plus qu’ailleurs, à l’échec d’un idéal de société où « ne peuvent être citoyens (vraiment citoyens) que des hommes [et des femmes] sachant lire et écrire »10.
6Il ne s’agit pas dans cet ouvrage, on l’aura compris, d’une première critique. Pour autant, cette question, maintes fois déconstruite, n’en reste pas moins très actuelle, et même régulièrement remise sur la scène politique et médiatique – en France, rappelons que l’illettrisme est en cette année 2013 Grande Cause nationale ; en Afrique ou dans les pays en voie de développement, tous suivent de près les estimations du nombre d’illettrés, comme le montre l’article de Mingat et al.
7L’intérêt majeur de cet ouvrage collectif, selon nous, n’est pas tant dans les questions transversales, les discussions courant d’une contribution à l’autre, mais dans le rapprochement d’un ensemble d’objets habituellement considérés dans des champs de recherche distincts (et trop souvent étanches) ; cela permet ainsi d’articuler l’illettrisme à des questions par ailleurs assez documentées. Parmi elles nous en retiendrons trois : la question des langues, la question de la scolarisation et la question de la littéracie.
- 11 Cette critique permet parfois aussi de voir l’illettrisme ou l’analphabétisme comme des formes de r (…)
- 12 Elle est à ce titre est à rapprocher des Missionary linguistic studies menées depuis près de 20 ans (…)
- 13 On comprend, à lire le début de cette contribution, qu’il faudrait regarder plus largement la situa (…)
- 14 Voir par exemple Maurer Bruno, « Les langues des apprenants dans les systèmes éducatifs post-coloni (…)
8En ce qui concerne la question des langues et des situations sociolinguistiques, on remarque que dans la majorité des cas, les discours publics ne précisent pas les langues dans lesquelles les capacités de lire/écrire sont estimées, ni ne tiennent compte du plurilinguisme des personnes ou des communautés sociales considérées. La vision qu’ils développent est à ce titre homogénéisante, et conforte l’idée qu’il s’agit aussi d’une politique d’acculturation, en particulier des minorités linguistiques et sociales11. La question de la langue des apprentissages et des pratiques littéraciées est pourtant centrale, en particulier en Afrique où plusieurs langues africaines coexistent avec des langues héritées de la colonisation, mais aussi dans des situations diglossiques comme celle du Maghreb, ou encore dans les situations de migration. C’est ce que soulignent cinq contributions en particulier dans cet ouvrage : celle de Tsigé qui porte sur les politiques d’alphabétisation par les missionnaires au Togo12, celle de Baba-Moussa qui rend compte des politiques éducatives au Bénin depuis l’indépendance, celle de Humery qui porte sur l’alphabétisation en pulaar au Sénégal, celle de Cerbelle qui porte sur le Maroc13 et celle enfin de Leroy qui porte sur des femmes migrantes d’origine latino-américaine à Paris. Plusieurs de ces études seraient à rapprocher d’études menées en didactique des langues et en sociolinguistique, qui portent sur la scolarisation en langues nationales dans les contextes éducatifs post-coloniaux14. Dans tous les cas, il convient de tenir compte des politiques linguistiques et éducatives menées dans les États, et de la place, du statut et de la fonction accordés aux langues en présence. Dans le cas de la contribution de Baronnet qui porte sur les expériences d’alphabétisation au Chipas (Mexique), il est question en outre de la prise en compte des cultures éducatives et sociales des différents communautés. Ainsi, ces contributions appellent des rapprochements entre les travaux sur l’illettrisme et des travaux portant plus généralement sur les politiques linguistiques et éducatives.
9En second lieu, cet ouvrage montre que l’on doit articuler l’étude des questions d’illettrisme avec les travaux menés par ailleurs sur la scolarisation, les méthodes et les discours sur l’apprentissage du lire/écrire à l’école et sur la question de l’échec scolaire. L’illettrisme reste en effet très lié à l’échec des politiques de scolarisation. Cela rend difficile, pour les formateurs, l’invention de nouvelles pratiques pédagogiques, mais aussi complique les apprentissages pour des personnes ayant un vécu scolaire douloureux. Deux contributions en particulier traitent de politiques éducatives dans l’école, qu’elles concernent l’échec scolaire (Viriot-Goeldel) ou l’apprentissage du lire/écrire (Garcia).
10Enfin, cet ouvrage appelle des rapprochements avec des travaux menés sur la question du rapport à l’écrit et des pratiques littéraciques des personnes, mesurées non plus à partir de tests de compétences, mais au travers d’enquêtes qualitatives (Leroy) ou observées tout au long d’une expérience de formation (Torunczyk).
11En résumé, cet ouvrage prolonge et actualise un ensemble de réflexions et d’analyses sur l’illettrisme et l’analphabétisme, mais montre aussi combien il est important de « sortir de l’illettrisme », non seulement comme phénomène qui exclut et stigmatise socialement, mais aussi comme objet d’étude multiforme et emprunt d’idéologie. Une des solutions proposées ici, pour mieux dégager ses composantes et implications, est de le relier à des terrains variés – situations du Nord et du Sud – mais aussi à différents champs de recherche transversaux.
Notes
1 Villechaise et Zaffran dans cet ouvrage, soulignent également la dimension émotionnelle de ces discours (p. 77). Ils développent également les deux écueils dont il est question ici (p. 80 et auparavant dans leur ouvrage : Villechaise Agnès et Zaffran Joël, Illettrisme : les fausses évidences, L’Harmattan, Paris, 2004).
2 Il s’agissait par exemple du titre d’une des séances plénières des Assises européennes de l’illettrisme, organisées par l’ANLCI à Lyon du 13 au 15 novembre 2013.
3 Ainsi la parole leur est-elle donnée dans quatre contributions de cet ouvrage : Cerbelle, Villechaise et Zaffran, Leroy et Torunczyk.
4 Lahire Bernard L’invention de l’« illettrisme ». Rhétorique publique, éthique et stigmates, La Découverte, Paris, 1999.
5 Ceci distingue la vision francophone de la vision anglophone, où la question est définie « en positif », par literacy ou literacy attainments. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer que, pour cette population a fortiori, on ne peut qu’imaginer une grande hétérogénéité, tant sociale que du point de vue des parcours de vie, des explications de ce manque (déperdition des savoirs, échecs de l’apprentissage, ruptures de vie, pathologies ?), des représentations, des attentes et bien sûr des solutions à proposer.
6 Lapacherie Jean-Gérard, « Préface », in Poueyto J.-L. (dir.), Illettrismes et cultures, L’Harmattan, Paris, 2001, p.10.
7 Poueyto Jean-Luc (dir.), Illettrismes et cultures, L’Harmattan, Paris, 2001.
8 Cela impliquerait une approche linguistique, que très peu d’auteurs appellent, mais qui pourtant fait grand défaut (la seule approche linguistique mentionnée dans l’ouvrage (p. 77), et à juste titre critiquée, est celle de Bentolila).
9 Lahire, op. cit.
10 Lapacherie, op. cit.
11 Cette critique permet parfois aussi de voir l’illettrisme ou l’analphabétisme comme des formes de résistance à l’acculturation. À l’inverse, certains mettent en avant le pouvoir libérateur de l’écrit, qui permet de penser sa condition d’opprimé (voir en particulier la contribution de Garcia dans cet ouvrage).
12 Elle est à ce titre est à rapprocher des Missionary linguistic studies menées depuis près de 20 ans. Cf. par exemple Zwartjes Otto et Koerner Konrad (dir.), « Quot homines tot artes. New studies in Missionary Linguistics », Historiographia Linguistica, vol.XXXVI, n° 2-3, John Benjamins, Amsterdam, 2009.
13 On comprend, à lire le début de cette contribution, qu’il faudrait regarder plus largement la situation sociolinguistique dans tout le Maghreb pour expliquer que le taux d’analphabétisme soit plus fort au Maroc que dans les pays voisins.
14 Voir par exemple Maurer Bruno, « Les langues des apprenants dans les systèmes éducatifs post-coloniaux », Glottopol n° 22, juillet 2013. Disponible en ligne : http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol/numero_22.html.