A Marseille, de nombreuses familles musulmanes scolarisent leurs enfants dans des établissements privés catholiques, à la recherche d’un climat plus serein.
Elle sort, dépasse le large portail vert percé de deux grandes croix chrétiennes, et s’arrête quelques secondes. Le temps de ceindre sa tête brune d’adolescente d’un foulard piqué de quelques épingles. Puis elle repart, sac de cours sur le dos. Scène de la vie quotidienne à Tour-Sainte, établissement privé catholique du XIVe arrondissement de Marseille (Bouches-du-Rhône). Le groupe scolaire surplombe la rade, les prés des dernières fermettes environnantes et les cités qui hérissent le paysage. Il a gardé son air d’ancien orphelinat, et accueille, de la maternelle à la terminale, 750 enfants. «Des musulmans à plus de 75%», précise la directrice, Marie-Pierre Chabartier. «Les parents qui arrivent ici ont peur de ce qu’ils ont vu ou entendu du public… Ils réclament du respect et un climat social serein», glisse-t-elle, assise derrière son bureau, entre un crucifix, le tableau d’un évêque à calotte rouge et un portrait stylisé de Jack Nicholson qui doit donner des suées aux turbulents convoqués.
Selon l’académie d’Aix-Marseille, plus de 30% des élèves marseillais du second degré sont scolarisés dans le privé. Dix points de plus que la moyenne nationale. Un taux qui monte même à 43,4% dans le centre, où l’on compte de nombreux secteurs paupérisés. Dans les quartiers Nord, qui concentrent la majorité des habitants d’origine maghrébine ou comorienne, le taux grimpe cette année à 19,5%. Autant qu’à Aix-en-Provence, la bourgeoise voisine. Ici, le passage par le privé rime avec quête de progression sociale, d’accession à la notabilité.
Tour-Sainte compte 42% de boursiers. «Ce mouvement touche les familles les plus investies dans le suivi scolaire des enfants. Ailleurs à Marseille, les parents des autres milieux sociaux contournent la carte scolaire avec des fausses adresses ou en choisissant des options particulières [pour aller dans les meilleurs établissements publics, ndlr]. La solution trouvée par la population des quartiers défavorisés, c’est l’enseignement catholique», se désole Sébastien Fournier, délégué Snuipp pour les quartiers Nord.
Ping-Pong. Marseillais d’origine comorienne, musulman, employé d’une collectivité locale, Ali confirme : «Je suis un défenseur du public ; j’y travaille. Mais on a mis notre fille Dounia dans le privé.» Dounia a 15 ans et de longues jambes fines plantées dans ces bottes molles que les ados portent même sous le soleil printanier. «Mes parents cherchaient un meilleur encadrement pédagogique, de meilleurs résultats, aussi», résume l’élève de seconde, qui ambitionne de devenir magistrate. La cour de Tour-Sainte piaille comme n’importe quelle autre, à la fin de la récré. Entre tables de ping-pong et dessins de marelle, Bilel, Amel, Rayan, Samia, Sofiane, Coralie, Ryad, Léo et les autres forment un rang modérément rectiligne avant de filer en classe. Dans sa salle à la porte turquoise, Brigitte Frischbach fait asseoir ces élèves de cinquième. L’assistante de pastorale scolaire dispense le cours – hebdomadaire et obligatoire – de culture religieuse et humaine. Aux murs : le mot «paix» écrit dans toutes les langues, affiches dénonçant les stéréotypes religieux et posters caritatifs.
Aujourd’hui, Brigitte Frischbach aborde la notion de solidarité dans les grandes religions. Pendant qu’Adam et Anthony se filent de consciencieux coups de règles, elle détaille la charité chez les juifs, les chrétiens, les musulmans. «Si je fais le ramadan et que je ne partage pas, ça compte ?» s’inquiète un petit garçon au fond de la classe. «Non, on l’a déjà vu. Le ramadan, c’est un tout», répond l’enseignante dans son pull gris pailleté. Au premier rang, quatre gamines conversent. L’une d’elles lâche, dans un gros soupir : «L’été, c’est dur, hein, le ramadan…» Une brunette aux cheveux lissés au fer opine. Le dialogue devient foutraque – Dieu est-il ici bas ? Dans le ciel ? Allez savoir… Brigitte Frischbach recadre, compare les pratiques. La cloche sonne. Le bouddhisme, ce sera pour la semaine prochaine. Tous les élèves quittent la salle à l’exception de Léo, qui est le seul à suivre le cours de caté.
Au groupe scolaire Saint-Joseph-Viala, dans les quartiers Nord ; au collège Saint-Mauront, dans ce IIIe arrondissement souvent cité comme l’un des plus pauvres d’Europe ; à l’école Notre-Dame-Saint-Théodore, au cœur de Belsunce – établissements qui comptent aussi une large majorité d’élèves musulmans -, les familles soulignent la «présence bénéfique» de la religion. «Les parents disent : « Dieu est là, même si ce n’est pas mon dieu », et ça les rassure», garantit la directrice de Tour-Sainte. «On ne nous oblige à rien. Je respecte leur foi autant qu’ils respectent la mienne», témoigne Dounia. Son père embraye : «La foi est en chacun, ce n’est pas en allant dans un lycée catholique qu’elle va changer. Et puis, entre Allah et le bon Dieu… ça se rapproche beaucoup finalement.»
Périphérie. Nora, elle, vit dans le XVIe arrondissement. Marseillaise aux racines algériennes, elle est musulmane, croyante, mais peu pratiquante. Son fils aîné est scolarisé dans le privé. L’an prochain, ses jumelles entrent au lycée et devraient suivre le même chemin. Ce que cette mère de quatre enfants fuit ? «Les vilaines fréquentations, la mauvaise éducation, les filles qui parlent comme des cagoles.» Et, par-dessus tout, «la pression religieuse». Nora s’explique : «Au lycée Nord [Saint-Exupéry, dans le XVe arrondissement, ndlr], les garçons n’ont que la religion à la bouche, les gamines se voilent presque toutes à la sortie. A les entendre, tout est haram, tout est péché ! Ça me fiche une peur bleue…» Nora et son mari débourseront 230 euros par mois et par enfant, cantine comprise, pour envoyer leurs filles dans un lycée catholique de la périphérie marseillaise. «Il y en a qui s’achètent des belles voitures, nous, on paiera l’école.»
Un sacrifice nourri par le désir que les jumelles s’y frottent à «une mixité totale, religieuse et sociale». «Sans nous, il y aurait un vide dans les quartiers Nord, affirme Cédric Follain, professeur d’histoire à Tour-Sainte. Avec nous, il y a un choix.»
L’enseignement catholique accueille les familles musulmanes avec un discours ouvert. «Nous travaillons l’idée de valeurs communes, on ne veut pas faire peur», reprend Marie-Pierre Chabartier. Il ne s’agirait pas de se priver de deux tiers des élèves, dont les parents lâchent 915 euros par an. Une manne plus profitable que le denier du culte. Un membre de l’équipe pédagogique de l’institution le confesse : «Sans eux, l’école ferme ses portes.»