Guy Le Boterf disait que la « compétence[2] » agissait comme « attracteur étrange », au sens où tout le monde s’en saisit sans que le sens soit le même pour tous. Il est fort possible qu’ « innovation » et « crise » partagent cette spécificité. Rassembler dans un ouvrage ces deux mots en les incarnant par des pratiques réelles, et examinées sous différents angles est donc du plus haut intérêt ; l’analyse des formes prises, l’importance du contexte, les choix et les doutes des acteurs, sont autant d’indices qui permettront de détourer[3] les concepts d’innovation et de crise. Car par un paradoxe qu’il faudrait s’expliquer, ce ne sont pas les mots que ceux-ci utilisent d’abord. Sont-ce alors des mots de la recherche ?
C’est pourquoi dans cette courte postface, en remerciement aux auteurs et contributeurs du présent ouvrage, je souhaite user de ruses pour détourer, à mon tour, ces deux termes.
Que dit-on quand on parle de « crise » ?
Temps de crise ou crise du temps
Nous partirions donc du postulat que nous sommes en temps de crise : crise de la société, et crise de l’école, dans une France qui a intimement mêlé les deux registres jusqu’à penser à présent sa « refondation ». Il convient juste de revenir sur la double source étymologique du terme « crise » : dans son acception latine (bas latin médiéval), c’est une manifestation brutale, paroxystique d’une maladie, reconnaissable par des symptômes. On considère par exemple que la « violence » à l’École ou encore le décrochage massif sont des manifestations de ce type. Le sont-ils devenus plus intensément qu’il y a trente ans ? Ou sont-ils devenus des faits sociaux dont la recherche s’empare afin d’éclairer ou d’orienter les politiques d’éducation ? À cet égard, les travaux d’Eric Debarbieux sur les faits de violence à l’École depuis les années 1990, ou encore ceux de Catherine Blaya sur les décrocheurs scolaires[4] attestent de la dimension systémique dont ces problématiques sont porteuses. Les processus sont structurels, longs et complexes. On ne sait s’il y a eu un début ou une fin, mais on en connaît les causes, les tendances, les facteurs.
L’étymologie grecque est alors précieuse : krisis, pour jugement, décision, un moment où il faut choisir. Il n’y aurait donc pas de fatalité ou de surdéterminisme externe implacable. Il serait donc possible d’infléchir ces processus par des choix éclairés et par des options durables dans le temps.
La crise ici semblerait devenue depuis trente ans un état en soi qu’il s’agit sans doute de reconsidérer pour ce qu’elle est. L’état de crise n’est pas état, mais une dynamique, parfois douloureuse, de changement entre deux stabilisations. Changer de « monde » pour l’école demande du temps, suffisamment long pour en percevoir les effets sur des élèves qui passent vingt années de leur début de vie à l’école. Il se pourrait que les changements soient de plus en plus accélérés à présent, dans un système national longtemps enserré dans des logiques internes qui l’ont peut-être conduit à différer les évolutions nécessaires.
Perception de la crise et crise de la perception
Cela dépend forcément du point de vue adopté. La perception de la crise varie considérablement selon l’exposition des personnes et des organisations scolaires aux événements et aux situations qui la déclenchent, ou encore selon leur implication dans le changement. Il y a beaucoup de subjectivité dans le sentiment de crise, où se jouent à la fois des dimensions sociétales et des dimensions parfois intra-personnelles. Confronté à un événement violent, un individu, qui plus est, un collectif de travail, réagit différemment si cela est coutumier ou inhabituel, si cela fait partie d’expériences analysées ou non, vécues par ailleurs, ou si cela est la première fois, si cela intervient en résonance à des dissensions internes. On observe des effets de seuils de tolérance, au bruit, à l’échec, à l’injustice, à l’incivilité, fort différents d’un lieu à l’autre, et dans un même lieu, d’un individu à l’autre. Cette dimension subjective d’interprétation de ce qui agit est déterminante dans les changements ensuite opérés sur les pratiques et sur les organisations. Elle requiert une « intelligence » des acteurs, c’est-à-dire une mise en lien de choses apparemment séparées, une élucidation des faits et d’eux-mêmes qui requièrent un réel travail et un étayage. Dans ce volume, on a beaucoup parlé d’accompagnement.
Crise du contexte ou contexte de crise
Chacun des articles compilés dans l’ouvrage s’attache à présenter sa propre histoire. Cela est récurrent dans les propos des équipes suivies par notre réseau de l’innovation[5] : « c’est spécifique », tellement particulier qu’il n’y aurait qu’une seule fois, un peu comme l’alignement des astres ; quelque chose s’est passé ici et maintenant. Et pourtant, une lecture transversale de ces récits, comme nous le faisons au niveau national, sur près de 3000 équipes suivies[6] depuis quelques années, c’est la même histoire qui s’écrit dans une équation à plusieurs variables et quelques inconnues. Si ces équipes enseignantes ont perçu une crise dans leur propre système scolaire, en s’intéressant de plus près à ce que leur signifiaient leurs élèves, elles ont pu réagir. Mieux, elles ont pu concevoir et parfois reconceptualiser à leur niveau le sens de l’École, et ajuster pratiques, routines organisationnelles, modes de collaboration.
Ces enseignants écrivent leur partie d’une histoire plus importante à laquelle nous participons aussi, celle d’une « transformation silencieuse » de l’École[7], dans un moment qui peut ressembler par bien des points à la Renaissance. Les historiens ont eu besoin d’un certain temps pour dénommer cette période en cherchant les oppositions à un « Moyen-Age ». Les ruptures ne sont pas brutales, les continuités sont nombreuses, les transformations pourtant notables. Peuvent co-exister de manière très proche des éléments fondamentalement antagonistes, selon une « dialogique » décrite par Edgar Morin[8]. Les incohérences sont les traces visibles du changement, la recherche de cohérence tout autant. Peut-être est-cela ce qu’on appelle alors « innovation » (en France) ?
L’innovation polymorphe et polysémique
Plusieurs textes de l’ouvrage s’attachent à décrypter l’action reconnue sous le vocable d’innovation, sans que les auteurs s’en prévalent. Des éclairages sont proposés sur des nouveaux objets d’étude et des réponses à des questions vives. D’autres articles décrivent des organisations nouvelles en micro-structures.
Approche, contenus, organisations ou processus, nous touchons là une caractéristique majeure de l’innovation en éducation, participant de l’essence même des innovations sociales : elles sont à la fois polysémiques (des réalités différentes pour un même mot, des mots choisis pour une même réalité) et polymorphes (des formes différentes pour un même processus). Par là même, elles sont irréductibles à une seule définition a priori. Nous retrouvons ici la spécificité revendiquée par les équipes.
Cette typologie est présente en partie dans l’idée de grande transformation développée par David Hargreaves[9] : elle mise sur la dynamique de changement en focalisant les énergies sur des innovations majeures, selon une logique radicale et non plus seulement incrémentale (cf. schéma ci-dessous).
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