Que dire à des lycéens qui, des heures durant, auront vu défiler des images d’horreur, entendu les témoignages poignants de survivants ou de parents touchés, seront parfois allés sur les lieux des attentats ? Lourde responsabilité que celle des enseignants qui vont se retrouver ce lundi face à eux. Témoignage.
Nathalie Chadefaud est professeure d’histoire-géographie au lycée général et technologique Champlain de Chennevières-sur-Marne (Val-de-Marne), adossé à un lycée professionnel du même nom. Samedi après-midi, encore sonnée, comme beaucoup (1) elle s’interrogeait sur l’attitude à adopter face à ses élèves.
Si la tâche paraît a priori plus aisée au lycée qu’en primaire, ce n’est pas si évident. Nathalie Chadefaud a des secondes, fraîchement arrivés du collège, des premières L et des terminales S. Des âges et des maturités très différents, avec qui on ne peut aborder les choses de la même façon.
« Que faire ? J’ai tout le week-end pour y réfléchir et échanger avec des collègues. A l’heure où je vous parle, je suis perdue », confiait-elle. Le communiqué du ministère sur des ressources pédagogiques et la lettre aux enseignants de la ministre Najat Vallaud-Belkacem (2) n’étaient pas encore connus.
Voici le témoignage tout en questionnements de l’enseignante.
Maintenir la semaine de la laïcité ?
« Dans notre lycée, on avait prévu une semaine sur la laïcité et la liberté d’expression à partir du lundi 7 décembre (le 9 décembre a été décrété Journée de la laïcité, ndlr). Des moments que l’on avait pensés, notamment lors de réunions que l’on avait eues après les attentats de janvier contre Charlie Hebdo et contre l’Hyper Cacher…
Le mardi, on devait inaugurer au CDI une exposition sur des caricatures autour de la liberté d’expression. Le jeudi, on allait voir le documentaire « Les trois vies du Chevalier » sur le chevalier de La Barre. Le vendredi, on avait prévu une table ronde sur Justice et Laïcité en présence des responsables de SOS Racisme, de deux associations, Coexister et Les libres penseurs, et peut-être aussi de Jean-Pierre Rosenczveig, l’ancien président du Tribunal pour enfants de Bobigny.
Difficile de travailler sur le chevalier de La Barre
A présent, face à toutes les vies sacrifiées lors des attentats de vendredi, ça paraît difficile de travailler sur notre pauvre chevalier de La Barre (exécuté pour « crime d’impiété » en 1766, ndlr). Même si sur le symbole, cela reste un beau travail de réflexion à mener.
L’objectif de cette semaine était par ailleurs de toucher à la fois les élèves du lycée professionnel et ceux du lycée général autour de la question du « vivre ensemble » qui renvoie à la laïcité. Dans ce cadre, on avait préparé des questions avec eux pour la table ronde, par exemple sur le port du foulard.
La température médiatique trop haute
On voulait mêler le travail sur le chevalier de la Barre, décapité pour blasphème, avec un autre travail sur le traité de la tolérance de Voltaire. Les attentats de vendredi soir viennent télescoper tout cela. Et maintenant, on ne sait plus.
Ce lundi, lorsque l’on reprendra les cours, la température médiatique sera en outre encore bien trop élevée. Comment pourrons-nous parler avec nos élèves d’autre chose que de l’émotion et du deuil national ?
Des élèves abreuvés d’images
A leur retour en classe lundi, les élèves vont être abreuvés d’images. D’autant que les établissements scolaires étaient fermés samedi, tout comme les centres sportifs, les activités des enfants, etc.
Or face à eux, les professeurs ne sont pas tous armés pour répondre et pour avoir le recul nécessaire. Je me pose la question : après la minute de silence, que fait-on ? Certains ne sauront pas. Et comme la dernière fois, après les attentats contre Charlie, ils vont reprendre leurs cours.
Revenir sur le factuel
Je pense que je vais revenir sur le factuel. Que s’est-il passé exactement ? A quelle heure ? Où ? Pourquoi à ces endroits, dans ces quartiers-là ? On va revoir la géographie des lieux. Et le groupe qui se produisait au Bataclan ? Beaucoup croient que c’était du heavy metal. En fait c’était un groupe de rock reconstitué, ce qui explique le public de jeunes et moins jeunes.
Ce sera beaucoup plus difficile d’évoquer la position de la France dans le conflit syrien. Le président Hollande a dit que nous sommes en guerre. Cela, on pourra l’expliquer. Mais en même temps, il faudra veiller à ne pas créer un climat anxiogène. Et ne pas oublier qu’il y a des élèves très sensibles.
Le sens de ces trois jours de deuil
Sur les explications, on ne sait pas comment faire. Si l’on avait un petit mot du Rectorat, avec un cahier des charges qui dirait par exemple : «Vous posez telle ou telle question » ou qui recommanderait du vocabulaire, cela nous aiderait.
Ce qui serait bien, c’est une circulaire qui cadre ces trois jours de deuil et leur donne un sens. Mais de toute façon, cela s’annonce compliqué. Il va y avoir les enterrements, les images des familles meurtries, les partis qui vont s’en mêler, etc.
Sur des charbons ardents
D’après moi, le risque est que de l’émotion, on passe au « problème des musulmans ». J’ai très peur de cela. Que des provocateurs s’emparent de la question. Il faut faire très attention à la communauté musulmane.
Cela va être difficile d’enchaîner après l’émotion nationale. Dans les lycées, une chose est sûre : nous allons devoir travailler sur le long terme. En ce moment, je me sens, comme tous les professeurs je crois, sur des charbons ardents. »
Recueilli par Véronique Soulé
(1) Au lycée partir de la parole de l’élève
(2) Lire les précédentes chroniques
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