Le décrochage scolaire, ce processus qui conduit un jeune à se détacher du système de formation jusqu’à le quitter avant d’avoir obtenu un diplôme, concerne environ 150 000 jeunes par an en France. Ce chiffre signifie-t-il que la lutte contre l’échec scolaire a été perdue ?
Thierry Berthet1 : Le pourcentage de décrocheurs semble une constante du dispositif scolaire quel que soit le pays concerné. Les systèmes scolaires les plus performants peinent à descendre sous le seuil de 10 % de décrochage, mais il y a quand même une marge d’action. On peut reconnaître le fait que le système scolaire puisse ne pas intéresser des individus. Ceci dit, il s’agit aujourd’hui d’un problème public : on ne peut durablement décrocher du système scolaire, et quitter l’école sans aucune qualification, sans prendre le risque d’une grande précarité. En fait, le marché du travail pourrait absorber des emplois non qualifiés, mais une bonne partie de ces emplois sont occupés par des diplômés, laissant peu de place aux élèves qui ont quitté le système scolaire sans aucun diplôme.
Y a-t-il un lien entre décrochage scolaire et délinquance ?
T. B. : On est souvent tenté d’établir une relation directe entre l’échec scolaire et des comportements d’incivilité ou de délinquance – c’est notamment ce qui s’est produit dans la foulée des émeutes de novembre 2005. Dès lors, on va avoir une conception sécuritaire du décrochage scolaire où l’on voit dans les décrocheurs des délinquants potentiels. Cette idée, le sociologue Dominique Glasman la déconstruit dans l’ouvrage collectif que nous venons de publier en montrant qu’il n’y a pas de corrélation entre le fait de décrocher de l’école et la délinquance, de même qu’il n’y a pas une causalité directe entre l’échec scolaire et le décrochage. Même si l’on constate qu’il y a parmi les décrocheurs un certain nombre de récurrences autour des trajectoires familiales, autour de l’appartenance à des catégories moins favorisées de la société, il n’y a pour autant absolument rien de prédictif dans ces situations.
On ne peut pas en tout cas cibler des élèves parce qu’ils ont une trajectoire familiale compliquée, parce qu’ils sont issus d’un milieu ou d’une zone géographique défavorisés. Si on veut construire une action publique ordonnée, cohérente et universelle, l’idée que l’on défend collectivement dans l’ouvrage est d’appeler à une connaissance plus fine des trajectoires individuelles. D’où l’intérêt de partir de l’expérience réelle des élèves en termes d’injustice ou d’inégalités.
L’Europe, l’État et les collectivités territoriales sont impliqués dans la formation et l’insertion des jeunes sans diplôme. Comment coordonner ces différentes politiques ?
T. B. : On commence à avoir un alignement sur la définition même du phénomène de décrochage scolaire, notamment entre le niveau européen et le niveau national, même s’il y a encore des différences. C’est vrai qu’il y a un phénomène de régulation à plusieurs niveaux, qui fait que l’Union européenne a fixé un objectif de réduction des décrochages scolaires au-dessous des 10 % pour l’horizon 2020; c’est la stratégie à laquelle les États membres sont censés travailler activement. En France, tout cela a été bousculé par la loi du 5 mars dernier : à partir du 1er janvier 2015, ces responsabilités seront confiées aux conseils régionaux, mais parfois des dispositifs locaux sont télescopés par des politiques nationales.
Vous avez analysé deux programmes régionaux qui suivaient les cas individuels, et vous vous êtes appuyé avec Véronique Simon, du Céreq, à Bordeaux, sur les travaux de l’économiste indien Amartya Sen.
T. B. : C’est le premier économiste d’un « pays du Sud » à obtenir le prix Nobel d’économie. Il a plutôt travaillé au départ sur des questions liées au développement et à la régulation des famines. Sur cette base, il a développé toute une réflexion de philosophie politique, notamment autour de la question de la justice sociale. Il propose, et c’est ce que nous avons voulu faire dans notre analyse, de partir de l’expérience réelle, du comportement réel des individus, en se demandant au fond quelles possibilités ils ont de faire des choix auxquels ils ont des raisons d’accorder de la valeur. Cette notion est centrale, car elle consiste à prendre au sérieux la question de la liberté individuelle qui devient une norme prégnante dans notre société. Dans le cas du décrochage scolaire, on peut assez facilement imaginer qu’un enfant, un élève ou un étudiant qui ferait un choix contraint, auquel il n’apporterait pas de valeur, ne s’engagerait pas et que ce serait possiblement une cause d’échec scolaire. D’où le lien que l’on peut faire assez régulièrement entre le phénomène de décrochage et les questions d’orientation scolaire. C’est un modèle qui met au centre les ressources que les institutions mettent à disposition des individus, et leur capacité réelle à se saisir de ces opportunités. Ce qui veut dire aussi que plus les options sont larges et ouvertes, plus les individus auront la capacité de faire des choix auxquels ils accorderont de la valeur, dans lesquels ils s’engageront plus résolument.
La réalité semble bien différente, puisque vous soulignez que les orientations scolaires sont trop souvent subies par les élèves, dans une logique de remplissage des classes…
T. B. : Effectivement, les décrocheurs qu’on a pu rencontrer sont souvent des élèves qui se sont vus accorder leur quatrième ou leur cinquième choix d’orientation seulement… Ce qui va avoir de vraies conséquences en termes d’engagement. C’est le résultat de vieilles tensions au sein du système d’orientation entre ce qui relève de la construction des choix, où un véritable travail est fait avec les élèves par les conseillers d’orientation, psychologues notamment, et des logiques d’affectation « comptables » basées sur le nombre de places disponibles. Une solution serait de rendre les choix des élèves plus réalistes, avec un vrai travail de pédagogie ; malheureusement, les effectifs de conseillers d’orientation et de psychologues sont trop faibles. Résultat, ces décisions sont vécues par les jeunes comme arbitraires, et ils doivent s’y soumettre sans qu’on ait pris le temps de véritablement leur expliquer en quoi elles pourraient constituer une opportunité pour eux. Cela engendre beaucoup de souffrance, de désespoir et de mal de vivre chez ces jeunes. Pourtant, lorsqu’on se donne la peine, en tant que chercheur, de leur donner la parole en les invitant à discuter avec des professionnels d’orientation, des enseignants, des conseillers de missions locales, des chefs d’établissement…, les interroger sur la base de leur expérience personnelle leur permet de s’en dégager et de construire un discours plus distancié et plus rationnel sur la situation et les processus de décrochage scolaire.
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