François Dubet, sociologue, estime que l’emprise de l’école s’est accrue et, avec elle, la crainte de l’échec scolaire. Une obsession qui hante les relations parents-enfants et les critères d’une éducation réussie.
Pouvez-vous préciser ce que les parents apportent de spécifique dans l’éducation des enfants?
Le simple fat de poser cette question peut paraître très étrange. Depuis fort longtemps, les parents jouent un rôle essentiel dans l’éducation des enfants. Le problème aujourd’hui est moins de s’interroger sur ce que font les parents que sur le rôle de l’école et des associations à côté des familles. Mais la relation fondamentale, ce qui va déterminer profondément la structure de la personnalité, les capacités cognitives, émotionnelles…C’est entre les parents et les enfants que cela se joue.
Or, la famille s’est complètement transformée, notamment avec le fait que les générations se séparent et ne vivent plus sous le même toit, avec l’égalité croissante entre les hommes et les femmes. Le rôle des parents s’est modifié ces dernières années, notamment parce que l’école a prix une importance croissante. d’une part, on y passe beaucoup de temps (la moitié des jeunes est toujours scolarisée à 20 ans)et, d’autre part, les parents savent très bien que l’héritage qu’ils vont laisser à leurs enfants n’est plus tant constitué de biens que de la capacité de réussite scolaire qui leur permettra de trouver une position dans la société.
Là où il suffisait se naître fils de paysan pour devenir paysan, les parents qui veulent transmettre quelque chose à leurs enfants sont aujourd’hui obligés de passer par la médiation de l’école. L’école a pris une importance considérable, non seulement dans le temps, mais aussi dans les relations parents-enfants, largement mobilisées autour d’elle.
Son emprise et sa puissance se sont fortement accrues. Cela se manifeste par une obsession de la réussite scolaire (généralement condamnée dans les autres familles, mais pas dans la sienne!) et la hantise de l’échec scolaire qui devient synonyme d’échec social. On assiste à quelque chose de radical qui est presque un changement de civilisation. Pendant très longtemps, c’est la famille qui effectuait seul ce transfert d’une génération à l’autre. Aujourd’hui, il passe par l’école qui va elle-même définir les compétences et les critères d’une éducation réussie.
Vous pensez que ces bouleversements ont fragilisé les parents?
Oui, dans le sens où les parents ne sont plus – et heureusement d’ailleurs- tout puissants, ils sont soumis au jugement de l’école et d’autres institutions. Un bon parent aujourd’hui est celui dont l’enfant réussit à l’école ou, en tout cas, un parent n’est pas bon si son enfant ne réussite pas à l’école. Or ce critère es trop exclusif: en schématisant, on peut dire qu’un enfant "pas bien dans sa peau" mais dont les résultats scolaires sont bons ne posera pas problème. En revanche, il y a problème pour la famille et pour la société dès qu’un enfant est en échec scolaire.
L’empire de l’école s’est donc accrue et ceci mériterait un ébat afin de savoir jusqu’où cette emprise doit s’étendre. Personnellement, je considère que cette emprise est trop forte, non pas pour défendre la famille traditionnelle, mais pour défendre l’idée que l’enfant doit pouvoir échapper à l’obsession du jugement scolaire. Je trouve inquiétant qu’un enfant soit aujourd’hui évalué en petite section de maternelle avec 60 items, 60 jugements scolaires (Connaît-il le nom de la maîtresse? Commence-t-il à dessiner ses lettres?) On est très fier d’un enfant qui à 60 items "A", mais comment réagit-on lorsque l’enfant de trois ans commence à pose des problèmes à l’école?
Cette emprise de l’école transforme sensiblement les relations dans la famille. La famille est un espace de convivialité, de loisirs, de plaisirs partagés alors que l’aspect dur de la régulation, de la vie sociale se fait à l’école. Quand je travaillais sur des lycéens, ce qui m’avait frappé, notamment dans les classes moyennes, c’est qu’ils disaient "moi, mes parents me laissent faire un peu près ce que je veux tant que j’ai de bons résultats scolaires". Ce qui crée des malentendus parce que le monde de l’école se plaint parfois du "laxisme" des parents alors que la tendance est de dire aux enfants et surtout aux jeunes "tu es aussi libre que tu veux tant que tu es efficace à l’école".
Cela revient à dire "tu es aussi libre que tu veux tant que tu es efficace socialement". La régulation des conduites ne se fait plus par des normes morales, mais par l’efficacité. "T peux te teindre les cheveux en vert et fumer ce que tu veux, tant que tu as ton bac avec mention!" La famille se sent à la fois dépossédée mais, dans le même temps, elle a une sorte d’obligation de réussite.
Je crois que cela pose des problèmes entre la famille et l’école. Ce paradoxe est particulièrement marqué en France où l’école demande aux parents de soutenir l’effort scolaire de leurs enfants mais leur interdit formellement de se mêler de la vie scolaire. Cela a un peu changé mais il y a quelques années, il était scandaleux que des parents s’opposent au redoublement de leur enfant, par exemple. L’école avait droit de vie ou de mort sur le destin scolaire des élèves.
Et quelle place reste-il pour les mouvements d’éducation populaire dans l’éducation?
D’abord, ces mouvements ont traversé une crise profonde. Dans les années 1950-1960, il y avait des fédérations des oeuvres laïques, des Francs camarades, des scouts, des jeunesses communistes, socialistes…Ces mouvements sociaux avaient un rôle très important et un projet socio-politique. Ils se sont profondément transformés pour devenir des organisations de services offrant des vacances, des stages, du rattrapage scolaire…
Affaiblis en tant que mouvements et renforcés en tant que prestataires de services. D’autant plus que l’évolution de la famille, du travail, le problème des vacances font qu’il y a besoin de dispositifs sociaux pour "caser" les enfants quelque part. il y a une sorte de maillage de la vie sociale. Prenez le soutien scolaire: on scolarise les enfants quand ils sont à l’école et on les scolarise après. Dans les familles de classes supérieures ou moyennes, on fait plutôt appel à des services privés et donc au modèle de la réussite scolaire.
Quand j’étais moniteur de colonie de vacances, on se demandait comment faire pour que les enfants s’amusent. Aujourd’hui, on se demande comment faire pour qu’ils aient des loisirs intelligents.