Après ce 13 novembre tragique marqué par un nombre jamais égalé de victimes, il faut garder à l’esprit le souvenir des femmes et des hommes qui ont été tués par le hasard d’une balle ou d’une explosion. Pour l’immense majorité d’entre nous, ils nous sont inconnus mais nous appartenons à la même humanité. Ils auraient pu être des amis, des parents, nos enfants. En leur mémoire, nous avons chacun l’exigence de comprendre pourquoi la violence l’a emporté ; pourquoi les balles ont remplacé les mots.
Quelles sont nos armes ?
Pour comprendre, il faut penser à ceux qui ont tué. Nous ne les connaissons pas mais, tout comme dans la tragédie de Charlie Hebdo, la majorité d’entre eux vivait en France, pays grand pourvoyeur de candidats au djihad, futurs soldats de Daesh. Ces jeunes sont à la fois dans notre société et en dehors d’elle. Pour tuer aussi cruellement des hommes et des femmes qui auraient pu être leur frère ou leur sœur, il faut être égarés, avoir perdu le contact avec les autres, ne plus croire aux valeurs que nous partageons, pire encore, les rejeter et les haïr. Cette métamorphose de jeunes gens en terroristes est le résultat d’une manipulation des esprits par une idéologie totalitaire, pseudo-religieuse, aveugle et meurtrière, qui offre à des adolescents sans repère l’illusion d’un monde meilleur. Quelles sont nos armes pour lutter contre elle ?
Certes, des rafales ont bombardé des camps d’entraînement de Daesh, ont détruit des installations pétrolières, ont réduit les capacités de nuisance de l’ennemi. Cette guerre est militaire. Est-elle utile ? L’histoire le dira, mais les précédentes n’incitent pas à l’optimisme. Est-elle suffisante ? Certainement pas. Il faut aussi lutter contre cette transformation des égarés et des exilés de l’intérieur en ennemis de leur propre pays. Le combat est politique et idéologique. Nos valeurs doivent diffuser des idéaux plus mobilisateurs, notre modèle de société proposer des modèles de réussite plus accessibles, nos façons de vivre favoriser davantage l’épanouissement de chacun. Plus encore que des étendards et des slogans, parfois séduisants mais souvent trompeurs, il faut rendre plus accueillant le quotidien de l’école, du quartier, de la cité et de la nation toute entière.
Donner plus de sens aux valeurs cardinales de la République
Quelle est la réalité des valeurs cardinales de notre République – liberté, égalité, fraternité ? La liberté des uns existe trop souvent au détriment de celle des autres ; l’égalité est une référence souvent étrangère aux inégalités de toutes sortes qui divisent les Français ; la fraternité, quant à elle, est érodée progressivement par l’individualisme exacerbé et la concurrence de chacun contre tous. Oublier nos valeurs, celles du triptyque de notre république, revient à déliter progressivement les liens sociaux qui fondent notre société, à ignorer les plus faibles, à ne plus savoir écouter, comprendre, intégrer.
Il faut relire aussi l’article premier de notre constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale (…) ». Notre démocratie contemporaine n’est pas à la hauteur de son idéal. Les élus, ceux qui représentent les citoyens, devraient être davantage capables de dialoguer, construire, renouveler les idées, proposer des espérances collectives. Au rebours de cette attente légitime, le citoyen et l’électeur sont confrontés à des discours politiques trop souvent marqués par la lutte des ambitions personnelles, le combat perpétuel des ego, l’invective stérile, la volonté de tromper.
Ceux-là même qui voudraient conforter l’autorité de l’État ne cessent de la mettre à mal ; les promesses tiennent lieu de politique ; la désignation de boucs émissaires – spécifiquement l’étranger et l’islam – devient la solution miracle à tous les problèmes. Le triomphe de la langue de bois, de la confusion et de l’amalgame, est la première défaite de la démocratie, le terreau de tous les égarements, impostures et endoctrinements.
« Respecter toutes les croyances »
L’article premier de notre constitution donne aussi à la République des missions centrales : assurer « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », respecter « toutes les croyances ». De nouveau, la République n’est pas à la hauteur des espérances qu’elle fait naître. Plutôt que de favoriser le respect et la tolérance, notre conception de la laïcité, totalement marginale en Europe, est conjuguée avec l’interdiction et l’exclusion, est devenue intolérante et asymétrique. La récente recherche de M.-A. Valfort publiée par l’Institut Montaigne en apporte la preuve. Certaines entreprises pratiquent une discrimination à l’embauche selon l’origine ethnique et la religion. Les pratiquants de la religion musulmane sont spécifiquement discriminés, surtout ceux, résultat effarant, dont le CV est le plus brillant.
Trop de communes sont atteintes du syndrome NIMBY, not in my back yard (pas dans mon arrière-cour), Certaines villes, surtout parmi les plus riches, continuent, avec une constance pleine d’indifférence et de mépris, à ignorer les exigences de la loi en termes de logement social. Pas de pauvres ! Pas d’immigrés ! Pas chez moi ! Tel est parfois le slogan du chacun pour soi égoïste. Quelle image donne-t-il de notre société ? Que produit-il ? De la confiance dans nos institutions ou de la révolte ? Des sentiments de solidarité ou de haine ?
Entre les bonnes intentions partout présentes et la réalité des villes et des territoires, le fossé est abyssal. Il ne suffit pas de décréter le « vivre ensemble », il faut le mettre en œuvre. Voilà le défi, le véritable état d’urgence pour éviter le délitement de la société française, la spirale négative des méfiances et haines réciproques, la victoire des manipulations pseudo-religieuses, le risque d’une violence incontrôlable et monstrueuse. C’est la guerre nous dit-on, mais quelle guerre ? Quel est l’ennemi ? Militaire peut-être, mais plus encore l’imperfection de notre modèle de société qui laisse trop de jeunes égarés à la merci des idéologies destructrices.
Refonder l’école
Pour éviter la radicalisation et la dérive meurtrière de jeunes gens en manque d’identités, de repères et d’idéaux, il faut aussi refonder l’école. Malgré le dévouement et l’énergie des professeurs, notre école, institution centrale de socialisation des jeunes générations, ne parvient pas suffisamment à intégrer et à promouvoir la réussite de tous. La référence à l’apartheid scolaire est juridiquement fausse mais sociologiquement juste. La ségrégation sociale de l’école française est considérable, les pauvres et les immigrés sont ghettoïsés. L’inégalité de la réussite scolaire selon l’origine sociale, en croissance continue, est la plus forte d’Europe. Cette situation n’est pas une fatalité. Des politiques éducatives adaptées, mises en œuvre avec succès dans d’autres pays, doivent refonder l’école française. La lutte contre la ségrégation ethnique et sociale est une priorité indiscutable et paradoxalement délaissée.
Condorcet, grand révolutionnaire et vrai républicain, avait parfaitement compris l’impérieuse nécessité d’une éducation pour tous pour assurer la survie de la démocratie : « Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits, mais un peuple ignorant devient nécessairement la dupe des fourbes qui, soit qu’ils le flattent, soit qu’ils l’oppriment, le rendent l’instrument de leurs projets, et la victime de leurs intérêts personnels. »
Pierre Merle
sociologue, professeur d’université,
ESPE de Bretagne, Université Européenne de Bretagne
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