Le XIXe siècle a longtemps été tenu pour le siècle du progrès. L’historiographie récente est plus attentive à ses contradictions et à ses aléas. Deux historiens proposent une histoire de l’histoire du XIXe siècle, illustrant la manière dont notre société se regarde elle-même.
Ceci n’est pas un manuel sur le XIXe siècle, pourrait-on dire, en paraphrasant Magritte, à la première lecture de La modernité désenchantée. L’ouvrage des deux dix-neuvièmistes reconnus que sont E. Fureix et F. Jarrige est autrement plus ambitieux, et cherche à « esquisser un état des lieux (incomplet) de la façon dont les historiens d’aujourd’hui renouvellent les lectures du XIXe siècle, dans sa singularité » (p. 12).
Enjeux du XIXe siècle
Comme le confessent les deux auteurs, leur projet doit beaucoup à l’historien des idées François Dosse, codirecteur de la jeune collection « Écritures de l’histoire », qui publie l’ouvrage. Cette collection se propose d’examiner les manières dont le travail historiographique se déploie en résonnance avec un contexte sociohistorique présent, et comment, par conséquent, présent et passé se reflètent dans les travaux des historiens. « L’histoire est devenue champ de batailles », observent les éditeurs qui présentent la collection, et il devient primordial d’étudier les implications institutionnelles et théoriques des chercheurs pour mieux démêler les débats.
En ce qui concerne le XIXe siècle, en particulier, les enjeux sont importants : suite au séisme de 1789, cette période révèle ou enclenche des processus sociaux qui travaillent la « civilisation française » [1] en profondeur, participant à l’avènement de « la culture d’une nouvelle modernité » [2], qui semble marquer la société jusqu’actuellement. Des relectures, réécritures ou occultations d’éléments propres à ce siècle « décisif » (p. 7) par l’historiographie actuelle pourraient donc avoir des effets ou des fonctions plus ou moins considérables, dans la mesure où le travail des historiens participe à la façon dont leur société produit sa réflexivité : à travers son histoire, la société se regarde elle-même.
C’est pour ces raisons que Fureix et Jarrige exhortent à porter le regard sur l’actualité historiographique du XIXe, dans un contexte d’inquiétudes et de mutations sociales importantes, qui suscitent des débats houleux sur les structures, expériences, et marges temporelles de cette modernité héritée du XIXe : sommes-nous actuellement dans un nouveau cycle de la modernité ? dans une « postmodernité » ? Une « hypermodernité » ? Quelles implications revêtent ces paradigmes ? L’ouvrage s’adresse donc à un public averti, mais non un public de spécialistes du XIXe : car il prétend justement introduire à l’actualité de ce champ scientifique, tout en attirant l’attention sur ses tendances fortes depuis les trente ou quarante dernières années.
L’intérêt du livre est donc double, et le projet des auteurs est particulièrement ambitieux : présenter le XIXe siècle, mais tel qu’il apparaît à la lumière des principaux travaux actuels, et, par là, classer et présenter les dits travaux selon diverses caractéristiques. Pour ce faire, les auteurs ont adopté une répartition thématique (économie, culture, identités, politique, État, colonisation), en cherchant à insister sur la rénovation du regard historiographique en marche depuis les années 1980. Ce regard nouveau tient, selon les auteurs, soit à des objets neufs auxquels s’intéressent les historiens (comme la prise en compte des émotions dans l’histoire des formes de l’individualité ou l’histoire politique), soit à des objets relativement traditionnels, mais revisités par des analyses qui tiennent parfois du véritable contre-pied (par exemple le concept de Révolution Industrielle, ou le rôle de la IIIe République dans la construction nationale).
Sur l’approche et l’intention des auteurs
Fureix et Jarrige commencent par rappeler à quel point le XIXe a sécrété une idée ambivalente du « progrès » et de la « modernité », suscitant la « foi » autant que les « inquiétudes ». Au travers des « inachèvements » de ce siècle, on peut voir que certains problèmes sociaux n’ont pas été évacués, et on trouve des « échos » de ceux-ci dans la période actuelle (p. 9-10). La première thèse centrale des auteurs est que les années 1980 ont produit une profonde rupture dans la lecture de ces questions posées par le XIXe, car depuis une trentaine d’années, les derniers héritages du XIXe siècle semblent de plus en plus recouverts. Les années 1980 laissent ainsi entrevoir la quête actuelle d’une « autre modernité », le regard sur le XIXe est plus « désenchanté » ; en somme l’historiographie dix-neuvièmiste récente témoigne indirectement du « temps d’ambivalence » qui est le nôtre (p. 14).
Pour mettre cette intuition davantage en valeur, les auteurs consacrent le premier chapitre à retracer l’histoire des approches du XIXe avant les années 1980. Le récit commence dès le XIXe, puisque les premiers observateurs de ce siècle furent les contemporains. Les premières formulations de l’idée de « progrès » sont contrebalancées par le désenchantement romantique, et, progressivement, émerge une « historiographie savante », qui, après un long processus d’institutionnalisation et de professionnalisation, s’incarne, dans le dernier quart du XIXe, à l’université notamment, dans ce qu’on appelle dès lors l’École Méthodique. Celle-ci s’appuie sur les apports précurseurs de Thierry, Guizot, Michelet ou encore Tocqueville, et, profitant de l’ouverture intellectuelle amorcée par la IIIe République, s’anime notamment autour de Monod, Seignobos, Lavisse. Elle a cependant la particularité de délaisser l’histoire contemporaine — l’histoire du XIXe siècle, donc, qui devient plutôt un objet de débats politiques.
Au XXe, l’École des Annales, impulsée notamment par Lucien Febvre ou Marc Bloch, devient dominante, et c’est principalement sous l’influence d’Ernest Labrousse que celle-ci, après la Seconde guerre mondiale, développera d’importantes études scientifiques sur le XIXe. Des années 1940 aux années 1980, la recherche sur le XIXe est foisonnante, « même si elle tend, comme d’autres, à s’émietter, voir à s’abîmer, en une infinité d’objets » (p. 34).
Après les années 1980, l’intérêt pour le XIXe dans les débats publics diminue, d’abord parce que cette décennie apporte une césure profonde et incertaine — dépassement ou approfondissement de la modernité héritée du XIXe — mais aussi parce que la « radicalisation du néolibéralisme » a engendré des lectures « révisionnistes » de ce siècle, qui tendent à le transformer en « trace et figure rhétorique de l’ancien et du démodé » (p. 43-45). Le XIXe devient l’objet de spécialistes qui s’enferment dans des sujets de plus en plus étroits, « au risque de l’autisme » (p. 13). C’est pour cette raison que les deux auteurs du livre proposent de porter à nouveau la lumière sur la diversité des recherches qui ont vu le jour depuis les années 1980, tout en la synthétisant.
Les six thématiques dominantes du dix-neuvièmisme récent
La majeure partie du livre examine successivement les principales thématiques autour desquelles l’historiographie du XIXe siècle s’est organisée, selon Fureix et Jarrige, depuis les années 1980 : progrès économique et technique (chapitre 2), mutations culturelles (chapitre 3), évolutions des constructions identitaires (chapitre 4), modalités de la pratique politique (chapitre 5), édification et incarnations de l’État (chapitre 6), remises en question de la colonisation (chapitre 7). Naturellement, des sujets, concepts ou références bibliographiques se retrouvent, parfois, d’un chapitre à l’autre. Je ne m’attarderai pas à rendre compte du contenu de chacun des chapitres, qui, déjà très synthétiques — mais en même temps très denses et éclectiques en termes de références bibliographiques — peuvent difficilement être résumés.
Le propos des deux co-auteurs est à chaque fois de montrer que, contrairement aux analyses traditionnelles d’avant 1980, l’historiographie récente prête davantage attention aux discontinuités, aux contradictions, aux résistances et aux possibles avortés que contient le XIXe siècle. L’image d’un siècle linéaire avançant de façon cohérente vers le « progrès » économique et républicain ne tient plus : nombre de recherches nous amènent à prendre le XIXe pour ce qu’il était — complexe et instable — et non plus, dans une perspective téléologique, en fonction d’un avenir inéluctable.
Ainsi, les deux co-auteurs montrent que plusieurs thèmes classiques ont été réévalués suite à l’avancée des paradigmes scientifiques, dans des perspectives parfois iconoclastes. Parallèlement, on peut remarquer que d’autres réexamens sont souvent fortement influencés par les conditions sociohistoriques dans lesquelles prend place le travail de l’historien. Des objets et points de vue totalement neufs ont également pu émerger ; l’ensemble de ces tendances ont renouvelé et enrichi le regard sur le XIXe. Tout en présentant la substance de ces nouvelles approches, Fureix et Jarrige font également de temps à autre le point sur un sujet d’étude particulier, pour compléter leur projet général, qui est de déconstruire les images traditionnelles du XIXe, comme le précise encore, avec une dimension supplémentaire, la captivante conclusion de l’ouvrage.
Conclusions
L’étude de la façon dont les historiens relisent le XIXe depuis les années 1980 en dit beaucoup sur le XIXe, mais aussi sur notre époque. Fureix et Jarrige rappellent que leur « ambition » avec cet ouvrage est de « tenter de combler le fossé » entre les spécialistes du XIXe et les autres lecteurs. Les situations de la profession et de l’édition historiennes sont particulièrement difficiles, en raison des tensions qui traversent le champ universitaire mais aussi en raison d’une « demande sociale plurielle ». Les deux auteurs déplorent ainsi l’aveuglement de leurs collègues quant aux risques que leur fait courir l’hyperspécialisation dans cette situation générale (p. 382-383). Soutenant que « d’autres modes d’écritures sont possibles » (p. 383), ils expliquent avoir souhaité la mise en œuvre d’une dynamique de décloisonnement et de réflexivité, qui leur a fait voir la modernité dans ce qu’elle a d’obscure, de complexe et de riche à la fois. Le XIXe leur est apparu traversé par une tension entre optimisme et désenchantement, qui se reflète dans les analyses historiographiques récentes : si jusqu’aux années 1970, c’est la « confiance modernisatrice » des travaux historiens qui était la plus prégnante, à partir des années 1980, le « désenchantement » et le fort besoin de « réflexivité » se sont fait sentir (p. 385). Les changements sociaux qui commencent à être repérés il y a une trentaine d’années ont clairement influencé l’écriture de l’histoire du XIXe, car, alors que s’effondraient ou entraient en mutation des équilibres hérités du siècle passé, des analyses plus inquiètes ont perçu la nécessité d’être attentives aux inquiétudes similaires de ceux qui vivaient les débuts mêmes de cette modernité, au XIXe (concernant les enjeux environnementaux relus à la lumière du progrès technique, concernant également la construction des « pensées raciales », des nationalismes et des xénophobies, ou des divers vecteurs de cohésion sociale). Dans ce contexte, l’histoire, aux yeux des co-auteurs, doit nous enseigner le « décentrement », nous permettre de remettre en cause les « certitudes héritées » (p. 387). Surtout quand on s’aperçoit que l’obscurité est de la même sorte à l’aube et au crépuscule de la modernité, engendrant le même genre de craintes, le même genre d’espoirs et de désespoirs.
L’ouvrage de Fureix et Jarrige est dense, mais reste très captivant de par l’écriture passionnée des auteurs ; il est impossible de restituer dans toute leur richesse la chair et la subtilité des thèmes évoqués. La visée est en effet audacieuse et ambitieuse, car elle soulève et secoue des questions importantes qui s’étaient comme sédimentées les unes auprès des autres. La modernité désenchantée parle à la fois des XIXe, XXe, et XXIe siècles, et de ceux qui y vivent. Le livre, en bousculant et malaxant quelques grands sujets de société et de l’histoire de celle-ci, s’avère être non seulement un outil précieux pour qui s’intéresse de près ou de loin au XIXe, et aux traces qu’on peut encore en trouver actuellement ; mais l’ouvrage est tout aussi bien un témoignage et une réflexion sur la condition de chercheur en sciences sociales, et une prise de position en faveur d’une démarche scientifique engagée dans le débat public. Ainsi, ce livre n’est pas qu’un vaste bilan bibliographique : il ambitionne de mettre en question de multiples catégories intellectuelles, politiques, sociales, économiques, culturelles, etc., ainsi que leurs usages, et, par là, de cultiver un certain esprit critique : « en déconstruisant les catégories, l’histoire émancipe. En dévoilant des potentialités oubliées, elle libère du présentisme qui nous étouffe » (p. 386), écrivent les auteurs quelques lignes avant le point final. Voilà pourquoi ce livre est écrit.
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