PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

In ITECO :

Accéder au site source de notre article.


L’évaluation devrait s’imbriquer à l’action comme la conduite implique le regard sur la route, propos de Thierry De Smedt recueillis par Corine Capdequi Peyranère

Thierry De Smedt, vous êtes économiste et docteur en communication,

chargé de cours au département de communication de l’Université catholique de Louvain au sein du Groupement de recherche en médiation des savoirs. Quelles sont, d’après vous, les difficultés de l’évaluation en éducation au développement ?

Thierry De Smedt : Une première difficulté est d’ordre ontologique,

fondamentale, car elle pose la question qu’entend-on par éduquer. Or il y a deux manières de concevoir l’éducation. Dans un premier cas, éduquer peut être associé à guérir, dans le sens de combler un manque, d’ apporter quelque chose pour arriver à une position non problématique. On peut donc évaluer pour arriver à un résultat. Par exemple, les Magasins du monde-Oxfam, qui donnent des informations relatives au commerce équitable, peuvent évaluer, via l’évaluation, si ces informations ont été assimilées.

Dans un deuxième cas, on peut associer éduquer comme on soigne (en anglais « take care »). Et dès lors la démarche d’évaluation se complexifie et devient même impossible dans le sens où il faut apporter un élément qui a un rôle, qui permette de décider d’une relation suivie avec un groupe de personnes pour qu’une évolution de ces mêmes personnes se produise.

L’anthropologie de l’éducation montre que la finalité de l’éducation est une rupture, qui peut étre bonne ou mauvaise. Car l’éducation, dans cette conception, doit viser à sa propre disparition, c’est-à-dire à une rupture entre les éducateurs et les éduqués. Il faut obtenir, en bref, l’autonomie de l’éduqué. Cette dernière manière d’envisager l’éducation est la plus intéressante car la plus complète. L’objectif d’un processus éducatif est d’apprendre à penser de manière originale et en conscience de ce qui nous entoure comme réalité, le point de vue d’autrui, etc. C’est ce que Edgar Morin appelle l’intelligence sociale.

Or quand on parle de l’évaluation en éducation au développement, on se tourne plutôt vers la première définition. Ce type d’éducation implique trois types d’objectifs d’une action éducative :

- La connaissance (domaine du cognitif).

- L’attitude (domaine de la représentation et propension à agir).

- Le comportement (domaine de l’agir effectivement engagé).

On peut identifier, dans ces trois types d’objectifs, des indicateurs qui viennent confirmer la réalisation d’un projet.

Les ONG rencontrent une certaine difficulté à mettre en oeuvre une démarche d’évaluation car elles trouvent leur origine dans une démarche volontariste qui prône l’action plutôt que la finalité ; le résultat est même parfois rediscuté alors que l’action reste.

La question est complexe : lorsque l’éducation au développement est apparue dans les textes officiels, y a une vingtaine d’années, les ONG n’étaient pas toutes prétes à s’engager dans ce domaine. Mais il est normal que les ONG s’interrogent sur la nature de leur projet et sur la compatibilité avec des projets de société, si son projet politique est compatible avec une éthique, avec ses moyens, et si ses projets sont compatibles avec le projet plus général de l’ONG d’opérer sur la société une transformation quelconque.

D’autre part, il y a un danger dans l’injonction « faites l’évaluation », et c’est celui du simplisme. Par exemple, juger de l’efficacité d’une exposition en fonction du nombre de personnes y ayant participé. Les grands modèles de l’évaluation sont souvent des modèles quantitatifs inspirés des enquêtes des médias. Or, en éducation au développement, il faut voir l’évolution des représentations, des connaissances et des comportements des individus. Il faut bien avoir à l’esprit que l’interprétation de ce qui est quantifiable n’est valable qu’accompagnée d’une étude qualitative.

Il est donc important que chaque ONG construise ses propres outils d’évaluation afin d’éviter d’arriver à un outil normalisé, ou de subir l’outil des autres. En effet, l’évaluation porte sur des critères, or les critères existent en fonction des projets éducatifs. Les ONG doivent adopter les outils qui sont en adéquation avec leurs spécificités.

Justement, il semble qu’il y ait un déficit méthodologique. Les ONG n’ont pas beaucoup de référents en la matière.

Thierry De Smedt : Ceci renvoie à la question de l’évaluation interne ou externe. Je pense de plus en plus que l’évaluation la plus préférable est interne. Il appartient à chaque personne en action de se donner la possibilité d’observer les résultats qu’elle obtient. Si par faute de compétence, de savoir-faire, c’est l’évaluation externe qui se trouve être la plus adaptée, elle doit impliquer les acteurs le plus possible. Et, si possible, les rendre maîtres du système évaluatif mis en place. Je suis aux antipodes de ceux qui disent que l’évaluation externe est la mieux adaptée. Cette vision sacrifie trop au mythe de l’objectivité.

L’évaluation doit venir donc en même temps que la mise en place d’un projet d’action ?

Thierry De Smedt : Elle doit, idéalement, se construire en imbrication au projet mis en route et ne pas étre importée. Comme la conduite implique le regard sur la route. Mais la difficulté, c’est que l’action prime sur le résultat. Pour le moment, les ONG tendent souvent à privilégier l’action au résultat.

Par rapport au schéma de l’évaluation segmentée que vous proposez, quelles sont ses finalités et son utilité ?

Thierry De Smedt : Ce schéma n’a pas été conçu comme un kit clés en main. C’est un point de départ pour fonder une méthode appropriée pour l’ONG. Il faut partir du fondement, de la raison d’étre de l’ONG. J’estime que cette raison d’être est une lecture problématisante d’une situation donnée, que ce soit le commerce équitable, la dette ou autre. Par exemple, le schéma montre que l’ONG identifie un public comme pouvant jouer un rôle dans la résolution du problème identifié. Ce qui signifie que l’ONG met en branle une force sociale. Ce public est mis en position d’intervenant et l’ONGg met alors un dispositif pour opérer des changements sur son comportement, ses attitudes et ses connaissances. Il faut donc comprendre ce public, comment il fonctionne, son niveau de connaissances et ses valeurs. A ce moment intervient la communication éducative, la mise en place des dispositifs qui en impliquant ce public vont opérer un changement sur ses attitudes, connaissances et comportements. Evaluer signifie regarder ce qui se passe, ce que nous produisons. Ce schéma n’est donc pas une méthode, mais un moyen de construire l’éducation au développement de manière rationnelle et de commencer à en penser l’évaluation.

Quant aux questions pratiques , qu’en est-il ? Car il semble que celui qui utilise ce schéma doit étre spécialiste de la pédagogie du développement et enfin de la démarche d’évaluation ? Comment penser l’utilisation de ce schéma compte tenu de ces contraintes ?

Thierry De Smedt : L’évaluation est une démarche récente. Elle fait l’objet de tâtonnements et de tentatives de mise en place. L’exigence de l’évaluation doit rester relativement vague car cela va dépendre de la taille de l’ONG, de ses capacités. Les formules sont à trouver : doit-on faire appel à un organisme spécialisé, est-ce une personne qui doit étre tout le temps étre dans l’équipe ? Autant je pense que chaque ONG doit organiser son propre outil de manière rationnelle, autant je crois qu’il est important pour les ONG d’échanger, de se coordonner, à propos des outils d’évaluation qu’elles mettent en place.

Un dialogue sur ce point entre les ONG pour essayer de trouver des références communes serait donc souhaitable, en même temps qu’une réflexion indépendante par chacune d’entre elles sur les référents qui leurs sont propres, compte tenu de leur spécificité, de leur domaine d’action.

Thierry De Smedt : Tout à fait. Et l’exigence de l’évaluation doit amener à une réflexion cohérente et réfléchie et non pas imposer une méthode particulière.

Des formations à la méthode PIPO (Planification des interventions par objectifs), sont recommandées par la Coopération belge. N’est-on pas dans le cas de l’imposition d’une méthode ?

Thierry De Smedt : Ce n’est pas grave en soi, car toute méthode est bonne à connaître même si elle n’a pas toutes les qualités, même si elle n’est pas approchable par tout le monde. Mais au moins elle existe. J’imagine que l’ONG gardera toujours la possibilité de se démarquer par rapport à cette méthode. L’ONG doit pouvoir adopter certains points de la méthode, en compléter d’autres et juger que certains éléments ne sont pas pertinents. Ce n’est pas parce qu’une formation à une méthode est obligatoire que la méthode doit être appliquée dans ses moindres détails. Les ONG devront construire des jugements motivés, faire des propositions d’adaptation argumentées pour faire évoluer cette méthode. La DGCI devra alors faire la part des choses entre les critiques de commodité et les arguments rationnellement motivés.

Mais c’est aussi une logique de partenariat qui fera que les ONG, comme elles l’ont déjà fait dans d’autres situations, vont réagir et de l’interaction sortira quelque chose, à moins que la situation ne se bloque totalement, que les ONG appliquent de manière cynique et formalistes les exigences des bailleurs. Cette réaction servirait malheureusement de substitut à toute véritable interrogation sur les effets de l’éducation au développement.

Que diriez-vous en somme à ceux qui se lancent dans cette aventure ?

Thierry De Smedt : L’évaluation ne doit pas étre assimilée à de l’évaluation-sanction. Or nous vivons dans un contexte o ù chaque institution ressent qu’elle se fragilise en mettant à jour ses zones de fragilité. En réalité c’est le contraire. Une vision lucide et critique de soi est incontestablement une preuve de solidité. L’évaluation doit parvenir à donner la capacité aux gens à s’interroger, à mettre en question, elle doit être une évaluation-valorisation. L’évaluation doit permettre à ceux qui s’approchent d’une démarche d’éducation de mieux se l’approprier, de donner plus de bons pouvoirs.

Print Friendly

Répondre