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Quelques jours après la rentrée scolaire, la violence scolaire est à nouveau au cœur de l’actualité : plusieurs agressions envers des enseignants à Bordeaux, à Poitiers… Ces faits de violence, aussi condamnables soient-ils, sont un défi à notre intelligence collective. Il nous faut les penser par-delà leurs circonstances particulières et au-delà de leur suite judiciaire.
La violence scolaire fonctionne comme un argumentaire-écran qui masque des impensés collectifs. Notre Ecole est en souffrance : à la souffrance des enseignants en doute dans la construction incertaine de leur professionnalité répond celle – plus invisible, moins étudiée- des élèves. Cette invisibilisation de la souffrance scolaire des élèves tient à son caractère probablement socialement inédit, renvoyant à l’incapacité de l’Ecole à fonder un ordre opérationnel compatible avec les mutations sociales contemporaines. Elle tient aussi à l’illégitimité sociale de son expression pour la génération-massifiée-de-l’égalité-des-chances. Elle tient enfin à la laïcité interprétée comme séparation stricte entre sphère publique et sphère privée.
Peut-on penser les violences scolaires sans questionner à la fois les inégalités scolaires (sociales, sexuelles, ethniques, culturelles) ? Peut-on penser les violences scolaires sans questionner les modalités de transmission des savoirs et de relations à l’autre que notre école valorise par son fonctionnement même ?
Une question politique
Sous l’enjeu des mots et du vocabulaire, se joue une histoire scolaire construite autour du déni de la question politique et qui rabat sur les sujets individuels des problèmes qu’on renonce à traiter collectivement. Cette mise en récit médiatique, sous le spectacle de la violence scolaire, sous le primat du fait du "fait divers qui fait diversion" comme disait Bourdieu, est éclairante à plus d’un titre en appelant à des thématiques récurrentes, celle de "l’enfant-sauvage", du "sauvageon" ou du "barbare", voire même celle des "classes dangereuses" et naturalisant les faits de violence scolaire. Sans aller jusqu’à affirmer comme l’un de mes collègues sociologues que "la violence est cause et effet d’une réelle santé populaire", il faut poser la question de l’inquiétante étrangeté de ceux que Jacques Selosse nomme des "incasables", ceux dont l’absence de place symbolique et symbolisée génère des comportements destructeurs et donc réfléchir à la violence scolaire, non pas réduite à la violence des élèves à l’école, en décalant le regard sur cette inquiétante étrangeté que génère la façon dont les sujets sans place identifiée ont de signifier leur non-présence au monde par des agirs destructeurs, laissant l’empreinte d’une place non attribuée un trace de passage dans un lieu, l’Ecole où l’altérité est absente… Ne pouvant occuper la place qui leur est assignée par le "désir de l’institution", ils ne cherchent donc que la confirmation de leur rejet. Il convient alors de se demander comment l’élève d’aujourd’hui peut essayer de se maintenir en vie en tant que sujet désirant, non pas seulement sujet aliéné, dans l’institution/organisation scolaire et ce faisant, comment il entrerait en collusion avec "les désirs de l’Ecole".
Une guerre à l’échec scolaire?
La politologue Hélène Thomas, dans son ouvrage "Les Vulnérables" montre que depuis le début des années 1980, la guerre est déclarée non plus à la pauvreté mais aux pauvres, enrôlés dans ce combat contre eux-mêmes : les pauvres et les vulnérables ne sont plus traités comme des citoyens en difficultés mais comme des incapables. Leur traitement combine protection rapprochée et contrôle à distance et repose sur l’individualisation et la psychologisation de leur condition. Leur réhabilitation des pauvres passe par leur remise au travail, par leur responsabilisation (voire même civile et pénale) : cette épistème de la vulnérabilité est la base d’une nouvelle guerre non plus contre la pauvreté mais bel et bien contre les pauvres, soit par la mise à l’écart physique, grâce à une assistance coercitive et ségrégative soit par une intégration dans la nation au nom de l’universalité des droits non étayée de dispositifs de mise en cohérence avec les objectifs. Cette thèse est mutatis mutandis applicable à l’Ecole, et notamment à l’échec scolaire, à ceux que l’Ecole produit comme "vulnérables".
Peut-on dire que la guerre est déclarée non plus à l’échec scolaire mais aux élèves en échec, formidable violence institutionnelle fonctionnant à la ségrégation, à la sanction, à l’exclusion et à la responsabilisation individuelle ? Le déclin de la discipline scolaire au profit de l’injonction d’autonomie est porteur de nouvelles exigences pour le sujet. Chacun est sommé de prendre en charge lui-même des problèmes qui relevaient hier de l’action ; chacun est sommé de réussir et ses échecs renvoient à ses qualités intrinsèques. Plus l’Ecole est en apparence ouverte au plus grand nombre, plus l’échec scolaire est perçu par les familles, et par les enseignants comme des productions singulières des individus, d’où ce sentiment récurrent de déshonneur individuel, voire même familial ; d’autant que le succès professionnel dépend aujourd’hui du succès scolaire, et celui-ci semble dû exclusivement aux qualités individuelles de l’intéressé.
Un sentiment d’abandon
Or, en substituant un raisonnement de responsabilité singulière des sujets sans questionner les modalités par lesquelles se construit l’échec scolaire et notamment ses déterminants socioculturels, en psychologisant les comportements scolaires sans y intégrer les enjeux sociaux-politiques, cet imaginaire collectif de la menace est violent et génèrent des sentiment d’abandon. Il faut se souvenir que l’étymologie du mot abandon renvoie au préfixe à et au radical bandons, signifie au pouvoir de, action de délaisser, ici volontairement, son droit à réussir dans l’Ecole. Le renversement de perspectives est que l’abandon est alors à la fois actif et passif. Et il est ainsi porteur de violences… à et de l’Ecole.
Des injonctions paradoxales
Enfin dans l’Ecole, l’élève est soumis à des injonctions paradoxales : les programmes d’éducation à la citoyenneté prônent la solidarité, l’entraide, l’égalité, la coopération , l’intérêt général, l’acceptation de l’Autre et le fonctionnement pratique de l’école requiert la compétition individuelle, encourage la réussite individuelle, pratique l’évaluation à outrance, la hiérarchisation des élèves, des séries, des établissements, accepte la ségrégation, parfois l’humiliation, le rejet de l’altérité.
Ces questions sont à aborder de front: au fond c’est la pédagogie elle-même qui est politique. Et les pédagogies nouvelles ne sont pas vraiment entrées dans notre Ecole ! Aucune solution simpliste certes, d’autant que l’école est elle-même au prise avec une société inégalitaire, mais une remise à plat des modalités de l’apprendre et du vivre-ensemble dans l’école s’impose.