Table ronde : comment l’environnement numérique, porteur d’un nouveau langage, modifie-t-il le passage « apprentissages-compétences-parcours »?
Damien Roucou, Directeur du programme ERDENET, Enseignant
Bernard Corbineau, Co-gérant Infoggara, Enseignant
http://www.belearner.com/newslist
Bernard Corbineau : qu’ est-ce que c’est « l’environnement numérique? »
Damien Roucou : il y a soit une approche scolaire avec des environnements numériques de travail (ENT) où il y a un encadrement; sinon pour un jeune cela dépasse largement le cadre scolaire. Le monde du marketing ou des médias parle de « vie digitale », non sans volonté de séduction certes, mais qui évoque une forme de relation avec le numérique plus large et plus personnelle.
B.C : Est-ce que le numérique est un environnement ou un outil? Est-on encapsulé?
D.R: : On voulait vous présenter des exemples d’usages en numérique sur le Web… mais cela ne fonctionne pas aujourd’hui ! On est donc pas encore encapsulé!
Pour certains l’environnement numérique est une présence, un accès, une disponibilité. Le numérique pénètre dans l’enseignement et on est sorti de la problématique de l’informatique. L’enjeu n’est plus d’avoir des ordinateurs qui remplacent des professeurs. Maintenant c’est le numérique en terme de relation pédagogique, il l’enrichit.
B.C : Ces techniques permettent-elles de développer des usages pédagogiques nouveaux et qui répondent à un projet de politique pédagogique?
D.R : Il y a des expérimentations numériques partout dans les académies. On s’intéresse aux usages mais il y a une difficulté à les évaluer, pour ensuite passer dans une face de généralisation. Les études internationales qui essaient de mesurer l’impact des outils numériques se contredisent et on y trouve souvent une confusion entre éducation et communication. Maintenant, nombreux sont ceux qui pensent que les élèves apprennent mieux avec le numérique et qu’ils acquièrent donc plus de compétences. On voit notamment se développer des compétences techniques.
B.C : Dans ta pratique quotidienne, vas-tu plutôt vers la crainte ou l’ouverture?
D.R: Je suis optimiste. Au travers du programme ERDENET et son site éducatif « Be Learner.com », on s’intéresse à l’édition sur le Web et à la diffusion des savoirs. Mais les frontières y deviennent floues dans des environnements où la contribution, le commentaire personnel, les relations médiatisées mais sans hiérarchie bouleverse les rôles de chacun dans ou vis à vis de l’institution. Par exemple, est-ce que le professeur est un éditeur? Est-ce que l’élève est un producteur. Comment des contenus générés par les utilisateurs dans le monde éducatif vont trouver une pertinence, une valeur? On est donc dans l’appartenance des outils mais aussi on apprend en faisant. Ce qui est certain c’est une meilleure circulation des savoirs et des compétences dans le monde éducatif. Cela perturbe l’administration car le numérique ne s’arrête pas dans la salle de classe.
Sur Be Learner des rencontres inattendues, des échanges se produisent; on est dans la communication éducative. Le médiateur éducatif peut être un enseignant, un élève, un administratif, un parent, et pourquoi pas un élu ou un professionnel. Avec le développement des échanges de pairs à pairs, des élèves communiquent en questionnant leurs camarades qui ne sont pas forcément proches géographiquement. En même temps, les enseignants mutualisent c’est à dire qu‘ils profitent de ces plateformes, souvent encouragées par les académies, pour se parler et déposer des cours, des supports. Notre rôle d’éditeur est alors d’appréhender, animer, transformer et re-exploiter ces flux.
B.C : Penses-tu que ces expérimentations répondent à une demande sociale ou est-ce qu’elles créent une demande sociale? Est-ce que l’institution est demandeuse?
D.R : La pédagogie active existait avant le numérique. Cela répond à un besoin de supports échangeables, transformables et disponibles immédiatement. Mais la situation est très différentes dans les territoires, certains s’en emparent et ils intègrent nécessairement le numérique dans le projet éducatif. D’un autre côté la demande des parents est souvent tournée vers la présence physique d’un enseignant, l’apport du numérique ne les intéresse pas tant que cela.
Par contre du côté des jeunes, c’est acquis, même s’il reste un gros travail d’apprentissage des médias à mener avec eux. Les jeunes ont appréhendé la technologie pour s’exprimer, et la dimension sociale pour une construction identitaire, alors que ce n’est pas toujours le cas du côté des enseignants.
En outre, il y a encore des craintes technico-culturelles dans des établissements scolaires, qui viennent s’ajouter aux problèmes d’équipement, d’infrastructure ou de maintenance.
B.C : Vois-tu une différence entre les jeunes et les enseignants?
D.R : Pas vraiment de division, certains apprennent par nécessité professionnelle… et finissent par être de vrais geek !
Il y a une amorce pour généraliser les usages. Mais la difficulté c’est que l’institution voudrait définir les bons usages et les essaimer or la diversité des supports, des fonctionnalités, des modes de connexion, la rapidité d’évolution des applications démultiplient les caractéristiques des usages innovants, pertinents dans une classe ou pour un élève, inutile dans un autre groupe.
Les éditeurs et les équipementiers ont aussi une part de responsabilité à vouloir aller plus vite que la capacité d’absorption du monde enseignant.
Mais il n’en demeure pas moins que le grand danger est de voir se développer une culture jeune qui n’utiliserait pas le numérique dans son processus d’éducation, qui s’arrêterait aux portes de la classe, c’est-à-dire une « sous-culture scolaire » qui serait académique, ne prenant pas vraiment en compte les supports, vecteurs d’apprentissage et l’enjeu sociétal des nouveaux moyens d’apporter du sens, de s’exprimer, de se documenter. On en est encore à la phrase : « Aujourd’hui on va faire des TICE en classe »!
Au travers des expérimentations plusieurs paradoxes apparaissent. Il faut bien évaluer les compétences numériques de l’élève. Comment évaluer une expérience en chimie avec le numérique? Est elle plus pertinente parce qu’elle est faite avec une animation flash ou sur une tablette tactile? En même temps le corps enseignant n’est pas là pour singer les pratiques élèves pour tenter de les intéresser…
B.C : On est sur des objets de connaissances qui sont différents, abordables avec des cultures différentes. Au niveau universitaire on ressent cela aussi. L’opposition est à l’intérieur des générations, des étudiants ont une culture numérique très forte, intuitive d’autres ont plus de mal à suivre.
Sur la notion de parcours : comment se développe cette activité? Comment le corps enseignant réagit-il?
D.R : Avec BeLearner.com on a développé un nouveau concept d’approche par parcours en numérique. Des expérimentations sont menées dans les régions IDF, Languedoc-Roussillon et à l’étranger, auprès de collèges et de lycées. Nous voulions savoir si cette approche par parcours en ligne pouvait augmenter ou améliorer des compétences, mobiliser des apprenants, ou si elle permettait une meilleure évaluation.
On a choisi le online parce qu’on est dans une problématique d’accès à un savoir fluide et actif. On n’est pas dans la possession de matériel d’un bien physique (comme un livre ou un film). Grâce à Be Learner l’enseignant ou le formateur assure un suivi de personnes, un suivi personnalisé. L’apprenant en autonomie ou pas, est accompagné au fur et à mesure de sa progression. On essaie de développer un outil permettant d’aller à son rythme ou d’accélérer son acquisition des savoirs.
Les résultats sont parfois étonnant. Sur la mobilité par exemple : les élèves voulaient voir si cela fonctionner dans le bus, dans l’établissement, chez eux, dans une médiathèque, un musée,… Cela pour avoir une activité éducative qui suive la personne dans ses déplacements, dans son environnement social élargi. Les élèves, par jeu, acceptaient une démarchage éducative, d’apprentissage avec des questionnements, y compris en dehors de l’école, mais justement parce que le contenu et la forme correspondaient à leur réseau de sociabilité et leur rythme de vie (associative, culturelle, sportive, familiale). Aussi parce qu’ils se sentent impliqués, on les sollicite, on leur demande leur avis et on les pousse à contribuer, à créer des parcours pour d’autres, leurs camarades ou des jeunes qu’ils ne connaissent pas forcément.
D’une certaine façon c’est rassurant, l’envie d’apprendre n’a pas disparue, loin de là ! Mais elle prend des formes sociales moins scolaires.
Techniquement comment ça se passe? Be Learner a une interface innovante mais en même temps totalement intuitive. Si je suis enseignant, je peux combiner n’importe quel type de supports (vidéos, textes, images, animations) pour en faire une séquence pédagogique. Je peux également personnaliser une séquence pour un élève (en échec scolaire, non francophone ou au contraire plus rapide que ses camarades). En définitive, du bout des doigts, je crée une arborescence pour les apprenants, je peux visualiser, suivre et piloter mes élèves à distance.
L’élève suit son parcours à son rythme, pas à pas; il est à la fois intégré à son groupe classe mais en même temps accède à un contenu, un questionnement personnalisé.
C’est pourquoi les expérimentations ont montré un intérêt pour des publics spécifiques : remédiation ou hospitalisation.
A l’avenir nous allons travailler aussi avec des élèves décrocheurs, des handicapés, des détenus. On veut offrir à ces personnes qui sont dans la discontinuité des parcours d’apprentissage en continuité. La forme scolaire a des difficultés à toucher ces marges.
C’est donc un outil créatif et individualisé. Motivant pour la personne en formation mais aussi pour l »enseignant car il peut anticiper, prévoir, se laisser surprendre par les réponses et les réactions des apprenants.
B.C : Et pour les jeunes exclus du système?
D.R : Il y a toujours eu des tensions entre des territoires administratifs et des territoires numériques. Pour le Ministère de la Culture on les appelle des publics empêchés… donc nous allons essayer de leur redonner une capacité d’agir et de s’impliquer dans leur formation.
B.C : Ces outils te paraissent-t-ils aptes à leur répondre pour raccrocher et les réintégrer?
D.R : C’est l’enjeu. On a une approche un peu marketing. On peut suivre les usages en temps réel. La relation de proximité aide bien les élèves en difficultés (scolaire ou harcèlement), idem pour la relation enseignant-élève, enseignants-parents, au bénéfice toujours du jeune.
En définitive l’outil ne remplace pas l’Éducation Nationale. Mais il enrichit la relation pédagogique. Il ne s’agit pas de créer des services éducatifs en ligne concurrents à l’Educ Nat. Mais l’Éducation Nationale doit jouer son rôle entièrement, aussi bien d’administration, de compétence et d’évaluation. En terme d’innovation, elle doit comprendre qu’il y a un champ d’expérimentation énorme et un potentiel économique, un savoir-faire éditorial en France qui ne demande qu’à avancer.
Il y a des acteurs du monde économique qui ont un système privé, qui savent très bien toucher les élèves et qui ont un savoir faire infini pour les séduire ! Mais ce système n’a pas d’équivalent en terme éducatif.
Les collectivités n’ont pas encore mis en place de dispositif de service d’innovation en éducation, alors que l’on a des professeurs qui ont des savoirs, des élèves demandeurs. Comme pour l’économie numérique au sens large, il y a une innovation en éducation qui peut être porteuse d’un projet territorial. On peut même imaginer des grappes d’entreprises web très implantées localement qui travaillent sur des projets éducatifs d’envergure, avec des effets de synergie sur plusieurs acteurs économiques (réseaux, infrastructures, sécurité, logiciels, environnement, cloud computing, télé-centres, équipement des foyers, formation). Les zones rurales, éloignées des grands centres culturels ou scientifiques, auraient à y gagner. C’est ce que nous tentons chez ERDENET en Lozère.
Quand on arrive en tant que éditeur français dans le monde de l’éducation, à l’international nous sommes extrêmement bien vu, la France a d’énormes potentiels.
B.C : Vois-tu émerger un langage ou des éléments qui peuvent y faire penser?
D.R : Depuis n’importe quel terminal mobile connecté, sur la plateforme BeLearner.com l’utilisateur peut déplacer tous ses différents documents sur un ou des écrans ou répondre en direct à une interaction.
En tant qu’éditeur on essaie de développer de nouveaux langages médiatiques, notamment la possibilité de donner à un enseignant l’outil pour faire des webs documentaires pédagogiques. Il s’agit d’une œuvre transmédia avec un exerciseur dynamique pour toujours pousser au questionnement.
C’est utilisable dans toutes les disciplines et répond à une variété de situations. Cet outil d’édition est à disposition des enseignants, qui créent et assignent leur projet aux élèves puis regardent leurs résultats. On remarque que cela crée de nouveaux supports et de nouvelles relations entre les contributeurs.
C’est une approche différente d’un manuel scolaire. On voyage dans quelque chose de plus immersif, il y a plus de ludo-éducatif et l’apprenant est également auteur de l’objet final. Par exemple, sur un projet de culture scientifique, les jeunes prennent la place du chercheur pour faire une expérience.
On le sait, cela modifie les rapports de pouvoir. Les élèves donnent le change à des professeurs.
Il y a là un champ d’évaluation des compétences : méthodologie, relation sociale, gestion du collectif, transmission… qui reste à inventer.
Une expérience plus limite est réalisée aux États-Unis: une école est fondée sur l’apprentissage par le jeu vidéo, mais alignés sur les programmes scolaires.
Intervention de la salle :
· Les murs de la classe explosent, je ne vois cela possible que avec le travail en équipe des enseignants.
· Il faut faire des cours en commun
D.R : Ce n’est pas une mince affaire. Le numérique fait exploser la forme scolaire traditionnelle et les murs de la classe. La classe en tant que groupe est complétement réorganisée.
Apple a livré des tablettes tactiles (ipad) pour les tester dans les établissements scolaires et on a des élèves qui se plaignent parce qu’ils ne regardent plus l’enseignant, que ça fait mal au cou, que ce n’est pas si pratique, etc. Des lycéens se demandent pourquoi s’arrêter uniquement à l’école. Ils veulent bien se servir d’un objet numérique pour apprendre mais celui-ci n’étant plus un simple manuel scolaire, ils veulent l’exploiter au maximum, pour jouer, se parler, filmer, surfer, mais aussi poser une question à leur prof. La relation de proximité avec ses camarades de classe n’est plus tout à fait la même. Pour apprendre le japonais, l’élève va sur des sites internet et rencontre d’autre élèves à l’autre bout de la France.
Intervention de la salle:
· Comment faire en sorte que l’utilisation trop intensive du numérique ne se traduise pas une superficialité des apprentissages?
D.R : La peur des générations précédentes, en disant « attention l’informatique va remplacer le prof, il va y avoir une perte de la compétence réelle, de l’importance de l’enseignant » n’a pas eu lieu. On voit que c’est l’inverse qui se produit, l’enseignant reprend sa place, le côté documentaliste prend de l’ampleur. Dans cet univers médiatique il faut que l’enseignant anime et forme les jeunes à ne pas utiliser l’outil numérique uniquement en tant que spectateur.
Sur Be Learner l’enseignant produit, guide et oriente l’élève. Le rapport à l’œuvre, à sa critique, le recours à l’écrit sont favorisés, ainsi que le couple attention/évaluation. Il fait également un tri documentaire et ajuste sa séquence pédagogique en fonction du niveau atteint. On reste bien sur la base de la relation d’apprentissage.
B.C: Les documentalistes en bibliothèques municipales font de l’analyse au lieu de faire du travail mécanique.
On revient bien à la pédagogie et non pas à du transfert simple de savoir. On peut individualiser avec l’apprenant. Mais cela pose des problèmes de représentations de statuts sociaux