Alors que la plupart des pays européens ont entrepris des réformes en profondeur de leurs systèmes éducatifs en vue de les démocratiser, l’école française reste une des plus élitistes. Pierre Merle revient sur la mesure des inégalités scolaires et les réformes nécessaires.
La rentrée scolaire 2015 a fait l’objet de polémiques centrées sur l’inégalité de l’école française. Le débat est aussi présent parmi les chercheurs : l’école française se démocratise-t-elle ou les logiques de reproduction sont-elles dominantes ? L’une et l’autre se combinent-elles ? Un bilan est-il possible ? Pour répondre à ces interrogations, les sociologues ont décliné le concept de démocratisation de l’enseignement de différentes façons : démocratisation quantitative, qualitative, uniforme, ségrégative… Autant de notions essentielles à la compréhension des transformations actuelles de l’école française. Les données empiriques les plus récentes relatives à l’évolution de la scolarisation en France remettent cependant en cause le mouvement de démocratisation. Ne faut-il pas désormais donner un nom à ces nouvelles dynamiques ? N’assiste-t-on pas à une élitisation de l’enseignement ?
Les démocratisations quantitative et qualitative de l’enseignement
Au milieu des années 1980, A. Prost (1986) a défini deux formes de démocratisation. La première, la « démocratisation quantitative », désigne l’allongement de la scolarisation. Prost précise que la démocratisation quantitative « ne supprime pas les inégalités, elle les déplace seulement ». Cette définition est problématique. Si la « consommation d’éducation » a augmenté pour tous mais que la scolarité des élèves les moins scolarisés s’est allongée moins que celle des élèves les plus scolarisés, l’inégalité s’est creusée entre les élèves et le recours au terme démocratisation est paradoxal.
La « démocratisation qualitative » est la seconde notion présentée par Prost. Elle signifie que les cursus scolaires des élèves sont moins corrélés à leur origine sociale. La notion de démocratisation qualitative bute sur une difficulté logique. Il ne peut pas exister une démocratisation qui ne serait pas qualitative sachant que, l’alternative, la démocratisation quantitative, est une notion discutable.
Les démocratisations uniforme, égalisatrice et ségrégative
Les limites des notions proposées par Prost ont favorisé de nouvelles recherches. Goux et Maurin (1995) ont montré que les élèves poursuivent en moyenne leurs études plus longtemps, obtiennent des diplômes plus élevés, mais que cette évolution est grosso modo identique quel que soit le milieu social. Pour caractériser cette transformation, Goux et Maurin ont proposé la notion de « démocratisation uniforme ». L’expression désigne d’une part l’accroissement de l’accès à l’enseignement supérieur, dynamique justifiant l’usage du terme démocratisation ; d’autre part, le maintien des inégalités d’accès à l’enseignement supérieur selon l’origine sociale.
Dans l’hypothèse où l’accroissement de l’accès à l’enseignement serait concomitant d’une réduction des inégalités d’accès selon l’origine sociale, l’expression « démocratisation égalisatrice » a pour objet de rendre compte d’une véritable démocratisation (Merle, 2000).
À ces deux premières modalités de démocratisation, uniforme et égalisatrice, il faut en ajouter une troisième. De 1985 à 1995 – période de massification forte du système scolaire – la proportion d’enfants d’origine populaire à obtenir le baccalauréat a augmenté (Insee, 2014). Cependant, ce sont les séries dont le recrutement est le plus populaire – les séries professionnelles – qui se sont ouvertes socialement. A contrario, les filières générales, dont le recrutement social est plus aisé (S, ES, L), ont globalement conservé le même recrutement social. Cette dynamique scolaire spécifique a été désignée par l’expression « démocratisation ségrégative » (Merle, 2000). Le premier terme de l’expression rend compte de l’élargissement social de l’accès au bac toutes séries confondues ; le second, de la divergence croissante du recrutement social entre les différentes séries de bac.
La démocratisation ségrégative de l’enseignement supérieur
La démocratisation ségrégative des différentes filières des classes terminales est-elle aussi en œuvre dans l’enseignement supérieur ? Comme pour l’analyse de l’accès au bac, l’étude de la démocratisation de l’enseignement supérieur doit prendre en considération – dimension non prise en compte par Goux et Maurin (1995) – ce qui est central pour l’institution scolaire et ses acteurs : les hiérarchies des filières.
Duru Bellat et Kieffer (2008) ont montré l’existence d’une démocratisation ségrégative de l’enseignement supérieur. Les filières universitaires et les filières d’élite sont sensiblement différenciées socialement. Cette démocratisation ségrégative est toutefois partielle : certaines filières universitaires se ferment (par exemple, la médecine), d’autres ont un recrutement social stable, d’autres s’ouvrent (par exemple, les sciences). Les trois modalités de démocratisation – uniforme, ségrégative, égalisatrice – sont simultanément à l’œuvre dans l’enseignement supérieur.
Un bilan est-il possible ? La massification de l’enseignement supérieur a provoqué une inflation des diplômes et des déclassements : les rendements professionnels des diplômes du supérieur, notamment en termes d’accès au poste d’encadrement, sont de plus en plus différenciés et décroissants, spécifiquement pour les diplômés du niveau licence, plus souvent d’origine populaire (Bouchet-Valat M. et alii, 2015).
La différenciation sociale des filières et des rendements des diplômes est finalement conforme à l’analyse d’Arum : « l’élargissement de l’accès à l’enseignement prend la forme d’une différenciation hiérarchisée, qui conduit les membres des classes populaires vers des filières moins valorisées et réserve les filières les plus prestigieuses aux groupes sociaux supérieurs » (Arum et al., 2007, p. 5). L’étude de l’évolution du recrutement social des filières d’enseignement les plus prestigieuses conforte-t-elle cette analyse ?
La situation emblématique de l’accès aux grandes et très grandes écoles
L’analyse des inégalités sociales d’accès aux doctorats, grandes écoles et « très grandes écoles » (ENS, X, HEC, ENA…) apporte une contribution essentielle à la compréhension des transformations de l’enseignement supérieur. Dans une première période qui s’étend des générations nées de 1919-1928 à 1959-1968, quelle que soit la filière, un mouvement général de démocratisation d’accès au niveau des études les plus élevés est constaté (Albouy et Wanecq, 2003). Pour les générations d’élèves nées après 1958, l’accès au troisième cycle universitaire continue de se démocratiser. A contrario, l’accès aux grandes écoles, et surtout aux très grandes écoles, se caractérise par une sur-représentation croissante des enfants des catégories aisées (graphique 1).
Ce résultat est contraire au principe même de la démocratisation de l’enseignement puisque les « écoles de pouvoir », les plus prestigieuses, sont de moins en moins accessibles aux enfants des classes populaires. Pour les générations nées entre 1959 et 1968, les chances relatives des enfants des catégories aisées d’être scolarisés dans une très grande école sont 39,9 fois supérieures à celles des enfants des catégories populaires. Cette inégalité des chances n’était que de 23,7 pour les générations nées en 1939-1948. En un demi-siècle, la fermeture sociale du recrutement social des très grandes écoles est considérable (graphique 1).
La Conférence des Grandes Écoles présente parfois des données contraires : les grandes écoles se caractériseraient par une ouverture sociale en raison de politiques telles que les Conventions Éducation Prioritaire de Sciences Po ou les programmes de tutorat de lycéens tels que « Une Grande École : Pourquoi pas moi ? ». Le bilan statistique de ces politiques, souvent constitué par la croissance de la proportion des étudiants boursiers, est discutable. D’une part, la définition du boursier n’est pas stable dans le temps, notamment en raison de la création des boursiers « à l’échelon zéro » et, d’autre part, la population des boursiers, notamment ceux de l’échelon zéro, ne correspond que partiellement, voire faiblement, à celle des élèves d’origine populaire [1].
Les politiques d’ouverture sociale mises en œuvre par les grandes écoles sont certes favorables à l’égalité des chances mais leurs effets sont trop limités pour modifier leur recrutement d’autant que les droits d’inscription élevés de ces écoles constituent un obstacle efficace à leur démocratisation. À titre d’exemple, à l’Edhec, pour la rentrée 2015, ces droits s’élèvent à 45 000 € pour trois années. Ils doivent être versés en totalité au début de la première année. Plus globalement, la marchandisation croissante de l’offre éducative, avec le développement des prépas privées et les services de coaching (Parienty, 2015), constitue un frein considérable à la démocratisation du système éducatif.
Bien que le mouvement général de démocratisation ségrégative de l’enseignement supérieur français soit à nuancer, la différenciation croissante du rendement des diplômes et la fermeture sociale des très grandes écoles prolongent la différenciation sociale les filières du baccalauréat et confortent la thèse d’une démocratisation ségrégative de l’enseignement.
La focalisation sur les transformations du recrutement social des enseignements secondaires et supérieurs finit par faire oublier les données globales, notamment l’élimination soutenue des enfants d’ouvriers à chaque niveau de scolarité. Ceux-ci représentent 43,5% des élèves de SEGPA, 15% des filières générales, 5,9% des élèves des écoles d’ingénieurs. Parallèlement, la part des enfants de cadres augmente continument de la filière SEGPA aux Écoles Normales Supérieures (ENS) (graphique 2) [2]. L’élimination considérable des enfants d’ouvriers montre la faiblesse de la démocratisation de l’école française. Les comparaisons internationales permettent d’approfondir cette analyse.
L’apport des comparaisons internationales à la mesure des inégalités
Les comparaisons internationales constituent une dernière façon de connaître l’inégalité de l’école française, une des plus inégales des pays de l’OCDE. Cette inégalité est mesurée par l’étude de la relation entre le niveau scolaire des élèves et l’indice PISA du Statut Economique, Social et Culturel de leurs parents (l’indice SESC).
En 2012, pour l’ensemble des pays de l’OCDE, pour les élèves âgés de 15 ans, une unité supplémentaire de leur indice SESC, c’est-à-dire un statut socio-économique de leurs parents plus favorable, entraîne une amélioration de leur score en mathématiques de 33 points en Finlande, 35 aux États-Unis et de 57 points en France ! En 2003, en France, quand l’indice SESC des parents augmentait d’un point, l’augmentation de la compétence scolaire de leurs enfants n’augmentait que de 43 points, contre 57 points en 2012, soit une hausse considérable de 14 points entre 2003 et 2012 (Pisa, 2012). Pour l’école française, le milieu socio-économique de l’élève est une variable de plus en plus prédictive de la performance scolaire. Cette diminution sensible de l’égalité des chances, qui augmente les écarts de compétences des élèves selon l’origine sociale (graphique 3), invalide l’existence d’une démocratisation égalisatrice.
Les comparaisons internationales permettent de présenter un second constat. Suite aux premières évaluations PISA, plusieurs pays ont mené dans les années 2000 une politique volontariste pour améliorer leur système scolaire initialement fortement ségrégué et moyennement performant. L’Allemagne a réduit la place des filières courtes de scolarisation (Realschule, Förderschule et surtout la voie professionnelle Hauptschule), au profit d’une scolarité commune des élèves dans des Gesamtschule, incluant notamment les élèves du premier cycle du Gymnasium (Merle, 2012). La Pologne a suivi une politique de même type avec la création d’un collège unique – la création d’un gimnazjum équivalant d’un lower secondary – et une orientation en second cycle repoussée d’un an (Le Donné, 2014).
En Allemagne et encore plus en Pologne, ces politiques dites d’inclusion, c’est-à-dire d’homogénéisation des cursus scolaires, ont produit des effets bénéfiques. De 2003 à 2012, l’école polonaise recueille les fruits de sa réforme avec une baisse de sa proportion d’élèves peu performants (passant de 22 % à 14%), une augmentation de sa proportion d’élèves très performants (passant de 10% à 17%) (Pisa, 2012).
Les inégalités scolaires ne sont pas des fatalités. Scolariser les élèves de niveaux scolaires différents dans des cursus communs ne provoque pas un « nivellement par le bas », dénoncé à tort, mais une hausse des performances moyennes et une réduction des inégalités sociales d’accès.
L’école suédoise est un contre-modèle instructif. Elle s’est éloignée du modèle nordique du collège unique pour favoriser la différenciation des cursus scolaires, notamment grâce au développement des écoles privées financées par des vouchers (des chèques éducation dont bénéficient les parents). L’esprit de la réforme était d’adapter les établissements à « la diversité des talents » de chaque élève. Cette politique éducative de différenciation des cursus est un échec. Le niveau moyen des élèves suédois a baissé, l’origine sociale détermine plus souvent qu’auparavant le destin scolaire, les élèves des milieux défavorisés ont été particulièrement pénalisés (graphique 3). En matière éducative, la liberté se construit contre l’égalité des chances [3]. Tout comme l’école suédoise, l’école française constitue un contre-modèle caractérisé par des phénomènes d’élitisation.
Les indicateurs d’élitisation de l’école française
Le propre de l’analyse sociologique tient à la recherche de nouvelles mesures statistiques, à la construction d’indicateurs différents qui permettent de révéler ce qui était antérieurement caché. Le débat sur la démocratisation de l’école française a laissé dans l’ombre des dynamiques de changement contraires au principe même de la démocratisation.
La différenciation de la durée des études
La croissance séculaire de la durée moyenne des études s’est stabilisée en 1996. La baisse constatée de 1996 à 2008, limitée à 4 mois, n’a pas été compensée par la légère reprise de la durée moyenne des études de 2008 à 2011 (+ 1,5 mois) (Insee, 2014). Une analyse de la durée des études limitée à l’évolution moyenne n’est cependant pas satisfaisante. Pire, elle désinforme, faute de préciser les différences de durée des études selon le décile. Comment a évolué la durée des études des plus scolarisés ? Et celle des moins scolarisés ?
L’étude de la durée des études selon le décile est instructive. De 1985 à 1995, pendant la décade glorieuse de croissance forte de la scolarisation, la durée moyenne des études est passée de 19,7 à 21,5 années (Insee, 2014). Pendant cette période, tous les élèves et étudiants ont bénéficié de la croissance de la durée des études. Toutefois, les élèves du premier décile ont gagné 1,5 année de scolarisation alors que cette durée d’études a augmenté de 2,6 années pour les 10% des étudiants les plus scolarisés (graphique 4). Cette dynamique de croissance correspond à une démocratisation ségrégative. L’éducation, en tant que capital culturel, mesuré par le nombre d’années d’études, est devenue plus accessible à tous – en ce sens le terme démocratisation se justifie – mais cette démocratisation a été ségrégative : elle a bénéficié davantage aux plus scolarisés (Merle, 2012).
Pendant la seconde période, de 1996 à 2012, période de quasi stabilité de la durée moyenne des études, l’évolution de la durée des études par décile est marquée par une réduction de celle-ci pour les élèves des trois premiers déciles – ils perdent entre 0,4 et 0,7 année d’études – alors que, pour les trois derniers déciles, correspondant à la situation des étudiants les plus scolarisés, la durée des études a progressé (+ 0,5 année pour les étudiants du neuvième décile). Alors que dans les phénomènes de démocratisation ségrégative, les inégalités s’accroissent mais que tous les élèves demeurent gagnants (il vaut mieux un bac pro que pas de bac), le terme d’élitisation a pour objet de définir des situations où les plus scolarisés bénéficient d’une dotation croissante en capital éducatif alors que cette dotation décroît pour les élèves les moins scolarisés.
Une ségrégation globale inter-établissements croissante
Une seconde forme d’élitisation de l’enseignement tient aux phénomènes de ségrégation sociale et scolaire. Ceux-ci constituent un fil rouge de l’histoire de l’école française depuis le début du XIXe siècle. Créé en 1802, le lycée napoléonien, dont l’objet est de former « l’élite de la nation », constitue l’archétype de la ségrégation. Du primaire jusqu’à la terminale, les enfants de l’aristocratie et de la bourgeoisie étaient auparavant scolarisés dans une structure payante qui leur était réservée. À partir des lois Guizot (1833) et Ferry (1882-1883), fut mise en place une scolarité gratuite, propre aux catégories populaires (cette gratuité ne concernait pas le lycée). L’histoire scolaire du XXe siècle est constituée par le regroupement progressif de ces deux réseaux de scolarité initialement étanches (Merle, 2009). En 1975, la création du collège unique constitue l’aboutissement formel d’une scolarité jusqu’à 15 ans identique pour tous quelle que soit l’origine sociale.
À partir des années 1980, une première différenciation des collèges a été mise en œuvre avec la création des zones d’éducation prioritaire. Dans les années 1990, la thématique du « collège pour chacun » a justifié une politique de différenciation des établissements avec notamment la création des classes européennes et, ultérieurement, des classes bilingues. Sous l’effet progressif de ces différentes modifications a priori mineures, le collège unique de 1975, de surcroît jamais pleinement réalisé, s’est progressivement délité. Il est désormais traversé par une ségrégation scolaire d’une part, sociale d’autre part.
La ségrégation scolaire, dite aussi « académique », résulte des modalités de regroupement des élèves selon leur niveau de compétences scolaires. Il existe un fossé croissant entre le niveau des élèves scolarisés dans les collèges de l’éducation prioritaire (environ 20 % des collégiens) et ceux scolarisés dans les établissements privés (autour de 20 % également). Alors que, dans ces derniers, la proportion d’élèves faibles est stable, de l’ordre de 9 %, cette proportion a sensiblement augmenté dans les collèges de l’éducation prioritaire : elle est passée de 25 % en 2003 à 33 % en 2009 (graphique 5). Parallèlement, la proportion de bons élèves scolarisés dans les établissements de l’éducation prioritaire décroît de 42 à 34 %. Sur une période brève, la ségrégation académique a sensiblement augmenté. Un mouvement de fracturation interne aux collèges, de bipolarisation du système scolaire, est nettement à l’œuvre au cours des années 2000.
À la dualisation scolaire des établissements s’ajoute une dualisation sociale. Sur la période 2002-2013, l’augmentation globale de la proportion des élèves d’origine aisée a été limitée dans les collèges de l’enseignement public (de 17,7 % en 2002 à 19,3 % en 2013, soit 1,6 point) alors que cette augmentation a été soutenue dans les collèges privés (de 29,6 % à 36,2 %, soit + 6,4 points). Sur la même période, la proportion d’élèves d’origine défavorisée a sensiblement baissé dans les collèges privés (-4,7 points) alors qu’elle est stable dans les collèges publics (graphique 6). La ségrégation sociale des collèges connaît une forte croissance au cours des années 2000.
Des dynamiques locales d’élitisation et de prolétarisation des établissements
Si la statistique nationale permet de rendre compte des dynamiques moyennes, elle ne permet pas de saisir la diversité des situations locales. Dans chaque capitale régionale, le calcul d’un indice de ségrégation sociale, globale et par collège (Merle, 2012), permet de rendre compte de l’existence d’une forte « ghettoïsation par le haut » de certains collèges dont le recrutement social est particulièrement aisé, et d’une « ghettoïsation par le bas », dans la situation inverse. Dans la ville de Nantes, et le constat est le même dans les autres capitales régionales, la ghettoïsation par le bas caractérise les collèges publics – par exemple le collège Le Brell scolarise 81 % d’élèves d’origine défavorisée et seulement 1 % d’origine favorisée –, alors que les collèges privés les plus ségrégatifs sont caractérisés par une ghettoïsation par le haut. Il en est notamment ainsi des collèges nantais du Sacré-Cœur ou de Saint-Joseph (graphique 7).
L’analyse de la ségrégation sociale et académique des établissements a fait récemment l’objet d’un approfondissement essentiel. La recherche de Ly et Riegert (2015) a montré que la ségrégation intra-établissement, liée à la constitution des classes en raison notamment des sections européennes et bilingues, est plus importante que la ségrégation inter-établissements.
Il est donc en partie erroné d’expliquer la ségrégation des collèges par les phénomènes de ségrégation urbaine. D’une part, la ségrégation sociale inter-établissements est supérieure à la ségrégation urbaine en raison des stratégies de choix des parents et, d’autre part, la ségrégation intra-établissement, de loin la plus forte, est liée aux modalités de recrutement des collèges et à la fabrication des classes. La recherche de Ly et Riegert (2015) a aussi l’intérêt de confirmer au niveau français l’existence d’une forte corrélation entre la ségrégation sociale et la ségrégation scolaire (cf. annexe). Les politiques éducatives limitant l’une permettent de réduire l’autre.
La ségrégation sociale et scolaire croissante des collèges résulte globalement d’une prolétarisation des collèges publics et d’un embourgeoisement des établissements privés. Le recrutement de plus en plus aisé de ces derniers tient, outre la politique d’assouplissement de la carte scolaire mise en œuvre à partir de la rentrée scolaire 2007 (Merle, 2012), au fait que ces établissements sont payants, non soumis à la carte scolaire et, contrairement aux établissements publics, sélectionnent leurs élèves selon des critères sociaux, notamment ethniques, pour près de 20 % d’entre eux (Du Parquet et alii, 2013).
Ces collèges privés, dont les résultats au Diplôme National du Brevet sont supérieurs aux établissements publics en raison d’un recrutement d’élèves aux compétences scolaires supérieures (graphique 4), bénéficient de prophéties auto-réalisatrices positives : les bons résultats scolaires exercent des effets d’attraction et favorisent un recrutement social de bons élèves qui entretient une spirale vertueuse de la réussite (Merle, 2011). Le modèle de réussite scolaire des établissements privés repose sur la mise à l’écart progressive des élèves d’origine défavorisée et la scolarisation d’une proportion limitée d’élèves faibles.
Les politiques d’élitisation de l’école française
Pendant que des pays comme l’Allemagne et la Pologne ont suivi les préconisations de l’OCDE centrées sur une politique d’inclusion, c’est-à-dire déségrégative, inter et intra-établissements (cf. ci-dessus), les ministres de l’éducation ont, au cours des années 2000, globalement mis en œuvre une politique inverse avec l’assouplissement de la carte scolaire, la création des Réseaux Ambition Réussite, la mise en place des internats d’excellence, le développement des options, notamment linguistiques, source de différenciation des établissements.
Toutes ces politiques sont fondées sur le principe de l’individualisation des parcours, l’instauration de cursus scolaires séparés, la différenciation de l’offre pédagogique. Ces politiques censées s’adapter aux élèves ont échoué. À la décade glorieuse 1985-1995, marquée par une forte croissance de la scolarisation, a succédé, dans les années 2000, une décennie d’inégalités, caractérisée par un accroissement des écarts de compétences entre les élèves, une croissance de la ségrégation académique et sociale, une réduction de l’inégalité des chances.
Ce constat n’est pourtant guère établi par le ministère de l’Éducation nationale. Les bilans officiels des politiques éducatives sont trop souvent incomplets, voire trompeurs (Merle, 2011). Même si les Rapports annuels de performances constituent des compléments d’analyse utiles de l’évolution des performances de l’enseignement scolaire, des indicateurs statistiques aussi centraux que les niveaux de mixité sociale et académique inter-établissements sont absents des publications régulières du ministère de l’éducation nationale et des Rapports annuels de performances. Consacré à la mixité sociale à l’école, le rapport Hébrard (2002) avait fait le constat d’un déficit de connaissances et préconisé la création de « cellules de veille et de contrôle de la mixité sociale à l’école ». La proposition transgressait un non-dit du système scolaire et n’a pas été mise en œuvre.
L’institution scolaire française demeure schizophrène. Elle diffuse haut et fort un discours sur l’égalité des chances, la citoyenneté, le « vivre ensemble » et, dans le même temps, elle ne réalise aucune mesure régulière des phénomènes ségrégatifs croissants qui la caractérisent. L’absence d’analyse statistique de la mixité sociale favorise indirectement le développement d’une forme d’apartheid scolaire. Comment le ministère de l’Éducation nationale peut-il mettre en œuvre une politique d’égalité des chances et réduire les phénomènes ségrégatifs si, avec constance, il se prive des mesures statistiques qui lui permettraient de connaître l’évolution de ceux-ci ?
Conclusion
L’actuel développement de la préscolarisation des enfants des catégories populaires, la réforme de la carte scolaire, dont l’objet est de favoriser la mixité sociale, ainsi que la récente réforme du collège, qui prévoit la suppression des classes européennes et des sections bilangues en collège, constituent des politiques nouvelles, dans leur principe favorables à l’équité et à l’efficacité. Elles ont suscité des réticences résolues et des réactions stéréotypées – « nivellement par le bas », « égalitarisme », « renoncement à la culture » – alors même que ces réformes sont conformes aux préconisations de l’OCDE mises en œuvre avec succès dans des pays tels que l’Allemagne ou la Pologne. Pourquoi les changements réalisés avec succès dans des pays voisins sont mis en œuvre de façon si limitée en France ou, pire encore, résolument rejetés ?
L’année 2015 correspond au 40e anniversaire de la création du collège unique dont l’objectif, en 1975, était de contribuer à la démocratisation de l’enseignement : « La mise en place d’un système unique de collèges pour tous les jeunes Français constituera un moyen puissant d’égaliser leurs acquis culturels. Elle devra s’accompagner sur le plan des programmes de la définition d’un savoir commun » (Giscard d’Estaing, 1979).
Alors même que le collège unique a été réalisé par un parti politique qui se classait au centre de l’échiquier politique, l’idée d’un « savoir commun » à tous est aujourd’hui contestée, et le verbe égaliser, dont la connotation est désormais négative, est devenu désuet, politiquement obsolète. Sur la décennie 2002-2012, une des origines centrales de l’élitisation de l’école française tient au rejet du principe même d’égalité.
Annexe
Corrélation entre la ségrégation scolaire et la ségrégation sociale dans chaque département (classe de troisième, année 2010 – 2011)
par
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