Le périurbain n’est pas réservé aux populations précaires. Au contraire, y vivre relève principalement de trajectoires résidentielles ascendantes. Ce sont d’abord les beaux quartiers qui sont ségrégués. Entretien avec Violaine Girard, maitresse de conférence à l’université de Rouen réalisé par Xavier Molénat. Extrait des « Dossiers d’Alternatives économiques ».
Peut-on dire que la ségrégation socio-spatiale, autrement dit l’inégale répartition des groupes sociaux sur le territoire, a augmenté au cours des dernières années ?
Il n’est pas facile de répondre à cette question, car cette ségrégation peut se mesurer à différentes échelles : celle de l’immeuble, du quartier, de la commune… D’une manière générale, et contrairement à ce qu’annoncent les tenants d’une dualisation du territoire, la plupart des espaces urbains restent mélangés, même si les différents groupes sociaux y sont plus ou moins bien représentés.
Il reste cependant des espaces ségrégés, les premiers d’entre eux étant les « beaux quartiers » des métropoles, où se concentrent les différentes strates des classes supérieures. Il ne s’agit pas seulement des beaux quartiers anciens (typiquement, les arrondissements de l’ouest parisien), bastions de la grande bourgeoisie, mais aussi des quartiers de refondation qui ont surgi récemment. Ces anciens territoires industriels, attenants aux beaux quartiers (dans les villes de Courbevoie et Levallois-Perret en Ile-de-France, par exemple), ont été reconvertis au cours des années 1990 en zones de logements haut de gamme, prisées des cadres et ingénieurs du secteur privé, qui y cultivent une forme très stricte d’« exclusivité sociale ». A l’autre bout du spectre, certains des quartiers d’habitat social présentent également une ségrégation sociale assez élevée. Les espaces ruraux, enfin, accueillent en forte proportion des membres des classes populaires (ouvriers, employés).
Concrètement, les villes-centres ne sont donc pas entièrement acquises aux classes moyennes et supérieures ?
Non, les classes populaires y sont encore présentes. Mais elles y sont en recul très net, en raison des transformations de l’emploi urbain, toujours plus tertiaire et qualifié. L’embourgeoisement de certains quartiers populaires contribue aussi à ce recul, mais n’est pas un phénomène généralisé : ces processus sont inachevés, et touchent différemment certains types de quartier et certaines communes limitrophes (telle Montreuil, en Ile-de-France), pas l’ensemble du territoire urbain. Il reste par ailleurs des logements insalubres ou exigus dans certains immeubles ou quartiers, au sein même des grandes villes, dans lesquels vivent des ménages populaires.
A l’inverse, les territoires périurbains sont-ils réservés aux classes populaires précarisées, comme on l’entend dire parfois ?
Les espaces périurbains ne sont pas homogènes socialement. Il y a du périurbain très aisé (en bord de mer à Caen ou dans l’ouest lyonnais, par exemple). Plus on s’éloigne des centres-ville, en revanche, plus on va trouver des ménages d’ouvriers. Ce sont eux dont la présence a effectivement le plus progressé au cours des années 1980-1990, avec les catégories intermédiaires (techniciens, enseignants, infirmières…).
Mais ces ménages populaires ne s’installent-ils pas par défaut dans le périurbain, tout simplement parce qu’ils n’ont plus les moyens de s’installer ailleurs ?
C’est plus compliqué. L’installation des classes populaires dans le périurbain est d’abord le produit des politiques publiques. Dans les années 1970, l’Etat s’est peu à peu désengagé du logement social pour favoriser l’accession à la propriété, à travers la facilitation du crédit (prêt aidé à l’accession à la propriété puis prêt à taux zéro). Cela a incité les classes populaires à faire construire de l’habitat pavillonnaire dans les espaces périurbains, là où le foncier était peu cher.
S’y est ajoutée la relocalisation de certains emplois industriels dans ces zones, notamment parce que le foncier est devenu rare ou cher dans les centres-ville. Les intercommunalités y ont également aménagé des zones d’activité, notamment autour de ce qu’on appelle les « villes nouvelles », ou encore à proximité des autoroutes, avec des services et des infrastructures de transport qui ont attiré certains établissements industriels. La création d’emplois d’ouvriers et d’employés a incontestablement favorisé l’installation de ménages populaires dans ces zones.
Faut-il dès lors y voir des parcours de relégation ?
Au contraire, ce sont essentiellement des parcours de promotion résidentielle, où l’habitat jouit d’une image très positive – en particulier pour ceux qui ont quitté l’habitat social, désormais fortement stigmatisé (et très peu présent dans le périurbain). Cela ne veut pas dire que ces ménages populaires ne rencontrent pas de difficultés : leurs revenus sont faibles, les frais de transport sont importants, certains se sont éloignés de leurs réseaux familiaux et amicaux… Mais pour la plupart, ils s’inscrivent dans des trajectoires valorisantes, car ils accèdent à la propriété et ont souvent le sentiment d’avoir de « meilleures » conditions de vie, qu’il s’agisse de l’école des enfants ou du voisinage. Reste que ces ménages font partie des fractions stables des classes populaires (au moins un des membres du couple a un CDI), celles qui ont pu s’endetter pour acheter leur logement. Les parcours de relégation existent, mais ils sont beaucoup plus marginaux.
Comment expliquer, alors, que certains soient attirés par le vote Front national ?
On constate en effet une « droitisation » partielle du vote ouvrier périurbain, mais cela a moins à voir avec le déclassement des classes populaires qu’avec les transformations du monde du travail. D’un côté, le déclin de la figure de l’ouvrier, la précarisation des formes d’emploi (CDD, intérim), la faible implantation syndicale (en particulier dans les petites entreprises) et l’absence de collectifs de travail soudés qui en résulte éloignent du vote à gauche. De l’autre, l’individualisation des progressions de carrière, qui reposent moins sur les qualifications que sur le fait d’avoir « fait ses preuves », rend certains ouvriers davantage sensibles à la valorisation du mérite individuel qu’à la défense collective des droits sociaux. On a en outre tendance à oublier, d’une part qu’aux élections une forte proportion d’ouvriers s’abstient, voire n’est pas inscrite sur les listes électorales, et, d’autre part, qu’une partie des ouvriers a toujours voté à droite. Dans un contexte de défiance vis-à-vis des partis de gouvernement, tous ces facteurs convergent pour expliquer les scores élevés qu’atteint parfois le Front national dans les zones périurbaines.
Entretien avec Violaine Girard, sociologue, maîtresse de conférences à l’université de Rouen. Propos recueillis par Xavier Molénat
Extrait : « Les Dossiers d’Alternatives Economiques », n°2, mai 2015
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