» En matière pédagogique, nous sommes en pleine amnésie : tout ce qui a été imaginé depuis deux siècles est tombé aux oubliettes ». Triste état des lieux pour Philippe Meirieu qui s’étend à l’action d’un Etat qui n’a plus les moyens de ses politiques. Raison de plus, pour Philippe Meirieu, de défendre le travail de l’équipe pédagogique, l’accompagnement des élèves par les professeurs, la redistribution des moyens vers ceux qui en ont besoin.
De nombreuses réformes sont lancées par le ministère. Aujourd’hui quelle vous semble la priorité du système éducatif ?
Nous avons été nombreux à le dire à l’occasion du débat sur la responsabilité de l’École à la suite des tragiques événements de janvier dernier : même si l’école ne peut pas tout, elle a, dans notre société, une responsabilité fondamentale : la formation des citoyens. Or, je nous trouve assez médiocres dans ce domaine et plutôt velléitaires. En effet, les mesures préconisées oscillent entre des enseignements, qui peinent à sortir de l’injonction, et l’appel à un renforcement de l’autorité des enseignants, qui a du mal à se traduire par autre chose que des grilles de sanction. Or la citoyenneté relève, à mes yeux, d’autres registres.
D’abord, elle se construit dans le « rapport au savoir » : nous formons des citoyens rigoureux et lucides quand nous leur transmettons l’exigence de justesse, de précision et de vérité qui leur permet de s’exhausser au-dessus des préjugés et d’échapper à toutes les formes d’emprise. Or, c’est là affaire de pédagogie : cela renvoie à la nature des activités scolaires, aux méthodes employées (la méthode expérimentale et la démarche documentaire me paraissent encore insuffisamment utilisées) et aussi aux modes d’évaluation bien trop loin encore de cette « pédagogie du chef d’œuvre » – une pédagogie vraiment exigeante – telle que, par exemple, Célestin Freinet la préconisait.
Ensuite, la citoyenneté se construit dans la mise en œuvre de formes concrètes de responsabilisation et de solidarité dans le quotidien des écoles et des établissements. C’est, là encore, affaire de pédagogie : les élèves sont aujourd’hui trop déresponsabilisés, l’institution ne leur permet pas de s’engager dans des activités collectives où faire l’expérience de la responsabilité et de l’autorité légitime ; de même, l’institution ignore très largement l’importance que pourrait prendre l’entraide entre élèves et continue à vivre sur le mythe de la classe homogène quand il faudrait, au contraire, favoriser les interactions dans des classes multi-niveaux, etc.
Bien sûr, tout cela ne disqualifie pas l’enseignement de la « morale civique », mais, comme dans tous les domaines, il faut articuler la découverte et la formalisation, le travail sur les pratiques et l’apprentissage des concepts qui permettent de les penser… C’est cette articulation qui est vraiment formatrice.
Enfin, il faut insister sur le fait que la citoyenneté se forme dans l’apprentissage de la parole tenue, quand les générations qui arrivent sont confrontées à des adultes qui tiennent leurs promesses. Or, c’est peu dire que nos promesses – et, en particulier, le droit à une éducation de qualité pour tous – ne sont pas vraiment tenues. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les élèves « ne croient pas » vraiment à l’École et peinent à entendre ceux qui leur demandent de respecter les valeurs de la République… dont cette République s’exonère elle-même largement.
Sur ce sujet le travail ministériel est il suffisant ?
Je suis convaincu que le ministère travaille. Je crois qu’à tous les échelons, beaucoup « font leur possible » pour améliorer les choses. Mais je crois que nous sommes devant des défis largement inédits et une situation particulièrement dégradée.
En matière pédagogique, nous sommes en pleine amnésie : tout ce qui a été imaginé depuis deux siècles est tombé aux oubliettes ; tout ce qui avait été construit dans les années 1980, dans le cadre des MAFPEN par exemple, est ringardisé ; la disparition des IUFM – qui n’étaient pas parfaits, loin de là, mais qui constituaient un cadre possible pour une formation professionnelle – a porté un coup fatal à l’idée même de formation, et les ESPE restent souvent dans une « logique d’enseignement », en juxtaposant simplement des cours ; les innovations pédagogiques ne trouvent guère, à quelques exceptions près, de véritable reconnaissance et l’institution se focalise sur les outils, souvent au détriment des finalités, et même des méthodes, etc. Cette amnésie est telle que nous réinventons en permanence l’eau tiède tout en donnant aux enseignants le sentiment d’un bégaiement permanent.
Quant à la question de la « justice scolaire », nous avons pris un retard considérable et nous sommes contraints de gérer l’éducation prioritaire avec des bouts de chandelle. Le ministère a évoqué, à plusieurs reprises, le fait de proportionner les dotations aux établissements aux difficultés sociales des élèves. Il y a quelques avancées dans ce sens, mais le chemin à parcourir est très long et exigerait des moyens supplémentaires que nous n’avons guère. Il faudrait aussi, bien sûr, pour que cette mesure soit vraiment efficace, appliquer cette proportionnalité aux « établissements de prestige » et à l’enseignement privé sous contrat. Mais je crains que le gouvernement ne soit plus en mesure de prendre de telles décisions.
Le ministère souhaite une réforme pédagogique. Est il bien armé pour un changement de cette nature ?
Le ministère dispose de deux « armes » pour accompagner les réformes pédagogiques et favoriser une évolution significative des pratiques dans un sens plus démocratisant : la formation continue et la réforme des évaluations institutionnelles. Or, malgré les appels répétés des organisations professionnelles et de tous les chercheurs, la relance de la formation continue n’est pas au rendez-vous. Les initiatives, dans ce domaine, restent massivement pyramidales et injonctives au détriment de l’accompagnement d’équipes en établissement. Quant à la refonte du système d’évaluation, nous sommes au milieu du gué et piétinons un peu. C’est dommage, car l’expérience montre que les enseignants forment toujours finalement leurs élèves à ce qui sera évalué : on pourrait donc faire évoluer les pratiques en introduisant clairement, dans les évaluations officielles, des travaux faisant appel à la recherche documentaire et à la démarche expérimentale, des exercices d’écriture longue, des « chefs d’œuvre » de toutes sortes qui permettent aux élèves de se perfectionner et de se dépasser. Je reste partisan du seul système, dans ce domaine, qui me paraît avoir une portée pédagogique : les « unités de valeur » non compensables attestées par des travaux d’envergure… y compris au baccalauréat.
Parmi les réformes de cette année il y a celle du collège : qu’en pensez vous ?
J’ai soutenu et je soutiens toujours cette réforme du collège. Elle s’inspire, en effet, de principes qui me paraissent essentiels : redistribution des moyens en faveur de ceux qui en ont le plus besoin, accompagnement des élèves par des professeurs à l’intérieur de l’établissement pour limiter l’externalisation / privatisation du « soutien scolaire », mise en place de modules interdisciplinaires pour donner sens à l’apport spécifique de chaque discipline, possibilité de regroupements d’heures dans les collèges afin d’éviter le fractionnement excessif des enseignements, etc.
Pour autant, j’entends bien les mécontentements : les classes bilangues n’étaient pas toujours utilisées pour les élèves les plus favorisés, mais permettaient aussi, parfois, une véritable promotion sociale ; le latin et le grec permettent d’accéder à une culture très largement fondatrice de la nôtre ; les heures des enseignements interdisciplinaires risquent d’être prises sur « les heures de cours », etc. Ces réactions sont compréhensibles. D’autant plus qu’on reste, en réalité, dans une vision comptable des heures et une vision technocratique de l’enseignement… et tout cela à moyens presque constants. Conséquence : pour mettre une rustine quelque part, il faut en enlever une ailleurs !
En réalité, nous sommes prisonniers d’un « cadre » qu’il faudrait repenser complètement en tenant compte des objectifs assignés au collège et de la réalité des adolescents d’aujourd’hui. Pas pour renoncer à la transmission des savoirs. Mais pour permettre, précisément, une transmission rigoureuse des savoirs. Si l’on se posait la question ainsi, on se verrait obligé d’interroger la taille des établissements, la notion de classe et de niveau, les modalités d’accompagnement des élèves, les responsabilités qu’il faut leur donner, l’architecture scolaire, le service enseignant, etc. Evidemment, tout cela ne pourrait pas se faire en catimini, avec de simples décrets. Il faudrait un vrai projet original, muri et soumis au parlement. Je suis convaincu, d’ailleurs, que la « fondation » du collège (il ne s’agit pas de le « refonder », puisqu’il n’a pas vraiment été « fondé ») devra passer, un jour ou l’autre, par une loi ambitieuse.
Le ministère lance aussi un plan numérique pour le collège. À quelles conditions pourrait-il influer sur les compétences des élèves ?
À la condition qu’on entre dans la question du numérique par les usages pédagogiques et non par la totémisation de l’outil. Car la question, pour les enseignants, c’est bien de savoir quand, pour quels objectifs, avec quelle préparation et quelle régulation, dans quelle articulation avec l’exposé magistral, le travail individuel et de groupe, etc. on peut ou on doit utiliser le numérique… Or, en dehors de quelques chercheurs et innovateurs, ces questions ne sont pas toujours clairement posées. D’où un danger d’inflation de matériel associée à une indigence de réflexion sur les usages… Cela me paraît d’autant plus dommage qu’il y a un véritable enjeu social : quand le numérique est instrumentalisé par les « industries de programme » pour assujettir les jeunes à une consommation compulsive, quand il existe un risque réel de voir se développer un usage strictement « utilitaire » et individualiste du numérique, quand le numérique est mis massivement au service de l’immédiateté et du passage à l’acte… l’école a une immense responsabilité : à elle d’assumer sa « fonction thermostatique » et de rétablir un rapport distancié et critique à cet outil.
Alain Juppé vient de publier quelques propositions scolaires : priorité au primaire avec transfert de moyens du secondaire vers le primaire, autonomie des établissements, présence accrue des enseignants dans les établissements. Qu’en pensez vous ?
À l’heure où je vous réponds, je n’ai pas pu, encore, lire le livre d’Alain Juppé. Je crois néanmoins, comme tout le monde, en connaître l’essentiel grâce à la magistrale campagne de promotion qui en a été faite. Sous réserve de confirmation dans quelques jours, il me semble donc que cet ouvrage rompt avec une certaine rhétorique anti-pédagogique et soupçonneuse à l’égard des enseignants, largement dominante à droite. C’est heureux.
Je crois qu’il propose la mise en place dans les établissements du second degré d’une équipe pédagogique constituée de représentants élus des professeurs autour du chef d’établissement : cela me semble représenter une mesure intéressante, à regarder de près. Il suggère également de permettre l’annualisation des horaires : c’est une perspective que j’ai toujours défendue, dès lors que les enseignants ont pouvoir, en équipe, sur l’organisation de ce temps, en fonction d’activités pédagogiques bien identifiées. Il propose aussi quelques mesures de bon aloi, mais sans nécessairement en « tirer les fils » jusqu’au bout : augmenter de 10% les enseignants du premier degré en échange d’une présence accrue dans l’établissement, pourquoi pas, si l’on trouve l’argent nécessaire ? Qui pourrait s’opposer à une telle mesure, d’autant plus que, comme Le Café l’a bien montré dans son édition de jeudi dernier, les enseignants du primaire sont aujourd’hui nettement moins bien payés que ceux du secondaire.
Mais je crois que le problème des enseignants ne se limite pas à la question – bien sûr essentielle – de leur feuille de paye : ils ont besoin de reconnaissance sociale, ils ont besoin d’un projet politique qui leur permette de croire en leur métier, ils ont besoin de se sentir respectés et, en particulier, de ne pas être les otages des changements de majorité qui leur imposent des réformes sans véritablement en accompagner la mise en place par une formation adaptée…
Mais je voudrais vous faire part, aussi, d’une interrogation qui pourrait vite devenir, pour moi, un vrai sujet d’inquiétude : j’ai cru comprendre qu’Alain Juppé évoquait, plutôt mezza vocce, le développement de « l’autonomie des établissements ». Or, cette notion peut être utilisée de deux manières radicalement différentes… Soit il s’agit de renforcer le pilotage national des établissements sur les objectifs à atteindre et de donner à chacun d’eux la liberté nécessaire pour une meilleure mobilisation des équipes afin d’y parvenir… soit il s’agit d’une libéralisation et d’une mise en concurrence systématique des établissements au sein même du service public qui deviendrait, alors, un ensemble d’établissements dont le statut ressemblerait fort à celui des établissements privés sous contrat d’aujourd’hui… Soit, on conserve et renforce des objectifs nationaux qui garantissent la cohérence du système, soit on les abandonne et on laisse dériver l’école vers une gestion parfaitement libérale… Soit le législateur définit des « chapitres obligés » des projets d’établissement et le ministère leur demande de justifier de leur mobilisation sur eux, soit on abandonne toute exigence en matière de démocratisation, de mixité sociale, d’accueil des familles, de suivi des enfants handicapés et en difficulté, d’accompagnement de tous les élèves, de formation documentaire, de construction de collectifs instituants, de diminution du redoublement, de formation des délégués d’élèves, etc… Et on laisse alors – sans perspective claire et projet national, chaque établissement chercher sa « clientèle », en faisant fi du « droit à l’éducation pour tous », d’une laïcité authentique et des obligations du service public.
Je ne fais ici aucun procès d’intention à Alain Juppé et j’ignore laquelle de ces deux perspectives il privilégierait. Mais je suis convaincu qu’une partie de la droite, aujourd’hui, rêve d’une libéralisation complète du système scolaire, d’une dérégulation absolue, selon des principes plus ou moins inspirés du « chèque éducation ». Or, cette dérégulation sera aussi, n’en doutons pas, une ghettoïsation (tous les travaux qui ont étudié les effets des mesures allant dans ce sens sont là pour en attester) et, à terme, un éclatement complet de l’Ecole. La droite, si elle choisit cette voie, n’aura plus à se préoccuper de pédagogie, elle n’aura même plus à imaginer des réformes ou à chercher comment mieux utiliser les moyens… il lui suffira de mettre en œuvre une « autonomie totale » et de parier que le darwinisme institutionnel sélectionnera « naturellement » les institutions et les pratiques les plus « adaptées »… Je peux paraître pessimiste, voire catastrophiste, mais je crois de la plus grande importance que, dans les débats sur l’école qui s’amorcent, chacun précise exactement ce qu’il met derrière le lieu commun qu’est devenue aujourd’hui l’ « autonomie des établissements ». C’est un point central.
Dans les chantiers de l’année que la ministre a annoncé il y a l’évaluation des enseignants. Faut il ouvrir ce dossier ?
Le moins que l’on puisse dire, c’est que notre système d’évaluation des enseignants est archaïque et discutable. Je ne mets pas en cause, ici, personnellement, chaque inspecteur de l’Education nationale, d’autant plus que certains d’entre eux s’efforcent de faire un vrai travail d’accompagnement. Mais le système est, globalement, injuste, infantilisant et, pour tout dire, absurde. Il est injuste parce qu’il rend la « promotion » des enseignants aléatoire, au gré des inspections qui leur sont accordées et des inspecteurs qui les visitent. Il est infantilisant, car il place les enseignants en situation totalement dissymétrique, restaure, chez des adultes qui ont été recrutés dans des concours difficiles, la peur infantile de mal faire et décourage tout véritable dialogue qui pourrait vraiment les aider à progresser. Il est absurde car, au moment où le ministère encourage le travail en équipe, il reste, le plus souvent, individuel et, quand on sait que le travail pédagogique ne peut s’évaluer que sur la durée, se contente d’une photographie, nécessairement partielle et partiale…
Il est donc plus que temps d’ouvrir ce dossier. Mais la chose est délicate. Là encore, on voit monter la tentation de l’évaluation par le seul chef d’établissement. Je ne crois pas que cela soit la meilleure solution et puisse être accepté par les enseignants. En revanche, on pourrait parfaitement imaginer une formule utilisée dans d’autres pays et dans d’autres métiers : demander à chaque enseignant de constituer, tous les trois ans par exemple, un petit dossier où il consignerait ses initiatives pédagogiques, les formations qu’il s’est donné, les actions collectives dans lesquelles il s’est engagé (et qui pourraient faire l’objet d’un « rapport » collectif) ainsi que tous les documents qu’il jugerait utiles. Ce dossier serait examiné par une commission paritaire et permettrait de déterminer les promotions… Mais, bien sûr, on peut imaginer d’autres formules : l’important, à mes yeux, c’est la possibilité d’impliquer fortement l’enseignant dans sa propre évaluation, de favoriser le travail en équipe et la prise en compte de la formation.
Et puis, à ce sujet, je voudrais qu’enfin l’Education nationale mette en place, pour ses propres personnels, la Validation des Acquis de l’Expérience (VAE), dans laquelle elle est d’ailleurs engagée… mais seulement pour les autres ! Et qu’elle reconnaisse aussi les efforts de formation personnelle que certains enseignants et cadres font, le plus souvent dans l’indifférence générale. Comment justifier, en effet, qu’un enseignant qui fait une thèse en sciences de l’éducation ou dans la discipline qu’il enseigne doive prendre sur son temps et ses deniers personnels pour ce travail… et que nul, ensuite, dans son institution, ne songe à reconnaître et à valoriser ses compétences ? Une institution qui ne salue pas et ne promeut pas ceux et celles qui contribuent à produire des connaissances pour améliorer son fonctionnement donne quand même des signes d’une santé préoccupante.
Bref, la question de l’évaluation des enseignants renvoie essentiellement aux efforts plus que jamais nécessaires pour développer l’intelligence collective des acteurs de l’Ecole. Sans cela, bien des réformes risquent de n’être que de l’habillage technocratique du « plus de la même chose ». Et c’est bien autre chose qu’il nous faut.
Propos recueillis par François Jarraud
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