Bonjour à tous. Avant toute chose je souhaite remercier Jean ROUCOU pour cette invitation et en profiter pour repréciser les raisons de ma présence ici aujourd’hui ; à savoir un texte que j’ai publié sur le site de l’INJEP, qui ensuite a circulé sur quelques sites de réflexion sur les questions éducatives, et qui développait une série de prises de position sur la question des « alliances éducatives »[1]. Je souhaite aussi préciser que je ne suis pas membre ni représentant d’aucune administration centrale. Je suis sociologue et je travaille dans un institut, l’INJEP (Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire) qui, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, possède un statut d’administration publique autonome. Evidemment, cette autonomie fonde la possibilité d’alimenter l’espace et la discussion publiques avec des textes qui relèvent de ce genre un peu particulier de la « tribune » sociologique, à forte tonalité critique et politique, bien plus difficile à mettre en œuvre depuis l’intérieur d’un service de l’Etat.
A partir de cette position un peu particulière, je vous propose de revenir rapidement sur les principaux constats dressés par ce texte pour tenter d’en déduire un certain nombre d’interrogations à adresser à l’évolution de l’action publique éducative et de l’action publique en direction de la jeunesse aujourd’hui.
Le constat de départ de ce texte est que l’école française, parce qu’elle est amplificatrice des inégalités, parce qu’elle fonctionne selon un principe d’écrémage et d’élimination successive et cumulative des plus faibles, finit par discréditer, aux yeux de ses usagers, le projet éducatif dont elle se prévaut. Classiquement, le projet de l’école n’est pas (seulement) de produire du « capital humain », c’est-à-dire des jeunes « employables ». Elle entend être un lieu d’accès à la « raison », un lieu d’accès à un esprit critique capable d’enclencher des processus d’émancipation individuelle et collective. Et il me semble que la masse des travaux sur le rapport des jeunes et des familles à l’école montrent à quel point la crédibilité même de ce projet éducatif est aujourd’hui sapée par les évolutions de notre système scolaire. Et la manifestation peut-être la plus spectaculaire de mise en crise de la crédibilité de ce projet, c’est que les jeunes s’en vont s’éduquer ailleurs[2]…
La crédibilité de ce projet est emportée par les importantes transformations du rapport entre école et société suscité, notamment, par les grandes vagues de massification scolaire des années 60/70 et 80/90. Alors que l’école de la République reproduisait les inégalités sociales en excluant les enfants du peuple des formations longues, c’est désormais à l’intérieur même d’une population presque entièrement scolarisée que les inégalités se dessinent et que la sélection opère[3]. Les inégalités distinguent aujourd’hui des sous-groupes à l’intérieur d’une population globalement plus éduquée, bénéficiaire d’une extension sans précédent de la scolarisation initiée dès les années d’après-guerre[4]. Dans ces conditions, la fonction de reproduction sociale de l’école devient visible « à l’oeil nu ». Pour les usagers de l’école, il n’y a aucun mystère au fait que celle-ci trie, exclue et disqualifie par l’échec[5]. Mais tout en excluant, l’école individualise : selon l’idéologie méritocratique qui est au cœur de l’école républicaine et à laquelle pratiquement tout le monde adhère, l’élève est en échec en raison de défaillances individuelles et non en raison de son appartenance à son groupe social défavorisé par la « forme » et la nature de sélection scolaire[6]. Du coup cette sélection est vécue comme une disqualification personnelle, comme une forme d’humiliation. Les jeunes des catégories populaires, tout comme leurs familles, font ainsi de l’école une expérience paradoxale : ils « vivent » l’institution comme une « machine à trier » dont la fonction d’exclusion est immédiatement lisible et visible, mais en même temps, parce que opère, par l’humiliation et la disqualification personnelle plutôt que par la sélection précoce sur critères sociaux, il leur est très difficile, voire impossible, de « résister », de remettre publiquement en cause le verdict scolaire excluant et disqualifiant.
C’est là que survient ce que l’on peut décrire comme un divorce, comme une mésalliance ou une désalliance des catégories populaires et des jeunes des catégories populaires avec l’école. C’est la défection de ceux qui sont les premiers à tomber au champ de bataille méritocratique. Ils font « défection » du projet d’éducation scolaire pour une raison aisément compréhensible : comment pourraient-ils investir l’espace scolaire comme un espace de construction de soi puisque, précisément, cet espace les invalide. Cette mésalliance prend parfois des formes extrêmement violentes comme des émeutes 2005 qui n’ont pas épargnés les écoles[7], ni même, fait plus souvent occulté, les bibliothèques de quartier, qui sont vécues comme des sortes d’extension de l’espace scolaire[8]. Ces conduites sont très révélatrices du paradoxe où prend forme le rapport des catégories populaire à l’école aujourd’hui. « L’attaque » de l’institution scolaire ou culturelle présente une signification immédiatement politique : elle constitue une interpellation et porte un message. Mais ce message ne se dit que par des gestes, des actes. Il reste non verbal. Tout se passe comme si cette signification politique restait inarticulable, que les langages à disposition pour l’énoncer, pour instruire, dans l’espace politique, la critique de cette école qui exclut, faisait défaut[9]. Les catégories populaires font aujourd’hui face à une école qui « fonctionne contre eux », qui les rejette et les transforme en « décrocheurs »[10]. Mais le poids du modèle méritocratique, auquel ils adhèrent par ailleurs, empêche d’en instruire une critique politique car la causalité du succès ou de l’échec se trouve toujours, au final, renvoyé vers l’individu, scolairement considéré comme défaillant ou méritant…
Il est cependant fondamental de souligner que cette mésalliance porte sur l’institution scolaire, non pas sur la culture savante et légitime elle-même. Je crois qu’il y aurait un contre-sens assez fort à parler de divorce avec les contenus scolaires. Ce ne sont pas ces contenus qui posent problème, c’est leur usage social tel qu’il est défini par l’Ecole. C’est la façon dont ils sont utilisés, non pas comme des contenus pertinents pour vivre et se construire, mais comme des contenus mobilisés au service d’une sélection sociale par l’échec. Il y aurait un contre-sens important à stigmatiser un certain nombre de conduites en les associant à une sorte de néo obscurantisme, de refus du savoir ou de la discipline. Dans son travail sur « l’éducation buissonnière », Anne Barrère montre bien que les espaces de loisir deviennent des espaces « d’auto-éducation » lorsque le projet éducatif de l’école perd en clarté et en crédibilité, mais aussi que ces pratiques n‘ont souvent rien à envier aux « disciplines » des apprentissages scolaires, par exemple lorsqu’il s’agit de réguler son rapport aux réseaux sociaux ou, plus généralement, aux tentations de « l’excès ». Plus encore, on constate, chez ceux qui sont les plus souvent exclus par l’école, la force de pratiques culturelles éminemment « scolaires », contribuant à l’émergence de nouvelles formes de cultures populaires et à la formation « d’élites lettrées », notamment dans les quartiers populaires. Ainsi de certaines formes de « litteracies » relatives à la « culture hip hop » ou relevant de la littérature populaire, ou encore des nouvelles formes de religiosité privilégiant le rapport érudit au livre, contre la religion populaire, rurale et « orale » des parents[11]. Chez ces jeunes, la distance à l’école comme source éducative ne relève en rien d’une mise à distance de la culture savante et de l’écrit. Au contraire, c’est parce que, à leurs yeux, l’école « corrompt » la culture en la transformant en instrument de disqualification et d’exclusion qu’ils la désinvestissent dans l’espace scolaire.
En quoi ces observations questionnent les orientations de nos politiques publiques et des pratiques éducatives des acteurs? Elles posent essentiellement la question des alliances pour répondre à la mésalliance, des alliances scolaires, des alliances entre l’école et la société, des alliances entre l’école et les jeunes, des alliances entre l’école et les familles. On peut d’ailleurs se féliciter que bien des initiatives et bien des orientations récentes avancent en ce sens : les Programme de Réussite Educative, les Projet Educatifs locaux, depuis déjà près d’une décennies, invitent les acteurs éducatifs et les professionnels d’un territoire à collaborer autour de la réussite des élèves selon une démarche orientées vers l’horizon de la co-éducation. La mise en place plus récente des projets éducatifs de territoires et de la réforme des rythmes scolaires prolongent cette logique. La notion « d’alliance éducative » est d’ailleurs mobilisée au cœur de l’institution pour décrire ces démarches où « toutes les institutions (…) dans leur champs de compétence » doivent « travailler en plus grande collaboration», « croiser » leurs regards et leur professionnalité « autour de l’élève » afin de mieux coordonner leur action[12].
Mais, au regard de l’analyse proposée ici, il semble claire que cette idée d’alliances éducatives devrait avoir une signification plus large et désigner autre chose que de « simples » pratiques d’ajustement d’acteurs autour de projets locaux. La mésalliance de l’école et des catégories populaire provient du sentiment, parmi ces catégories, que, sauf à accéder aux formes d’excellence prescrites par l’institution[13], l’école joue « contre eux ». Sans doute est-il bon de rappeler que cette « sociologie spontanée » n’est pas dénuée de fondement, que l’école française se singularise par sa capacité à produire d’avantage d’inégalités qu’elle n’en accueille[14], qu’elle demeure un lieu de reproduction des rapports de domination opérant par la relégation, la ségrégation et l’élimination de la course[15]. Il nous faut sortir de l’illusion « techniciste » que l’inégalité et l’échec scolaire seraient le signe d’un « dysfonctionnement » ou d’une « crise » du système. Ils constituent au contraire l’expression de sa « réussite ». Parce que, désormais, le système scolaire s’acquitte de ses fonctions de reproduction des inégalités et des rapports sociaux en triant et en sélectionnant les élèves selon des principes « scolaires », il lui est « nécessaire » de convertir les inégalités de départ en inégalités « proprement scolaires », et d’éliminer de la course ceux qui ne sont pas destinés à rejoindre l’élite au sein des classes prépas. Les inégalités, la ségrégation ou encore le « décrochage » scolaires ne sont pas des « problèmes » mais des solutions. « Il est au contraire, a récemment rappelé Pierre-Yves Bernard au sujet du « décrochage », une solution permettant d’éliminer progressivement les perdants de la compétition scolaire. »[16]
Pour toutes ces raisons, l’idée « d’alliances éducatives » ne sera pleinement pertinente que si elle dépasse le simple « croisement des professionnalités », pour assumer une dimension proprement sociale et politique. Renouer les liens de confiance distendus, voire rompus, des catégories populaires (les élèves, les familles…) avec l’école, c’est construire une alliance politique entre les « éducateurs » et les catégories populaires. Une alliance visant à remettre l’école à leur service, à leur restituer cet outil de promotion et d’émancipation sociales aujourd’hui encore très largement confisquées par les catégories moyennes et supérieurs, qui l’usent à leur profit à leur détriment.
Bien sûr, les réformes de structure vers une école plus égalitaire et inclusive, avec des pratiques de sélection intervenant plus tard dans le cursus, des pratiques d’évaluation formative plutôt que sommative etc. constituent l’une des conditions de possibilité d’une telle alliance. Mais cela implique également d’aborder la question du local selon d’autres perceptives. Il est urgent de cesser de voir dans le local le seul espace d’un meilleur ajustement à la « demande » et de coordination optimisée autour de projets locaux. Car la scène locale est aussi une scène de conflit autour de l’appropriation et de l’accès aux ressources scolaires. Le dessin de la « carte scolaire » s’opère en interaction avec diverses forces sociales locales plus ou moins organisées[17] ; les parents d’élèves d’une même école sont inégalement pourvus en ressources sociales pour s’organiser et peser sur la politique de l’établissement, au point que la sur-participation des parents des classes moyennes dans les écoles populaires engendre une véritable dépossession du pouvoir local [18] etc. Un des péchés originels de toutes les pratiques s’inscrivant dans le mouvement de territorialisation des politiques éducatives est probablement de ne pas suffisamment prendre en compte cette dimension conflictuelle. L’école n’est pas un lieu neutre, ni nationalement, ni localement, et la traiter comme telle revient à ignorer et occulter les intérêts qu’elle sert.
La prise en compte de cette dimension conflictuelle – ainsi que le renoncement à l’image d’une école « neutre » – conduit alors à poser différemment la question des alliances éducatives. Elle devient celle de la redéfinition de cet espace local – où se mettent en place toutes ces politiques partenariales et ces projets – comme un espace public, c’est-à-dire comme un espace ouvert aux conflits de la société ouvert, à la multiplicité des intérêts en présence et à leur confrontation. Plus précisément, elle devient celle des pratiques permettant aux acteurs les plus faibles – les élèves et les familles populaires – de se constituer en acteurs de cette scène politique locale. Comment peuvent-ils prendre conscience du caractère collectif de leurs colères et de leurs demandes face à l’école, les énoncer et les nommer, les porter et faire entendre leur voix, défendre et faire valoir leurs intérêts dans les rapports de force qui tissent la trame de cette scène locale.
Le but de mon intervention, ce matin, était de proposer ce léger déplacement de perspective : nous sommes tous engagés dans une logique d’alliance, mais peut-être ne donne-t-on pas assez d’importance au sens proprement politique que revêt cette idée d’alliance dès qu’on se demande avec qui celle-ci doit être nouée. Je vous remercie.
[1] « Les inégalités scolaires et l’alliance perdue de l’école et des catégories populaires », injep.fr, rubrique « regards d’experts », consultable au 19/03/2015 à l’adresse http://www.injep.fr/Les-inegalités-scolaires-et-l
[2] Cf par exemple Anne Barrère, L’éducation buissonnière, Armand Colin, 2011
[3] François Dubet, Danilo Martuccelli, A l’école, Seuil, 1996
[4] Eric Maurin, La nouvelle question scolaire, Seuil, 2007
[5] Stephane Beaud, 80 % au bac…et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, 2002.
[6] Elise Tenret, L’école et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire, Paris, Presses universitaires de France, 2011
[7] Laurent Ott, « Pourquoi ont-ils brulés les écoles », in Le Goaziou V., Mucchielli M., Quand les banlieues brulent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, La Découverte, 2006.
[8] Denis Merklen, Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, Presses de l’enssib, 2013
[9] Le silence et le « non-verbal » sont une des caractéristiques centrales de toutes les formes d’expressions politiques opérant par selon la voie émeutières. Cette dimension a fait l’objet de nombreux travaux dans le cas des émeutes de 2005 en France. Cf. Cortéséro Régis, Marlière Éric, « L’émeute est-elle une forme d’expression politique ? », Agora débats/jeunesses 2/2015 (N° 70), p. 57-77
[10] Pierre-Yves Bernard, « Pourquoi considérer le décrochage scolaire comme un problème ? »,
La Vie des idées, 21 avril 2015. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Pourquoi-considerer-le-decrochage-scolaire-comme-un-probleme.html
[11] Sami Zegnani, Dans le monde des cités, PUR, 2013
[12] Agir contre le décrochage scolaire : alliance éducative et approche pédagogique repensée
Rapport conjoint IGEN / IGAENR – Juin 2013
[13] Tristan Poullaouec, Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, La Dispute, 2010
[14] Pour une vue d’ensemble rapide sur les inégalités scolaires aujourd’hui, cf. Régis Cortesero, « Ecole et inégalités », Les fiches repères, INJEP. Téléchargeable sur injep.fr et refusechecscolaire.org
[15] Ugo Palheta, la domination scolaire, PUF, 2012
[16] « Pourquoi considérer le décrochage scolaire comme un problème ? » art. cit.
[17] Lorenzo Barrault-Stella, Gouverner par accommodements. Stratégies autour de la carte scolaire, Paris, Dalloz, 2013
[18] Agnès Van Zanten, L’école de la périphérie, Paris, PUF, 2001
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