Quels talents et compétences numériques pour l’Entreprise 2020 ?
Depuis plusieurs années, la Commission européenne est convaincue que la compétitivité des entreprises en Europe repose pour une grande partie sur une utilisation efficace des technologies numériques, ce qui implique de disposer des compétences appropriées pour les mettre en œuvre. Or, on observe dans la plupart des pays européens, une difficulté à trouver une main d’œuvre qualifiée qui réponde correctement aux besoins en emplois dans le secteur du numérique, traduisant ainsi un écart croissant entre les besoins de compétences demandées par les entreprises et celles disponibles sur le marché européen du travail.
Nous sommes déjà en pénurie de compétences numériques… et cela va s’aggraver !
Plusieurs études1 européennes montrent qu’en 2012 environ 280 000 emplois liés au numérique étaient vacants en Europe. En 2015 c’est environ 500 000 emplois qui seront non satisfaits et les scenarios les plus optimistes donnent entre 700 000 et 900 000 emplois vacants en 2020. Et paradoxalement, on constate une baisse de candidats appropriés.
Hormis l’Allemagne et la Pologne, tous les pays ont subi un tassement de l’emploi ces 10 dernières années.
De fait, les jeunes européens, à l’école comme dans l’enseignement supérieur, connaissent de plus en plus mal les métiers du numérique. Le système éducatif européen n’aurait-il pas incorrectement positionné les priorités ? Dans la guerre pour les « talents », l’industrie IT, de par son influence sur le marché économique, a toujours été considérée comme le principal employeur. Et la plupart des organismes de formation, les écoles et universités se sont essentiellement concentrés sur les aspects purement techniques de l’IT. Or, les besoins des entreprises en technologies numériques sont différents de ceux de l’écosystème IT. Avoir une vision transverse qui n’est pas que technique et associant de multiples compétences, relationnelles, économiques, juridiques, etc… est aujourd’hui indispensable.
De la conviction à l’action européenne : un travail de longue haleine pour répondre à la pénurie
Très tôt un consortium d’acteurs IT européens2, Career-space, a perçu cette problématique3 en transformant le mot d’ordre de l’agenda de Lisbonne (2001) « préserver l’employabilité des européens » en « préserver l’employabilité des informaticiens ». Il a lancé tout un ensemble de réflexions et d’actions qui ont amené la Commission Européenne à prendre conscience du lien étroit entre l’évolution de l’économie numérique et la capacité à former des professionnels et à les déployer dans des entreprises de plus en plus innovantes.
Forte de cette conviction, la Commission Européenne a initié en 2005 un groupe de réflexion et de pilotage de projets, l’ICT Skills Workshop, ayant pour objectif de préparer le terrain et d’alimenter une future stratégie européenne qui ne verra le jour qu’en 2010 avec l’agenda numérique européen (Digital Agenda). Ce groupe de travail, qui a recueilli l’avis de plus de 600 professionnels de tous les secteurs, a étudié les compétences numériques sous les angles compréhension, référentiels, acquisition et dissémination. Ses travaux ont notamment renforcé l’idée que le développement de l’écosystème numérique étant une véritable opportunité pour l’économie européenne, il ne pourra se réaliser qu’en se réappropriant les métiers et compétences nécessaires et en développant les filières de formation et les enseignements correspondants.
Le ralliement à la cause européenne : une Grande Coalition pour les métiers du numérique
Pour ce faire, sous l’impulsion de Neelie KROES, Vice-Présidente de la Commission européenne de 2010 à 2014 et chargée de la stratégie numérique, de nombreux acteurs européens, des écoles aux industriels et utilisateurs du numérique, se sont engagés en 2013 dans une Grande Coalition4 pour développer l’économie numérique européenne par les compétences.
Cet engagement se traduit aujourd’hui par une soixantaine d’actions dans différents domaines : formation, certification, apprentissages innovants, mobilité, sensibilisation, coalitions nationales… qu’il est possible de suivre en direct5.
Les trois principaux piliers de la stratégie européenne de promotion des métiers du numérique
Parallèlement à cette action collective, la Commission Européenne a mis en place un « cadre européen pour la profession informatique » qui a pour objet la promotion des métiers du numérique. Ce dernier s’appuie sur trois piliers principaux qui sont :
- un référentiel de compétences numériques,
- un ensemble d’actions concernant le leadership numérique ou e-leadership,
- et un corpus de connaissances pour sensibiliser les européens aux métiers du numérique.
Ces trois piliers reposant bien évidemment sur un socle constitué des activités de formation et d’enseignement dans les écoles et universités.
1. Le Référentiel européen des compétences numériques, ou e-compétences (European Competence Framework, e-CF) répertorie 40 compétences indispensables et mises en œuvre dans les projets liés aux technologies du numérique, en utilisant un langage commun compréhensible partout en Europe pour décrire les connaissances, les savoir-faire et les niveaux d’aptitude qui les composent. L’e-CF a été créé pour être mis en application par les fournisseurs informatiques, les directions des systèmes d’information des entreprises, les directeurs des ressources humaines, les organismes d’enseignement et de formation, les observateurs et décideurs du marché du numérique et par tout autre type d’organisation privée ou publique.
L’e-CF est le premier résultat concret de la stratégie européenne. Initié par l’ICT Skills Workshop en 2008, il en est à sa troisième version et a vocation à devenir un standard européen pris en charge par les organismes nationaux de normalisation (l’AFNOR pour la France). C’est aujourd’hui la pierre angulaire de la stratégie « compétences numériques » de l’Europe. De nombreux programmes de la Grande Coalition s’y réfèrent de même que les deux autres piliers du cadre européen pour la profession informatique. 19 Miage en France se réfèrent à l’e-CF dans leur formation et le CIGREF l’a intégré dans sa Nomenclature des métiers des systèmes d’information.
2. Dans un monde où le numérique est perçu comme un levier majeur d’innovation et de transformation pour les entreprises, les dirigeants doivent savoir adapter leur leadership à de nouvelles règles et de nouveaux codes induits par le numérique. Or il y a encore de nombreux dirigeants peu sensibilisés au numérique de par leur secteur d’activité, ou ne comprenant pas les enjeux et défis auxquels le numérique les confrontent. Le second pilier concerne donc le développement du leadership numérique, ou e-leadership.
La Commission Européenne a lancé en 2011 le projet « e-Leadership : compétences pour la compétitivité et l’innovation » en partenariat avec l’INSEAD et empirica pour aider les dirigeants à développer leur compréhension et leur maîtrise des technologies numériques. Après les étapes d’identification des compétences et de sensibilisation à l’e-leadership dans toute l’Europe6, ce projet entame sa phase de déploiement en préparant avec les acteurs concernés les parcours d’enseignement dans les écoles et universités, et les offres de formation des acteurs de la certification.
3. Le dernier pilier cherche à changer l’image des métiers de l’informatique pour les rendre de nouveau attractifs. Il s’agit de montrer que par l’évolution rapide du numérique et son implication dans tous les domaines, la perception « technique » des technologies est remise en question : aujourd’hui il ne suffit plus d’être un expert ou un spécialiste d’un domaine, l’industrie informatique a besoin de professionnels du numérique qui aient une diversité de connaissances et de compétences techniques mais aussi relationnelles, juridiques, marketing et usages, RH, économiques.
La Commission Européenne a donc lancé en 2013 un projet, piloté par Cap Gemini, d’identification du corpus des connaissances nécessaires pour appréhender et comprendre les métiers informatiques et plus largement du numérique : « European Foundational ICT Body of Knowledge » (BoK). Ce projet s’adresse à tous ceux qui veulent connaitre les métiers du numérique, mais aussi à toutes les formations non informatiques qui sont concernées par le numérique pour y intégrer ces connaissances de base indispensables aujourd’hui.
Actions court terme vs long terme.
Il faut préparer l’avenir… et le faire savoir
Comme on le voit, l’Europe a développé progressivement une conviction extrêmement forte qui est à la base d’une stratégie sur le long terme ordonnée, collective et qui est en train de montrer son efficacité.
Sous la pression de l’accélération des transformations liées au numérique qui s’opèrent dans l’économie européenne, l’action européenne se situe sur deux fronts :
- « ici et maintenant » en adressant directement l’écosystème numérique, les grandes entreprises, PME innovantes et start-ups, pour créer une économie numérique performante qui puisse se battre à armes égales sur les marchés internationaux,
- « demain et ailleurs » en adressant les organismes d’enseignement et de formation, en leur donnant les outils pour évoluer et se transformer afin qu’ils fournissent les compétences numériques indispensables et dont l’Europe aura besoin pour être de plus en plus performante.
Si la visibilité du premier front est très forte, celle du second l’est beaucoup moins. Pourtant le nombre d’acteurs européens qui participent au développement des compétences numériques est impressionnant.
Mais où sont les acteurs français ?
Bizarrement, la France est très peu présente dans ces actions. Le CIGREF, le Syntec, Pasc@line, et quelques écoles et universités (Grenoble école de Management, les Miage…) participent activement, et depuis plusieurs années, à cette démarche de préservation et de développement de l’excellence européenne en matière de compétences numériques. Mais comparativement aux Allemands, Italiens, Néerlandais, Anglais et maintenant les pays de l’Europe de l’Est, les organismes français sont sous-représentés. La plupart ne connaissent pas tous ces travaux ou commencent à les connaitre.
Néanmoins des signes encourageants se profilent. La réflexion sur la transformation des enseignements pour les adapter à la nouvelle donne numérique, est en train d’éclore. Beaucoup qui travaillaient à l’évolution de leurs propres outils, s’interrogent et envisagent d’utiliser les outils européens. L’usage du référentiel européen des e-compétences, e-CF, par les Miage intéresse par exemple de plus en plus les écoles d’ingénieur. Les finalités du programme européen « Coding Kids », auquel participait Pasc@line, se retrouvent en France dans les programmes Kid’Num de l’INRIA. Les réflexions et travaux sur l’e-leadership sont aussi en train de percoler. Une coalition des acteurs français du numérique, sur le modèle de la Grande Coalition européenne, est aussi en préparation.
Riga 2015 : l’engagement des états pour développer l’économie numérique par les compétences
Aujourd’hui en 2015, la prise de conscience de l’ensemble des acteurs français et européens est réelle sur la nécessité de développer les compétences numériques pour soutenir l’économie numérique. Cette prise de conscience vient de se traduire le 13 mars 2015 au niveau politique par la déclaration de RIGA sur les compétences numériques7, signée par l’ensemble des états européens et qui édicte 10 grands principes qu’ils s’engagent à traduire en actions.
C’est un « appel à l’action pour le développement des compétences et métiers du numérique en Europe » : « Les représentants des gouvernements, de l’industrie, du monde académique, des organisations non gouvernementales et de toutes les autres parties prenantes au travers de l’Europe joignent leurs forces à celles de la Commission européenne pour pousser toutes les actions stimulant l’investissement, l’acquisition de compétences digitales et la création de métiers liés au numérique afin de relancer la croissance économique de l’Europe ».
Cette déclaration valide et relance l’ensemble de la stratégie menée toutes ces années sur le développement des compétences numériques et contribue à vouloir faire de l’Europe l’une des premières puissances dans l’économie numérique mondiale.
Frédéric LAU, Directeur de mission au CIGREF, Expert auprès de la Commission Européenne
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1 Compétences numériques pour les emplois en Europe – DIGITAL AGENDA: ICT for jobs
2 BT, Cisco Systems, IBM Europe, Intel, Microsoft Europe, Nokia, Nortel Networks, Philips Semiconductors, Siemens AG, Telefonica S.A., Thales
3 Determining the future demand for ICT skills in Europe
4 Grand Coalition for digital jobs
5 Suivre l’avancement des actions
6 Conférence organisée par le CIGREF à l’UNESCO le 6 novembre 2014
7 The Riga Declaration on e-Skills – A call to action on digital skills and job creation in Europe
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