En 2007, j’ai soutenu ma thèse de doctorat intitulée Liberté et genèse de la personne humaine dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. J’ai eu le privilège de mener mes recherches sous la direction de Pierre Manent. J’ai bénéficié de sa lecture bienveillante et attentive, soucieuse de respecter la dynamique propre d’une réflexion qui s’ébauchait, à la lumière des textes de Rousseau. Rousseau exerce donc toujours ce pouvoir d’inspiration, avait-il conclu.
On ne se lasse pas de Rousseau, tant son écriture suscite le dialogue intérieur chez son lecteur et tant il continue d’exercer une profonde influence sur la question de l’homme et du politique. Car, au fond, s’agit-il de clore cette question ? D’en verrouiller l’issue après en avoir circonscrit le tour ?
De mon point de vue, ce n’est pas en cela que consiste l’entreprise philosophique de Pierre Manent. Attachons-nous à la lecture de la Cité de l’homme. Il est frappant de voir de quelle manière les dernières pages ne ferment pas le livre mais en ouvrent un autre, après avoir laissé envisager un « nouvel empire », un empire « dont le temps serait l’élément et non plus l’espace », faisant de l’homme cet « être historique ».
Sans doute, cette mise en perspective, cette perpétuation de l’horizon de l’homme, explique-t-elle la manière dont Pierre Manent « accueille » la pensée. On pourrait être tenté de qualifier, simplement, la pensée de Pierre Manent comme une pensée « ouverte ». Toutefois, ce terme ne saurait se réduire à cette qualité qu’est « l’ouverture d’esprit » de l’intellectuel, de l’enseignant, du philosophe.
Elle se manifeste certainement dans cette bienveillance envers ce qui devient, mais elle est aussi, à 180 degrés pourrait-on dire, dans cette volonté de ne pas enfermer la pensée, en particulier la pensée antique, dans l’histoire, comme un moment de celle-ci, moment qu’il appartenait à la Modernité de dépasser. La Cité de l’homme s’achève sur cette phrase : « Nous ne comprenons jamais plus que la moitié des choses lorsque nous ignorons la science de Rome ».
Cette ouverture de l’homme sur l’histoire, cette ouverture du politique qu’amène Pierre Manent ne répond pas non plus à un intérêt curieux de la diversité des thèses en la matière et qu’il s’agirait de transcrire comme en un tableau, une synthèse immobile qui s’offrirait à la vue du lecteur.
Cette ouverture du regard veut être clairvoyante et non contemplatrice car la question de l’homme demeure l’élément caché qui permet pourtant à la pensée moderne d’accomplir l’exploit d’escamoter le problème de la nature de l’homme tout en affirmant l’homme comme un être de droits.
[La question de l’homme] ne peut être posée, mais seulement supposée, c’est-à-dire laissée de côté, ou derrière nous, dans son opaque identité avec elle-même : x=x. […] Alors l’homme peut être posé, affirmé sans restriction ni qualification, affirmé non plus dans son être, […] mais dans son indépendance naturelle, c’est-à-dire sans limite naturelle, ou dans ses droits qui n’ont d’autre définition que d’être « droits de l’homme ».[1]
Lire la suite : http://etudespolitiques.org/wp/cahiers/n-1/lhomme-et-le-citoyen/