2À partir d’une enquête empirique de type ethnographique (observations de classes, de réunions ou de sorties, entretiens d’élèves, d’enseignant-es, de parents, collectes de matériaux pédagogiques) menées durant deux ans et demi, l’auteure part sur le « terrain de l’autonomie » (p. 11) dans un établissement scolaire genevois, Le Ruisseau, en présentant son inscription historique et sociale (p. 17-20). Le jeune chercheur appréciera le dévoilement des difficultés de l’accès au terrain, les évolutions de la méthodologie d’Héloïse Durler, comme l’« abandon de sa grille d’observation » pour une approche propice à la surprise (sans items prédéterminés), ou encore les « conséquences limitantes » de son entrée dans les familles par l’intermédiaire de l’école (p. 22-23) ; autant d’éléments, souvent occultés2. On retrouve les caractéristiques d’une démarche itérative entre le terrain, les données recueillies et la littérature, autant de dimensions qui permettent de mieux comprendre son « cheminement » et sa centration sur « une sociologie des dispositifs pédagogiques » tout en déployant une analyse d’inspiration interactionniste3. On ne pourra qu’apprécier les usages pertinents, sans être uniquement illustratifs, d’extraits de carnet de bord et d’entretiens pour mener à terme sa démonstration suivant une démarche allant du macro vers le micro puis du micro vers le macro en utilisant le niveau meso du dispositif comme « échelle intermédiaire de conceptualisation » (Stéphane Bonnéry4, cité p. 10).
3Dans la seconde partie, l’auteure présente les quatre « formes de l’engagement » dégagées à partir de sa « typologie des dispositifs pédagogiques de l’autonomie » visant l’intériorisation, voire l’incorporation, des normes scolaires. Sans s’étendre sur les catégories explicites proposées, l’étonnement viendra de la récupération d’outils issus de ce qu’elle rapporte, « grossièrement » aux « pédagogies de l’autonomie » (p. 36) dérivées du mouvement de l’Education nouvelle au service de l’engagement des élèves ce qui n’est pas sans rappeler la critique, déjà ancienne, de Singly5. Mais à y regarder de plus près, l’analyse de Durler montre qu’il s’agit d’une sorte de déguisement (p. 104) car l’introduction de ces outils de la pédagogie institutionnelle, ou Freinet (conseil de classe, plan de travail, fichiers individualisés…) ne suffisent pas à réinterroger la configuration ancestrale de la « forme scolaire de socialisation6 » : une organisation méticuleuse, l’importance de l’orientation vers le tableau voire la compétition scolaire mise sous silence (p. 130).
4In fine, cette partie montre comment la rhétorique de l’autonomie permet de perpétuer un ordre scolaire par la soumission librement consentie des élèves dans des dispositifs engageants. Or, la troisième viendra mettre ces dispositifs pédagogiques à l’épreuve des acteurs avant de réaliser une « montée en généralisation » pour envisager les « enjeux sociaux de l’injonction scolaire à l’autonomie ».
5En effet, les injonctions à l’autonomie placent les enseignant-es dans une dissonance cognitive pour tenir le bien-fondé humaniste indiscutable de l’autonomie avec les contradictions générées par le quotidien face à leurs « clients conscrits »7 (p. 114-115). Bien loin du « client idéal » de l’ « élève autonome engagé » (p. 30), des enfants se révèlent négociateurs, résistants, usant du silence jusqu’au refus explicite de réaliser les tâches « choisies » ou s’investissant plus simplement dans des activités parallèles. Alors les enseignant-es emploient de multiples « techniques de cadrage » ou « de mortification » (p. 137) pour survenir à leurs possibles désengagements en maintenant leur concentration voire en recherchant la joie et la bonne humeur par des exercices ludiques (p. 136). Autrement dit, ces dispositifs ne cherchent pas qu’à engager les élèves mais ils entraînent aussi les enseignant-es à élaborer des « stratégies de survie » (p. 137-148) ; ce qui n’est pas sans provoquer de « grande baffe » pour les novices8 comme en témoigne l’échange entre enseignantes dans une réunion de « socialisation » (p. 25). Devant ces difficultés, il en résulte une relative « liberté » dans « des limites bien définies », soumise à un « contrôle constant ».
6Plus largement, le revers de l’internalisation forcée des élèves est l’externalisation des responsabilités enseignantes qui en viennent à naturaliser – en individualisant et psychologisant – les difficultés et échecs scolaires. Malgré le renfort « volontaire », des parents appelés à se mobiliser pour la réussite scolaire de leurs enfants en devenant, pour certains, de véritables « auxiliaires pédagogiques » (p. 155), « invités » jusqu’à rentabiliser leurs loisirs. Cette essentialisation des difficultés scolaires vient occulter, comme souvent, les inégalités en termes de dispositions sociales et familiales qui ne permettent pas de saisir les « prises » pour « jouer le jeu scolaire » (p. 175) ; ce dont témoignent les quatre cas étudiés (p. 165-181) en s’appuyant, entre autres sur les travaux de Périer9.
7Reconnaissant volontiers les limites de sa recherche (p. 20-21) qui aurait pu s’étendre à d’autres écoles et/ou d’autres pédagogies, l’auteure donne néanmoins quelques pistes de généralisation qui semblent largement défendables. Selon elle, on peut raccrocher « l’entreprise d’engagement scolaire » à la « montée managériale par l’autonomie » au travers du « new public management » qui n’épargne ni le monde du travail, l’action sociale10 ni les politiques éducatives. Par ailleurs, cette entreprise n’est pas étrangère à l’idéologie du « projet » plusieurs fois évoquée et rapidement explorée (p. 34-35) mais, pour parachever la démonstration, il était possible de lui imposer un même traitement qu’aux autres mots-plastiques récurrents des discours concernant les dispositifs éducatifs que sont les notions de « compétence », « objectifs », « qualité » ou de « participation »11. En suivant, on peut interroger comment cette « autonomie obligatoire » s’inscrit dans la « nouvelle école capitaliste » de Laval et al.12 dès lors que les logiques néolibérales du monde du travail pénètrent plus avant le monde l’éducation, davantage orienté depuis les années 1960 vers « l’insertion professionnelle et sociale des jeunes générations » (p. 148) voire pour envisager la construction de la « servitude volontaire aujourd’hui »13.
8Enfin, au fil du texte, deux mots se font particulièrement remarquer par leur absence : émancipation14 et manipulation15. Pourtant, et en guise d’hommage, Ardoino16 avait bien montré que toute pédagogie était politique et qu’elle ne pouvait s’épargner d’expliciter les valeurs et les intentions qu’elle prétend poursuivre. Mais peut-être que la grande force des « dispositifs pédagogiques de l’autonomie » est leur apparente neutralité invisibilisant un certain nombre de questions politiques et sociales derrière des rhétoriques indiscutables, et rarement discutées, que l’enquête d’Héloïse Durler permet de mettre à jour.
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- 15 Bien que soient utilisées les références en la matière, Beauvois & Joulé (p. 37-38), il faut saluer (…)
- 16 Ardoino Jacques, Éducation et politique, Paris, Anthropos Economica, 1999.
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