Avec le regain d’intérêt suscité par les affaires du voile islamique1 et la loi du 15 mars 2004 qui en interdit désormais le port à l’école, le débat sociopolitique et académique sur la laïcité s’est vu enrichi de travaux empruntant la démarche empirique. Cette nouvelle entrée a contribué à rendre la ligne de partage plus nette que jamais entre deux manières de problématiser le principe de la laïcité. La première approche minimise délibérément les expériences des individus pour s’en tenir à la dimension idéelle et la capacité créatrice dudit principe. De nature théorique ou historique, ces travaux2 analysent sa cohérence conceptuelle et son incorporation dans la société française3. La seconde insiste sur la réalité et les faits4 pour souligner la dérive identitaire de la laïcité et son application inégalitaire. Le présent ouvrage, dont l’objectif est de réexaminer les enjeux et défis de la laïcité scolaire, privilégie la seconde voie, notamment par la mise à l’épreuve des fondements du projet politique de l’école républicaine que sont l’émancipation, l’intégration nationale et la réduction des inégalités.
2En effet, Béatrice Mabilon-Bonfils et Geneviève Zoia proposent ici de replacer les contradictions du modèle français du lien social au cœur du débat sur la laïcité scolaire. Elles s’y emploient tout au long de l’ouvrage en s’appuyant sur des matériaux et outils d’analyse mobilisés dans leurs disciplines respectives que sont la sociologie politique et l’anthropologie. Cet ancrage disciplinaire détermine par ailleurs la trame narrative et la structure formelle de l’ouvrage, qui comporte deux parties dans lesquelles elles tentent de fournir au lecteur les clés de la compréhension de la « panique morale » (p. 105) à l’œuvre dans la société française.
3Dès l’introduction, la problématique de la laïcité scolaire est resituée dans le contexte d’une école républicaine en échec, tant du point de vue de la transmission des connaissances que de la concrétisation des idéaux démocratiques. Ce contexte de crise a vu l’émergence d’un discours de l’institution scolaire, injonctif sur l’émancipation, qui a alimenté un climat de suspicion et le développement de l’islamophobie en France. Ce constat justifie le regard sceptique posé dans ce livre sur la place et la pertinence de l’introduction d’une morale laïque à l’école primaire et au collège – en septembre 2015 –, discutables selon les auteures dans une institution scolaire en porte-à-faux sur ses idéaux fondateurs. Cette discussion s’organise autour des notions de reconnaissance et de participation, développées dans les deux parties de l’ouvrage, qui montrent chacune en quoi le discours moralisateur sur la laïcité œuvre au détriment de l’égalité en faveur du rejet de l’altérité.
- 5 Durpaire François, Mabilon-Bonfils Béatrice, La fin de l’école. L’ère du savoir-relation, Par (…)
- 6 Hobsbawm Eric, Ranger Terence (dir.), L’Invention de la tradition, Paris, Amsterdam, 2006.
- 7 Voir par exemple, Schnapper Dominique, La communauté des citoyens : sur l’idée moderne de nation(…)
4Dans la première partie, Béatrice Mabilon-Bonfils revient en deux temps sur l’épuisement du récit national commun, fondé sur l’exaltation d’une patrie une et indivisible et sur la croyance en la mobilité sociale par la méritocratie, sur lesquels s’est construit le sentiment d’appartenance commune des citoyens français. Prolongeant ici une réflexion initiée dans un livre co-écrit avec François Durpaire5, elle y décrit tout d’abord le travail d’invention de la tradition6 accompli par l’enseignement de l’histoire sous la troisième république, par l’entretien d’une mémoire collective peuplée de héros et de mythes. De cette entreprise découle la spécificité de l’identité nationale française, caractérisée par la confusion de l’unité culturelle et de l’unité politique7. Cette entrée sociohistorique permet un retour critique sur l’histoire culturelle de la laïcité, présentée par Béatrice Mabilon-Bonfils comme l’outil politique de ce projet républicain. Cependant, c’est sur le flanc de l’égalité que la sociologue se montre le plus sévère contre l’école laïque. Selon elle, loin d’avoir tenu ses promesses, le programme institutionnel laïc a plutôt contribué à « générer de nouvelles inégalités qui font mentir l’idée de neutralité et de mérite» (p. 74). Plus vigoureux dans la dénonciation du sexisme et moins audible sur l’égalité des sexes devant les opportunités d’accès aux formations scientifiques, le discours de l’administration scolaire sur la laïcité finit par se réduire à une éducation morale destinée aux familles perçues éloignées de la culture scolaire. D’où l’affirmation dans l’ouvrage, qu’une telle fixation sur la laïcité cache en réalité la peur et le mépris républicain pour l’altérité.
- 8 À ce sujet, voir entre autres Lorcerie Françoise « Le Primordialisme français », in Smouts Marie Cl (…)
5Dans la seconde partie de l’ouvrage, Geneviève Zoia prolonge cet argumentaire par une relecture de la notion de culture(s) à la lumière des apports théoriques d’une anthropologie renouvelée et des expériences sociales des descendants d’immigrés postcoloniaux. Pour l’auteure, les formes et la puissance identitaires de la laïcité sont issues d’un héritage national reposant sur le « déni historique et fondateur des identités culturelles » (p. 91) transmis par l’école. Or, bien que celle-ci s’en défende, souligne Geneviève Zoia en convoquant d’illustres auteurs tels que Mauss ou Weber, la culture laïque française, comme toutes les cultures, charrie un contenu substantiel et primordial8. Dans ces conditions, les injonctions répétées à la laïcité de l’école envers ces élèves et leurs parents apparaissent comme un outil idéologique de domination, voire « d’agression des minorités » culturelles (p. 112), d’autant plus que les expériences sociales de ces minorités sont marquées par la racialisation et les discriminations. L’auteure consacre d’ailleurs une large partie de son propos à la description des difficultés de participation socioéconomique et politique rencontrées par ces jeunes, du fait d’un discours politique ambigüe. Elle insiste notamment sur la difficile reconnaissance de leur statut d’acteurs politiques à part entière, compromise par l’éternelle suspicion communautariste, qui fait fi de leur métissage et par conséquent de la complexité des dynamiques identitaires et culturelles. Toutes choses sur lesquelles s’appuie l’auteure, pour affirmer la duplicité de ce discours sur la laïcité, qui soulève la question cruciale de la construction d’une citoyenneté partagée. Là encore, Geneviève Zoia montre que l’école peine à concrétiser cet objectif, à travers l’exemple des manuels scolaires du secondaire, à la traîne dans la déconstruction des stéréotypes et le traitement critique de l’altérité. D’où sa question pour le moins provocatrice pour clore cette partie : « et si la laïcité fonctionnait comme un obscurantisme ? » (p. 155).
6À l’image de cette interrogation, la tonalité générale de l’ouvrage peut paraître excessive et peu nuancée, car s’il met en lumière les contradictions de la laïcité, il en vient à noyer dans sa critique, la pertinence même dudit principe. Aussi, considérer la laïcité comme la « caisse de résonance d’une difficulté structurelle du modèle français à intégrer le pluralisme » (p. 27) peut-il s’avérer polémique, du point de vue de ses défenseurs –théoriciens comme politiciens. Cependant, heuristiquement, cet ouvrage nous semble opérer une rupture épistémologique considérable, tant la démarche et les arguments des auteures ébranlent bien des certitudes sur la laïcité. Si l’entreprise de déconstruction de la neutralité de ce principe semble réussie à terme, le lecteur reste cependant sur sa faim quant aux propositions finales. Celles-ci se résument en effet dans la volonté des auteures de promouvoir une vision créatrice de la laïcité, susceptible d’encourager le dynamisme des identités, la curiosité pour les innovations et initiatives locales. Cette vacuité des propositions s’ajoute à l’absence de prise de parole par les principaux acteurs que sont les jeunes de minorités visibles. On aurait en outre aimé trouver dans l’ouvrage des étayages pédagogiques plus conséquents sur la construction d’une citoyenneté partagée, évoquée ici. Pour autant, dans un contexte où le débat sur la laïcité tend à se réduire à une opposition entre tenants d’une laïcité rigide et défenseurs d’une laïcité inclusive, on peut saluer le fait que l’ouvrage évite l’enfermement dans cette binarité. Par son entrée sociohistorique et anthropologique, il ouvre une réflexion véritablement critique sur l’intégration culturelle et structurelle des minorités visibles. En souscrivant pour l’articulation de la reconnaissance et la participation, il prend clairement position dans le débat passionné dans les démocraties occidentales, sur la place à accorder aux particularismes dans l’espace public et perpétue ainsi une tradition universitaire nord-américaine tracée par Nancy Frazer.
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