PRomotion des Initiatives Sociales en Milieux Educatifs

Le rituel est immuable. Une suite d’un grand hôtel parisien, le large sourire et l’énergique poignée de main d’une pile électrique de 69 ans toujours tiré à quatre épingles, et c’est parti pour deux heures de plongée dans les fulgurances du plus prolifique des disrupters du nouveau siècle, Jeremy Rifkin. Malgré son titre pour initiés, son dernier ouvrage, la Nouvelle Société du coût marginal zéro (éd. Les liens qui libèrent) est un plaidoyer profondément humaniste en faveur d’une société plus intelligente et durable.

Pour vous, Internet plus les énergies renouvelables, c’est l’équation de la troisième révolution industrielle. Nous y sommes ?

L’ancien monde est définitivement mort en 2008 avec le début de la crise, même si on ne s’en est pas rendu compte à l’époque. Pour la première fois depuis le XIXe siècle et l’avènement du socialisme et du capitalisme, un nouveau système économique basé sur le partage et la collaboration est en train d’émerger avec la conjonction de deux bouleversements majeurs : dans la communication d’une part, avec la généralisation progressive d’Internet aux objets, dans l’énergie d’autre part, avec l’arrivée de nouvelles sources d’énergie illimitées et quasi gratuites. Comme lors des précédentes révolutions industrielles, le déploiement à très grande échelle d’une nouvelle matrice communication-énergie change radicalement la donne et transforme de fond en comble l’économie telle que nous la connaissons.

Vous allez jusqu’à annoncer «l’éclipse du capitalisme»…

Cela peut sembler incroyable en effet car les indices du basculement dans ce nouveau système sont encore flous, voire anecdotiques. Mais la montée en puissance du modèle collaboratif va progressivement marginaliser un capitalisme déjà sur le déclin. Je ne dis pas que ce dernier va disparaître, les deux systèmes vont continuer longtemps à cohabiter, mais dans une économie de plus en plus hybride qui va le transformer en profondeur.

Où voyez-vous les signes de ce déclin ?

Mais partout ! Prenez le ralentissement actuel de la croissance et la nouvelle forme de stagnation économique qui émerge dans le monde entier : c’est un des signes que la «valeur d’échange» sur le marché est peu à peu détrônée par la «valeur partageable» dans des écosystèmes collaboratifs qui ne cessent de grossir par la grâce de l’effet réseau. Lorsque l’on préfère l’accès à des biens ou services partagés plutôt que leur propriété, le PIB baisse. Lorsque des emplois de plus en plus qualifiés sont remplacés par des robots et de l’intelligence artificielle qui commence à «mécaniser» le cognitif, le pouvoir d’achat diminue et, donc, le PIB. On peut prétendre tout ce que l’on veut pour défendre le vieux modèle productiviste qui se meurt mais la réalité de la grande stagnation est bien là. Le bien-être économique se mesurera de moins en moins à l’accumulation de biens et de capital financier et de plus en plus à la constitution d’un capital social dans tous les sens du terme.

L’élément central de votre thèse, c’est que le capitalisme ne va pas mourir de ses contradictions comme le croyait Marx, mais progressivement disparaître à cause de son succès, de son appétit insatiable pour toujours plus de productivité…

Oui, c’est un drôle de paradoxe et une réalité que ni Marx ni Keynes n’avaient anticipé. La formidable montée en puissance des nouvelles technologies de l’information au tournant du XXIe siècle a propulsé la société dans une nouvelle ère de coût marginal quasi nul, comme l’a repéré le premier, en 2001 l’économiste Lawrence Summers. Cela signifie qu’avec un coût de production d’une unité supplémentaire se rapprochant de zéro, l’abondance devient telle qu’un nombre croissant de secteurs s’émancipent des lois du marché. Lorsque la rareté disparaît, que la quantité d’offre et de demande n’a plus d’effet sur les prix, le profit, qui se fait à la marge, se tarit, la propriété devient absurde, le marché superflu.

Pourquoi les industries culturelles ont-elles été touchées les premières ?

Parce que les biens informationnels sont devenus instantanément immatériels avec l’arrivée du numérique et d’Internet. Ce bouleversement majeur, qui a d’abord provoqué l’effondrement de ce que l’on appelait «l’industrie» musicale, s’est vite généralisé à la presse, l’édition ou le cinéma qui, en se rapprochant d’un coût marginal flirtant avec le zéro, sont devenus quasi gratuits. Mais ce n’est qu’un début. L’éducation est en train de connaître la même mutation avec les Mooc, les transports avec le développement du covoiturage et de plateformes de services comme Uber, et demain l’énergie avec des sources renouvelables qui seront bientôt, elles aussi, produites à un coût quasi nul.

La vieille économie capitaliste va se retrouver de plus en plus diluée dans cette profusion de biens et services partagés, elle devra se replier sur des niches toujours plus étroites et spécialisées.

On comprend bien qu’il ne coûte quasiment rien de «produire» et distribuer un livre sous forme de fichier numérique sur Amazon, mais ce raisonnement ne trouve-t-il pas ses limites pour des biens matériels pour lesquels on ne peut pas se passer de matières premières ?

Ce sera un peu plus long bien sûr, mais on voit déjà les prémisses d’un mouvement similaire avec l’arrivée des imprimantes 3D par exemple. Elles vont permettre de produire de plus en plus d’objets à domicile, des objets simples et usuels que l’on partagera, recyclera à l’infini, mais aussi un jour des médicaments. Les panneaux solaires ne se produisent certes pas à domicile, mais avez-vous une idée de l’effondrement de leurs prix ces dernières décennies ? Un watt solaire coûte aujourd’hui 66 cents [52 centimes] contre 70 dollars il y a quarante ans. Il se passera pour l’énergie la même chose qu’avec les économies d’échelle réalisées par les opérateurs de réseaux ou de plateformes en ligne : une fois que vous avez mis en place l’infrastructure et payé ses coûts fixes, le coût marginal décroît très vite. Ce qui a marché pour Google ou Amazon, pour le stockage de données ou la mémoire informatique marchera aussi pour l’énergie et la production de quantité de biens.

Si l’on vous suit bien, on travaillera moins au sens où on l’entend aujourd’hui, mais on produira soi-même son énergie…

C’est le cas en Allemagne, où 27% de l’énergie est issue des renouvelables avec des particuliers déjà nombreux à produire leur propre énergie. Ils n’ont plus besoin de l’acheter aux électriciens verticalisés et centralisés de la deuxième révolution industrielle, qui ne cessent de perdre des parts de marché au profit des particuliers. Et à ma connaissance, le soleil et le vent n’envoient pas de facture. Le grand changement, c’est que dans un nombre croissant de domaines, et pas seulement dans la vidéo, les usagers deviennent des «prosomateurs», à la fois consommateur et producteur : 40% de l’humanité est déjà connectée et ce n’est pas fini.

Ces grandes entreprises vont-elles alors disparaître ?

Elles devront s’adapter ou périr. Dans ce nouveau monde de microproduction pair à pair en réseau, elles ont la fabuleuse opportunité de pouvoir garantir la fluidité du système en gérant les flux du «big data» de l’énergie, des transports, de la logistique, etc. Un chantier d’infrastructure colossal susceptible de créer assez d’emplois pour encore deux générations, même si ce sera le dernier à cette échelle. C’est ce que font déjà des anciens «manufacturiers informatiques» comme IBM ou Cisco, qui ont réussi à se réinventer dans la gestion de réseaux intelligents.

Si on prend les exemples de Google ou Facebook, ces plateformes existent déjà, mais avec un modèle qui reste très capitaliste, en tirant le maximum de profit de données qui ne sont pas les leurs…

Ces monopoles privés ont pris une importance telle qu’ils sont devenus des biens publics, des commodités mondiales, comme l’air que l’on respire ou l’eau que l’on boit. C’est pourquoi il va falloir leur imposer de nouvelles formes de régulation afin de récupérer notre souveraineté sur nos données personnelles. Tout comme les déclarations universelles et les constitutions ont établi des droits inaliénables sur le plan politique et social, les milliards d’internautes devront se mobiliser pour que leurs droits numériques soient reconnus et respectés par ces nouveaux monopoles, qui captent aujourd’hui une valeur qui, pour l’essentiel, ne leur appartient pas. Ce sera une bataille terrible mais ils devront accepter de négocier. Sans nos données, ils ne sont plus rien.

Vous semblez optimiste, en définitive ?

Non je ne le suis pas, on a tellement sous-estimé la rapidité du changement climatique. La seule chose que je sais, c’est que si on ne va pas très vite pour mettre en œuvre ce nouveau modèle de démocratisation économique et énergétique à notre portée, il sera trop tard. J’ai énormément cherché depuis quarante ans et je ne vois pas d’alternative.

Recueilli par Christophe Alix

 
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Categories: 4.2 Société