Spécialiste de pédagogie, Marcel Lebrun est aussi un ardent défenseur des technologies dans l’éducation. A l’occasion du salon Educatec-Educatice, qui se tient du 26 au 28 novembre 2014 à Paris, le professeur de l’Université catholique de Louvain défend l’idée que le numérique peut être source d’émancipation, à condition de repenser la manière d’enseigner.
Désormais présent partout, le numérique bouleverse les habitudes des enseignants et des étudiants. Mais suffit-il à transformer la pédagogie ?
Le numérique peut avoir un impact sur la pédagogie, à condition que celle-ci change. En effet, si les nouvelles technologies externalisent les savoirs, elles demandent aussi de mieux savoir utiliser les outils. Comme le dit Michel Serres, on n’a pas le cerveau vide mais libre, libre pour acquérir des compétences. Ce qui nécessite une formation : interagir efficacement sur les réseaux sociaux s’apprend, de même que travailler en groupe, par exemple.
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Dès lors, doter les établissements d’outils numériques ne suffit pas. Il faut des formations plus méthodologiques, qui laissent moins de place aux savoirs eux-mêmes mais sont davantage tournées vers la manière d’apprendre. Des actions comme la classe inversée, qui rend l’élève acteur de son apprentissage, ne vont pas tout résoudre mais c’est mieux que de se contenter d’installer des TBI (tableaux blancs interactifs) !
Cela suppose une véritable réflexion, qui va au-delà de la manière d’utiliser les outils numériques.
En effet, réfléchir aux outils sans se demander ce qu’ils vont modifier équivaut à mettre des emplâtres numériques sur des structures qui n’évolueront pas. Il faut un changement de mentalité, qui concerne notre rapport au savoir : celui-ci est-il donné une fois pour toutes ou est-il une construction sociale ?
Le fait que la plupart des ressources soient disponibles sur Internet modifie les rôles de l’enseignant et de l’étudiant, entre lesquels les frontières s’estompent : en allant chercher des informations autour de lui, dans la société, l’étudiant acquiert un savoir que l’enseignant n’a pas forcément, ce qui place celui-ci dans une position d’apprenant. Voilà pour moi le vrai sens de « l’apprentissage tout au long de la vie », que l’on confond trop souvent avec la seule formation continue.
Cette mutation est difficile mais elle commence à se faire en primaire, où il semble naturel de pratiquer la classe inversée par exemple. C’est beaucoup plus délicat dans le secondaire, où les enseignements sont très cloisonnés. Quant à l’enseignement supérieur, il s’en préoccupait peu jusqu’à présent.
Marcel Lebrun, professeur à l’Université catholique de Louvain © SFR magazine
Evoluer est une nécessité car le cours magistral a vécu.
Comment expliquez-vous cette prise de conscience ?
Evoluer est une nécessité car le cours magistral a vécu. Les étudiants ne viennent plus pour écouter quelqu’un. Ils nous disent : « Enseignez-nous des choses qui ne sont pas sur Google ! » Or, si on les amène à davantage travailler par eux-mêmes, si on leur cède la main, on se rend compte que le niveau de savoir est équivalent à celui acquis dans le cadre de méthodes traditionnelles. Il n’y a pas de différence significative, donc pas de dégradation, ce qui est une bonne nouvelle : le savoir est vraiment disponible au bout des pouces.
Par ailleurs, on observe que les productions sont de meilleure qualité quand on mise sur le collaboratif, l’évaluation par les pairs ou le développement de compétences transversales : rechercher de l’information, s’organiser en équipe, communiquer le résultat de son travail, conduire des débats… Ces compétences sont dites « démultiplicatrices » au sens où elles vont permettre d’aller plus loin, de créer son propre champ de savoir.
Plus fondamentalement, la question est de savoir si les technologies vont nous permettre d’aller vers davantage de bienveillance ou si le « faites-le vous-même » sera synonyme de soumission. Or l’écart entre collaboration et aliénation numérique est étroit. Si l’on dote les étudiants d’outils numériques sans leur donner les moyens de leur émancipation, on risque d’évoluer vers une société où l’humain se demandera où est sa place.
Pourtant, ce changement de paradigme ne va pas de soi pour tout le monde.
Bien sûr, il y a des résistances. Les modalités de formation des enseignants, par exemple, restent extrêmement transmissives : on continue largement de les former en amphi en prônant des méthodes actives. Quelle incohérence ! Cela va à l’encontre du principe d’isomorphie qui voudrait qu’on forme les enseignants comme on voudrait former les élèves.
Prenons également le cas des Mooc. A l’origine, les Américains Siemens et Downes les ont conçus dans une perspective connectiviste. Aujourd’hui, un grand nombre d’entre eux ont repris le schéma du cours magistral avec la vidéo d’un enseignant qui délivre un savoir, suivie d’exercices. Le tout a beau être agrémenté d’un forum où l’on peut poser des questions, le modèle est toujours transmissif.
C’est ainsi que les systèmes économiques, politiques, sociaux parviennent à rattraper les initiatives pour leur mettre ce que j’appelle les ornières de l’innovation.
Il faut rendre de la liberté aux enseignants, tout en définissant des jalons.
Au point de risquer de faire passer la société à côté des innovations ?
Les résistances font que les innovations sont souvent ramenées à de petites évolutions, selon le principe du « hype cycle » : les nouvelles technologies suscitent au départ un engouement et des attentes très fortes avant de laisser la place à des critiques. Résultat : le progrès est moins important qu’on ne l’espérait. Concernant l’usage des technologies dans l’éducation, si les systèmes n’avancent pas, il restera toujours quelque chose de ces innovations, mais pas dans leur visée émancipatrice.
D’un autre côté, l’évolution des mentalités étant un processus lent, heureusement que dans la phase d’explosion d’une nouvelle technologie, il y a des forces de tempérance : cela laisse le temps aux individus de s’adapter. Mais parallèlement, les pionniers risquent de s’essouffler.
Dans ce cadre, le politique peut-il insuffler une dynamique ?
Il doit suivre le mouvement, mais se donner le temps d’une réflexion en profondeur. Ne pas raisonner à court terme mais avoir une vision à dix ou quinze ans, qui correspond au rythme d’évolution des mentalités. Concrètement, il s’agit de revoir les programmes, mais surtout de rendre de la liberté aux enseignants, tout en définissant des jalons, des points de passage.
Mais le véritable changement se fera à partir des initiatives de terrain. Ainsi, les classes inversées suscitent aujourd’hui un fort intérêt aussi bien en France et en Belgique qu’en Angleterre, aux Pays-Bas ou encore au Québec ou en Amérique latine : dans tous ces pays, on en parle. Il y a un effet de masse qui peut bouleverser la pédagogie. Sans être révolutionnaire, je souhaite de manière raisonnable donner des perspectives d’évolution qui aillent dans le sens d’une ouverture plutôt que d’un cloisonnement.
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