Quel type de justice sociale visons-nous ? Le point de vue de Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités. Extrait du « Rapport sur les inégalités en France », édition 2015.
Après une période de relative occultation ou d’indifférence non délibérée, la question des inégalités a commencé à revenir dans le débat public au milieu des années 1990, pour y prendre une place prépondérante au début des années 2000. Dès lors, de nouvelles données ont été prises en compte, de nouvelles recherches ont été engagées et un savoir nouveau s’est diffusé dans la société. L’heure était aux constats mieux informés, et plus justement critiques. La crise de 2008 n’a fait qu’amplifier le mouvement et nourrir l’inquiétude, parfois la colère, devant une situation qui apparaissait au plus grand nombre de plus en plus injuste parce que, dans certains domaines importants, de plus en plus inégalitaire. A tel point qu’aujourd’hui, près de huit Français sur dix déclarent souhaiter voir advenir une société plus égalitaire.
Cette aspiration n’a rien d’une curiosité locale. Elle s’exprime dans la plupart des pays comparables. Presque partout dans le monde, le nombre est nettement du côté de ceux qui déplorent les inégalités excessives : 92 % des Argentins sont d’accord pour dire que les différences de revenus dans leur pays sont trop importantes, 90 % en Chine, 91 % en France et en Espagne, 73 % en Suède, 74 % en Australie, et même 65 % aux États-Unis…
Que faire alors ? Quel type de société viser ?
A ces questions, on obtient également des réponses concordantes. Dans tous les pays fortement industrialisés ou en voie de développement, on déclare souhaiter une société moins inégalitaire : très peu de gens pauvres, très peu de riches et une classe moyenne peu différenciée qui constitue l’essentiel de la population, voilà l’horizon social jugé désirable [1]. Indépendamment des inflexions nationales, sans qu’influent véritablement les critères socioprofessionnels, on observe ainsi, depuis plusieurs années, dans tous ces pays, la formation de majorités d’opinion progressistes fortes, parfois écrasantes, qui se rejoignent dans les aspirations sociales et morales qu’elles expriment.
Et dans le même temps, pourtant, les inégalités de revenus ne cessent de se creuser. Elles ont même, dans les 34 pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), atteint un niveau record depuis 30 ans : dans les années 1980, le revenu moyen des 10 % les plus riches était sept fois plus élevé que celui des 10 % les moins riches. Aujourd’hui, il est près de dix fois plus élevé. Si l’on jette un coup d’oeil du côté du coefficient de « Gini » – un indicateur dont l’échelle va de 0 (égalité parfaite) à 1 (inégalité totale : un individu concentre tous les revenus)– on a la confirmation de cette dégradation au long cours. Au milieu des années 1980, le coefficient se situait à 0,29. En 2011-2012, il a atteint 0,32, se nourrissant notamment du fort creusement des inégalités dans 16 pays de l’OCDE sur 21, et notamment aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Israël, au Royaume-Uni, en Allemagne, et de façon plus inattendue, en Suède et en Finlande [2].
Comment expliquer cette tension ?
Comment comprendre que nous puissions sinon soutenir, du moins tolérer ou ne pas contester des politiques qui manifestement favorisent les rémunérations exorbitantes de certains, l’injustice sociale et le creusement des inégalités que nous dénonçons avec tant de vigueur par ailleurs ? Pour certains, il faut prendre en compte la nature politique du problème. Nous serions tout simplement sortis de l’orbite de la démocratie, si tant est que nous y soyons entrés un jour. En 1840, Tocqueville s’inquiétait de voir surgir au-dessus des hommes, du cœur même de la démocratie, un nouveau despotisme, celui d’un État devenu tout puissant, « un pouvoir immense et tutélaire » au-dessus des citoyens qui se chargerait « seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort ». « Absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux », il fixerait irrémédiablement les hommes dans l’enfance. Selon toute évidence, les sociétés démocratiques contemporaines n’empruntent pas ce chemin-là. Pour de nombreux analystes et observateurs, elles prendraient plutôt celui de l’oligarchie – soit une forme corrompue de l’aristocratie – dont le propre serait d’instituer le règne des puissants, au service des puissants.
De fait, en France comme dans la plupart des pays occidentaux, une très nette corrélation est observée entre le niveau des inégalités et l’orientation des politiques publiques. De là, cette conclusion : les plus riches gouvernent [3] ! Ou, pour le dire plus exactement, les politiques publiques dans ces pays prennent principalement en compte les préférences des plus privilégiés. Le pouvoir économique se mue en effet immédiatement en pouvoir politique. On comprend alors que ces politiques puissent renforcer ces inégalités et que le mouvement tende à s’alimenter lui-même. Et les inégalités du jour préparent le renforcement de celles de demain.
Le fait que nos « démocraties » soient, à ce point, indifférentes aux préférences, aux attentes et aux besoins du plus grand nombre, révèle un sérieux problème politique. Ce pourquoi la « rich-get-richer dynamic » (la dynamique de l’enrichissement des riches) pour reprendre la formule du prix Nobel d’économie Robert Solow, à laquelle nous devons désormais associer la « poor-get-poorer » (de l’appauvrissement des pauvres), doit être enrayée de toute urgence. Encore faut-il cependant en comprendre les ressorts. Ce sont eux qui peuvent expliquer les évolutions actuelles des inégalités.
Nous pourrions être tentés de penser que les riches gouvernent et que, dans notre immense majorité, nous nous ferions plus ou moins manipuler, que nous n’aurions pas une vision adéquate de nos intérêts ; qu’une infime minorité nous contraindrait à adhérer à des tendances sociales et à des politiques qui desservent nos intérêts propres, que nous n’aurions pas – pour telles ou telles raisons : absence de sens critique, ignorance, abrutissement idéologique, aveuglement – la capacité à voir la nature véritable du problème, ni a fortiori, celle de nous en extraire. A mon sens, c’est aller trop vite en besogne. Constater qu’une classe cherche à promouvoir les intérêts de ses membres et du groupe luimême, c’est une chose. Constater qu’il existe une convergence entre les préférences des plus riches et les intérêts que servent les politiques publiques en est une autre. Mais cela ne suffit pas néanmoins à établir que nous aurions seulement un problème d’élites. Que nous ayons seulement un problème de riches.
Cette perspective et la logique du complot à laquelle elle peut aisément donner prise ne paraît pas de nature à rendre compte du problème actuel. Qu’il y ait des intérêts sociaux concurrents et que l’un d’entre eux, disposant de plus de moyens, puisse tenir la corde, ne signifie pas que ce modèle soit intégralement valide. Il y a, c’est évident, des privilégiés, mais il est inconcevable que le modèle social et les schémas éthiques qui l’alimentent puissent tenir durablement par le seul effet des stratégies et dispositifs mis au point par une unique classe sociale. Pour comprendre ce que peut recouvrir la convergence durable, dans un contexte social pourtant dégradé, entre les politiques publiques, les tendances sociales et les intérêts des plus privilégiés, il faut s’intéresser à ce qui peut expliquer que, collectivement, massivement, nous n’agissions pas en accord avec nos aspirations à plus d’égalité, à plus de justice sociale. Voulons-nous vraiment plus d’égalité ?
Pour réfléchir à une telle question, il nous faut reprendre à nouveaux frais la question des inégalités et de ses représentations et mettre celle-ci directement en rapport avec les transformations que connaissent aujourd’hui le sentiment et les formes électives de la solidarité. Il semble bien en effet que ce soit dans les reconfigurations que connaît la solidarité, dans ses dimensions privées et publiques, que se joue aujourd’hui le devenir des sociétés démocratiques et le type de justice sociale auquel elles doivent pouvoir prétendre si elles veulent pouvoir s’y soustraire. Avec les moyens qui sont les siens, l’Observatoire des inégalités n’a d’autre ambition que d’y contribuer.
Patrick Savidan, président de l’Observatoire des inégalités, professeur de philosophie politique à l’Université de Poitiers. Extrait du Rapport sur les inégalités en France, Observatoire des inégalités, juin 2015.
Il publiera en septembre 2015 « Voulons-nous vraiment l’égalité », aux éditions Albin Michel.
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Notes
[1] International Social Survey Programme, Social Inequality IV, 2009.
[2] C’est ce que nous apprend Federico Cingano, un économiste italien de la Banque d’Italie dans une étude réalisée pour le compte de l’OCDE . Voir « Trends in income inequality and its impact on economic growth », document de travail n°163, OCDE, décembre 2014.
[3] Martin Gilens, Affluence and Influence : Economic Inequality and Political Power in America, Princeton, Princeton University Press, 2013.
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