In Le Nouvel Observateur – 23 décembre 2013 :
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Saisi de la question des mères voilées accompagnant les enfants, le Conseil d’Etat a décidé de ne pas trancher. Les explications de l’historien et sociologue Jean Baubérot.
Il a choisi de ne pas choisir. Saisi par le Défenseur des Droits, le Conseil d’Etat s’est prononcé lundi 23 décembre sur la circulaire Chatel, qui préconise d’empêcher les parents portant des signes religieux d’accompagner les enfants en sorties scolaires. En creux, le texte prend pour cible les femmes voilées. Soulignant que les parents "ne sont pas soumis à la neutralité religieuse", le Conseil d’Etat a rappelé que les autorités compétentes peuvent toujours "recommander" aux parents de s’abstenir de manifester toute appartenance. Et le ministère de l’Education nationale d’ajouter que la circulaire Chatel reste "toujours valable". Explication de texte par l’historien et sociologue de la laïcité Jean Baubérot.
Que change l’avis du Conseil d’Etat ?
– Dorénavant, les enseignants et directeurs d’école devront prendre leurs responsabilités car le Conseil d’Etat rappelle que rien n’interdit formellement aux femmes voilées d’accompagner les sorties scolaires. Il leur laisse cependant une totale liberté, puisqu’ils peuvent toujours choisir de l’interdire. Implicitement, il s’agit d’une relative ouverture par rapport à la circulaire Chatel, même si les problèmes continueront à se régler au cas par cas.
Ce qui était déjà le cas avec la circulaire Chatel ?
– Oui, car elle n’est pas contraignante. Dans certains établissements, si on interdit les sorties scolaires aux femmes voilées, elles ne peuvent avoir lieu faute d’accompagnateurs disponibles. On le permet donc, car c’est ça ou rien. Mais il y a également des établissements plus tolérants qui ont ouvertement choisi de ne pas l’interdire. Et dans ces deux cas, jamais un incident n’a été déploré. Ce qui montre que se focaliser sur la question du vêtement n’a pas de sens.
C’est-à-dire ?
– Dans notre société de consommation, c’est l’apparence qui compte. Or la laïcité est une question de comportement, pas d’apparence. Bien sûr, s’il y avait eu des problèmes de prosélytisme de la part de ces femmes, cela aurait mérité que l’on se penche sur la question. Mais ça n’est pas le cas ! Dans le cadre de la loi de 1905 [instituant la séparation de l’église et de l’Etat, NDLR] on a d’ailleurs refusé de légiférer sur le vêtement, qui est laissé à la libre appréciation de chacun. La circulaire Chatel tourne donc le dos à la loi de 1905, en plus de créer un fort ressentiment.
Quel ressentiment ?
– L’exclusion, tout simplement. Il faut savoir ce que l’on veut. Souhaite-t-on vraiment désocialiser les musulmanes en multipliant les restrictions à leur encontre ? Si, au prétexte qu’elles portent un voile, on continue à exclure ces femmes des sorties scolaires et du marché du travail, elles ne pourront plus travailler que dans des associations ou établissements scolaires musulmans.
A l’inverse, certains expliquent que défendre la laïcité à l’école empêche la montée des communautarismes…
– Le danger communautariste, on le crée en désocialisant et en discriminant certaines personnes. En ne respectant pas leur liberté de croyance. On les oblige à se replier sur leur communauté, et les intégristes peuvent ainsi prêcher auprès de gens qui se sentent discriminés. La démocratie doit isoler les extrémistes, pas leur ouvrir un boulevard.
La présence de femmes voilées dans les sorties scolaires ne risquerait-elle pas d’influer sur la perception des femmes chez les enfants ?
– L’argument de la défense des enfants ne tient pas. Dans leur vie de tous les jours, ils sont confrontés au foulard comme à la mini-jupe, sans qu’aucun des deux ne les trouble. Le rôle de l’Education nationale est d’apprendre aux enfants à vivre dans la société telle qu’elle est. Ce "cachez ce foulard que je ne saurais voir" est ridicule, et la gauche au pouvoir aurait dû prendre sa responsabilité en rompant avec la politique sarkozyste.
On sait l’opinion particulièrement sensible sur le sujet…
– La gauche est déjà impopulaire, qu’elle soit au moins courageuse ! C’est vrai que les gens sont un peu islamophobes. Dans les enquêtes, 75% des sondés pensent que l’Islam représente un danger pour la démocratie. Mais quand on regarde dans le détail, on constate que les principales préoccupations restent la retraite, les salaires ou le chômage. La lutte contre l’intégrisme n’arrive que bien après. Il ne faut donc pas surestimer l’importance de la question, en donnant une portée démesurée à des problèmes qui n’en sont pas. Même si c’est toujours pratique d’avoir un bouc-émissaire. Car si on décrétait un moratoire sur l’Islam, il faudrait alors s’occuper des vrais problèmes !
Propos recueillis le 23 décembre par Mathieu Cantorné – Le Nouvel Observateur