In Libération – le 28 janvier 2013 :
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Et si les vraies réformes n’étaient pas là où on les attendait ? Pendant la campagne, François Hollande avait beaucoup parlé des impôts et des retraites. Il faut se résoudre à l’évidence : il n’y aura sans doute pas de réforme fiscale ambitieuse, ni de réforme systématique des retraites. Par contre, on commence à voir se dessiner des changements d’importance dans des domaines imprévus. Cela n’excuse pas l’inertie fiscalo-sociale, mais c’est toujours bon à prendre. D’abord dans le domaine de la gouvernance démocratique.
Le fait d’accorder des voix délibératives – et non seulement consultatives – pour les représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes sociétés, comme cela se pratique depuis longtemps en Allemagne, sans qu’il soit nécessaire d’avoir la moindre participation au capital (on est donc très loin de la participation gaullienne), est tout sauf anecdotique.
De même, il faut saluer la décision courageuse de donner aux membres extérieurs des conseils d’administration des universités – en particulier les représentants des collectivités territoriales et des entreprises – le pouvoir de choisir le président des établissements. En 2007, la droite avait étrangement improvisé une autogestion intégrale : le choix du président était réservé aux représentants élus des enseignants chercheurs, avec pour conséquence une confusion totale entre le rôle des instances de gestion et celui des instances scientifiques.
Voici maintenant venu le temps des réformes dans l’école, avec en particulier la question de l’école le mercredi dans le primaire. Que l’on ne s’y trompe pas : il s’agit d’une réforme fondamentale, sans doute l’une des plus importantes du quinquennat. D’abord parce qu’en instituant pour la première fois l’école cinq jours sur cinq, du lundi au vendredi, comme cela se pratique dans tous les pays sauf la France, le ministre Vincent Peillon revient (enfin) sur un compromis daté établi sous la IIIe République. Au moment d’instituer l’école publique, gratuite et obligatoire pour tous, on avait en effet accepté de laisser à l’Eglise un jour par semaine, qui fut le jeudi de 1882 à 1972 puis le mercredi, pour former les consciences. Près d’un siècle et demi plus tard, plus grand monde ne va au catéchisme, et il est temps de revenir sur cette anomalie. D’autant que ce mercredi sans école est une source inacceptable d’inégalité sociale : les enfants bobos font toutes sortes d’activités culturelles épanouissantes, les autres zonent devant la télé ou dans des centres aérés mal encadrés (pas facile de trouver des personnels compétents et motivés qui acceptent de travailler une demi-journée par semaine). Sans compter que cela conduit à des journées très longues pour les enfants les quatre autres jours. Enfin et surtout, et cela n’a pas assez été souligné, le mercredi sans école met une pression énorme sur les parents, et en pratique une pression disproportionnée sur les mères de jeunes enfants, pour s’arrêter de travailler le mercredi. Cela a des conséquences extrêmement dommageables sur l’inégalité hommes-femmes des carrières professionnelles : si vous savez que les jeunes mères de famille seront systématiquement indisponibles pour les réunions le mercredi, allez-vous leur confier les mêmes responsabilités qu’aux pères ? Evidemment non. En mettant fin à cette regrettable particularité française, et en instituant un service public d’éducation fonctionnant du lundi au vendredi, pour les enfants et les parents, ce gouvernement œuvrerait puissamment pour la réduction des inégalités hommes-femmes.
Dans ces conditions, que penser du mouvement de grève lancé par les instituteurs parisiens le 22 janvier ? S’agissant d’enseignants qui sont a priori en faveur de la laïcité, de l’égalité sociale, et de l’égalité hommes-femmes, on peut être surpris, et l’accusation de corporatisme – il n’est pas agréable de se mettre à travailler le mercredi quand on a en partie choisi sa profession pour avoir cette journée libre – n’est pas infondée. En 2002, un puissant mouvement de grève du même type avait conduit Delanoë à abandonner son projet d’école le mercredi. Il serait désastreux et scandaleux qu’il en aille de même en 2013.
Pour autant, l’attitude du gouvernement n’est pas exempte de tout reproche. Il est logique, pour une réforme de cette ampleur, de mettre les moyens qui s’imposent, et d’afficher une détermination claire. L’été dernier, Ayrault avait semblé lâcher son ministre sur l’école le mercredi. Avant Noël, Hollande avait alimenté la fronde en reportant la réforme sur deux ans. Comme sur tant d’autres sujets, il serait temps que le pouvoir en place apprenne à trancher et à assumer ses choix.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.