Une école de la réussite de tous est possible en France, nous l’avons constaté dans nombre d’établissements (écoles et collèges visitées). Or, actuellement notre système scolaire est terriblement inégalitaire. La moitié des décrocheurs ont un père ouvrier, 5 % un père cadre. 54 % des enfants en retard en troisième ont des parents non diplômés, 14 % ont des parents diplômés du supérieur. La France de l’échec scolaire est dans son immense majorité issue des catégories défavorisées. Cela résulte pour partie de l’organisation de notre système scolaire.
L’intérêt porté aux filières « prestigieuses » et à certaines options (intérêt supérieur on l’aura remarqué à celui suscité par la scandaleuse diminution des fonds sociaux destinés aux élèves pauvres de 2002 à 2012 qui n’a pas suscité la moindre pétition), fait oublier son image inverse : les formations moins « renommées » qui rassemblent les enfants issus pour l’essentiel des catégories populaires. 90 % des enfants d’enseignants entrés en sixième en 1995 ont obtenu le bac environ sept années plus tard, contre 40,7 % des enfants d’ouvriers non-qualifiés. Si l’on observe uniquement le type de bac obtenu par catégorie sociale, les écarts sont tout aussi grands. Parmi les enfants d’ouvriers qui ont eu leur bac en 2012, 31 % l’ont eu dans une filière générale, 23 % dans une filière technologique et 46 % dans une filière professionnelle. Chez les enfants de cadres supérieurs, les trois quarts ont eu un bac général, 14 % technologique et 10 % professionnel. On compte 17 % d’enfants dont le père est ouvrier dans la filière scientifique, contre 40 % en filière tertiaire et 51 % en bac professionnel. Dans les filières pour les élèves les plus en difficulté au collège, les sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), on trouve 84 % d’enfants issus des milieux populaires (ouvriers, employés, sans profession) et moins de 2 % d’enfants de cadres et d’enseignants. Cette situation est insupportable.
Si, en dépit des réformes conduites, les inégalités sociales pèsent encore autant sur le destin scolaire de la jeunesse de notre pays, c’est que l’échec scolaire des plus pauvres n’est pas un accident. Il est inhérent à un système qui a globalement conservé la structure et l’organisation adaptées à la mission qui lui a été assignée à l’origine : trier et sélectionner.
La méritocratie a une face claire pour ceux qui réussissent et une face sombre pour tous les autres.
On ne démocratisera pas la réussite scolaire en continuant à considérer que les enfants de milieu populaire sont victimes d’un « handicap social » et devraient par conséquent être traités à part. Cette séparation existe d’ores et déjà, les chiffres que nous venons de citer le montre. Répartir de façon inégale au collège, c’est-à-dire pendant la scolarité commune, les options ou les parcours particuliers qui n’ont pas pour objectif premier de préparer à des études ultérieures mais plutôt de séparer les élèves les uns des autres, ne permet pas de faire du « commun ». Dans le cadre de la scolarité obligatoire, il faut renoncer à la concurrence sans fin des options ou des formations qui conduit à l’impasse pour les enfants des pauvres.
Remarquons d’ailleurs qu’on ne songe à implanter des formations « nobles » comme les sections européennes ou les classes bilangues que lorsqu’il s’agit de faire venir ou de retenir dans un établissement des élèves issus de milieux plus favorisés. Un peu comme si les pauvres n’étaient pas dignes eux-mêmes de se voir proposer spontanément et naturellement ces enseignements. La réforme du collège en cours qui vise à offrir ces enseignements à tous les élèves va donc dans la bonne direction. Tous les élèves, quels qu’ils soient, pourront faire du latin et commencer une deuxième langue vivante dès la 5e. Où est la régression ? Qui peut penser qu’élever le niveau d’ensemble de toute la population scolaire conduit à la « médiocrité » et au « nivellement par le bas » ? Ou alors, mais on ne veut pas y croire, cela voudrait dire qu’une partie de la population considère que donner le meilleur à tous et que scolariser tous les enfants ensemble pendant le temps de la scolarité obligatoire, serait tomber dans la « médiocrité » ou provoquer le « nivellement par le bas » ? Les pauvres seraient à ces points infréquentables ?
Au fond, le collège actuel porte encore les traces du passé d’un second degré général malthusien qui a eu beaucoup de difficultés à accepter d’accueillir les enfants du peuple et qui est loin d’avoir achevé sa démocratisation. Le collège unique est bien au cœur de la problématique de la démocratisation de la réussite scolaire. Comme au début de la IIIe République, il existe encore aujourd’hui des partisans du collège comme « digue » (il ne faut pas tout niveler sous prétexte de démocratiser) et des défenseurs du collège comme « vague » (pour répandre l’instruction et la culture). D’une certaine façon, les débats d’aujourd’hui sur le collège unique sont en partie ceux ressassés depuis les tout débuts de la démocratisation scolaire.
Certains considèrent que l’objectif du collège unique était mauvais en lui-même, voire démagogique, et donc inapplicable. Il faudrait donc revenir à la séparation des élèves, réinstaller un concours d’entrée en sixième, et organiser des « filières courtes » (évidemment pas pour les propres enfants des concepteurs de ces « programmes », mais pour les enfants des autres). Un programme de Restauration d’un ordre ancien en quelque sorte qui fermerait une parenthèse de tentative de démocratisation. Mais quelle société préparons-nous si nous ne parvenons pas à faire vivre et apprendre ensemble, au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire, dans des établissements hétérogènes, toute la jeunesse d’un pays dans sa diversité ? On se paye de mots avec le « vivre ensemble » si on ne travaille pas au « scolariser ensemble ».
Nous pensons au contraire que les difficultés du collège unique proviennent ce qu’on n’a pas assumé la logique de la réforme de 1975 jusqu‘au bout en ne donnant pas au collège un contenant et un contenu spécifiques au rôle qui est le sien : achever la scolarité obligatoire dans de bonnes conditions pour tous les élèves et préparer, de façon différenciée, les élèves à toutes les formations ultérieures d’égale dignité.
Si l’on veut mettre réellement en application le principe affirmé dans la loi de 2013 d’une école inclusive, car tous les élèves sont capables d’apprendre, alors toute la scolarité obligatoire doit être conçue comme à la fois exigeante et bienveillante pour tous les élèves, gratuite dans son offre, avec une part significative d’enseignement collectif en classes hétérogènes. L’école qui s’adresse aux enfants des pauvres ne peut être une pauvre école, organisée à part et avec peu d’ambition. Et ce qui est bon pour tous les élèves le sera aussi pour les enfants des milieux populaires et ne nuira pas aux autres.
Quand on sait en outre que les inégalités actuelles freinent la croissance, on voit que l’intérêt bien compris de notre pays rejoint l’idéal d’une école plus juste.
Le refus du scenario de séparation impose à l’école de travailler à l’amélioration de son fonctionnement et à la collectivité nationale de soutenir son école dans cette évolution. C’est le choix de la solidarité pour la réussite de tous.
Marie-Aleth Grard, rapporteure de l’avis du CESE, « Une école de la réussite pour tous », mai 2015 et Jean-Paul Delahaye, auteur du rapport à la ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche, « Grande pauvreté et réussite scolaire, le choix de la solidarité pour la réussite de tous », mai 2015
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