L’unité de temps et de lieu est depuis longtemps constitutive de l’acte d’enseigner. Mais en s’imposant comme une des modalités de l’apprentissage, le numérique modifie sensiblement les repères spatio-temporels historiques : l’école s’acheminerait-elle vers une nouvelle ère ?
« Vous aurez cours de français dans la salle B420 le mardi de 9 heures à 11 heures. » Cette phrase répétée à l’envi marque le lancement de l’année scolaire, construite sur le principe de l’unité de temps et de lieu. Ce mode d’organisation est à bien des égards rassurant, parce qu’il semble immuable. Pourtant, insensiblement, les lignes de fracture bougent depuis que « le numérique est entré par effraction [1] » dans le monde de l’éducation. Le repère historique articulé autour du triangle un enseignant, une classe, un horaire, se brouille. Dans l’ère de la postmodernité, les repères semblent redéfinis.
La porosité du temps et de l’espace
Il est utile de rappeler que les constructions pédagogiques modifiant le rapport au temps et à l’espace ne sont pas nouvelles. Les expériences de l’Ofrateme (Office français des techniques modernes d’éducation [2]), de la télévision scolaire [3] et du collège de Marly-le-Roi [4] avaient posé les prémisses d’une réflexion et d’usages sur la communication distante synchrone dans l’enseignement.
Le numérique s’inscrit dans cette filiation historique et s’en démarque tout à la fois. La puissance des réseaux a accéléré le phénomène de porosité spatiale, transformant inexorablement le métier d’enseignant et le rôle de l’élève. De l’unité à l’éclatement, se pose une question théorique largement débattue.
Michel Foucault a analysé l’historicité du temps dans le système éducatif et la mise en place du temps compté dans un lieu situé : « Dans les écoles élémentaires, la découpe du temps devient de plus en plus ténue ; les activités sont cernées au plus près par des ordres auxquels il faut répondre immédiatement. […] Le temps mesuré et payé doit être aussi un temps sans impureté ni défaut, un temps de bonne qualité [5]. »
En 2002, Anne-Marie Bardi et Jean-Michel Bérard insistent sur l’émergence du phénomène de porosité du temps et de l’espace : « Le lieu et le temps de l’école sont matérialisés à la fois par un bâtiment clos clairement identifié et par un emploi du temps hebdomadaire souvent fixe pendant une année ; les enseignants, personnels d’éducation et de direction et les élèves qui interagissent constituent ce que l’on a coutume d’appeler la communauté éducative. […] Aujourd’hui, les technologies de l’information et de la communication, dans leurs usages scolaires mais également privés viennent modifier radicalement les limites à l’intérieur desquelles s’exerçait jusqu’à présent l’enseignement. L’École, dans un environnement de réseaux numériques, remet en cause ses limites, dans les trois dimensions des schémas précédents [6]. »
Les évolutions observées dans la structure temporelle du travail des enseignants composent encore avec la tradition du temps mesuré [7]. Le législateur a organisé l’activité professionnelle en se référant au principe de l’organisation hebdomadaire, 24 heures dans le primaire, 15 ou 18 heures dans le secondaire et 192 heures annuelles dans le supérieur. Les usages instrumentés du numérique sont en train de bousculer cet édifice réglementaire, entraînant dans leur sillage un lot d’interrogations. Le temps numérique est-il un temps spécifique ? Faut-il envisager de le définir et de l’intégrer, en tant que variable, dans les services ? Comment qualifier ce temps numérique qui se défie des frontières jusqu’ici reconnues et acceptées ?
Il ne peut (ne pourra) rester une « simple » question de recherche, car c’est un des territoires à conquérir par la profession entière. Il est source de tension puisqu’il est le lieu de transition entre la profession 1.0 et celle du 2.0.
Le temps numérique dans l’enseignement
Instiller des outils dans les dispositifs de formation modifie l’apprentissage et l’enseignement, instaurant un nouveau paradigme. On ne peut imaginer que le passage à de nouveaux usages puisse s’opérer par calque des anciennes pratiques, faute de quoi c’est « l’effet diligence [8] » qui menace. Les usages pédagogiques numériques transforment le rapport au temps pédagogique. La scénarisation des apprentissages, quelle que soit sa granularité, ne peut plus être assimilée au temps de préparation du cours traditionnel – elle est résolument autre. Elle est réticulaire, ubiquitaire et non hiérarchique.
Il faudra engager une réflexion sur ce temps spécifique. Fortement investi par certains, boudé ou volontairement abandonné par d’autres, il implique une réponse politique forcément complexe.
Le champ du droit
L’analyse de quelques références réglementaires donne des orientations sur les positions actuelles. Le décret du 12 février 2007 énonce « les modalités d’exercice et définissant les actions d’éducation et de formation autres que d’enseignement pouvant entrer dans le service de certains personnels enseignants du second degré [9] » : le travail numérique y apparaît en bonne place.
Le statut des enseignants-chercheurs du 23 avril 2009 énonce que « les enseignants-chercheurs participent à l’élaboration, par leur recherche, et assurent la transmission, par leur enseignement, des connaissances au titre de la formation initiale et continue incluant, le cas échéant, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication [10] ».
Ces deux exemples, parmi d’autres, montrent la difficulté de balisage du temps numérique. Il peut être distinct du temps de travail ; il est « autre que l’enseignement » ou se conçoit à la marge et ne se conçoit que « le cas échéant ».
La conquête du temps et de l’espace numérique passe par le champ du droit. C’est ce qu’affirme Michel Serres : « Changer d’espace, c’est changer de droit et changer de politique. Si nous avons changé d’espace, alors il faut en conclure peut-être que nous sommes dans un espace de non-droit [11]. »
À la façon des pionniers américains, nous sommes en train d’explorer et d’investir ce que nous pourrions appeler le « Far Web » : de quelle façon les contours de cet espace numérique seront-ils tracés ?
L’espace pédagogique n’a de cohérence que s’il est articulé avec l’espace juridique. Le recours de plus en plus fréquent aux outils du Web 2.0 doit être pensé au regard des réglementations autres que françaises qui s’appliquent. Les conditions générales d’utilisation vont déterminer les lois applicables, apprécier des notions subjectives comme les bonnes mœurs et l’ordre public. L’espace juridique influencera obligatoirement la pédagogie en imposant sa direction.
Nous investissons ces espaces dématérialisés et juridiquement signifiants pour développer des nouveaux processus de formation. Ils rendent possible l’acquisition des savoirs hors les murs de la classe, provoquant un télescopage entre l’espace privé et l’espace professionnel. Nul n’était préparé à cette nouvelle partition ou s’exprime « l’intimité au travail [12] », et a contrario le travail dans la sphère de l’intime. Là encore, nous serons contraints de donner une réponse.
Nouvelles temporalités, nouveaux lieux
Le développement des espaces virtuels engage de façon concomitante à penser des espaces physiques reconfigurés. Un dialogue croisé devra s’engager entre l’État, les collectivités locales et le corps enseignant pour penser les établissements de l’ère numérique. Il faudra donner des réponses pour imaginer les futures salles de classe, les centres de documentation et les salles informatiques (si elles ont encore un sens). Probablement faudra-t-il aussi inventer de nouveaux lieux, comme des « e-learning center », dans l’hypothèse de la montée en puissance du e-learning comme mode de formation continue. Cette question d’aménagement de l’espace engage la réflexion sur la temporalité longue de la décision politico-administrative.
En s’imposant comme une des modalités de l’apprentissage et de l’enseignement, le numérique à l’école a bousculé les repères spatio-temporels historiques. Là où nous pensions sur le mode de l’avant, du pendant et de l’après, nous avons appris à composer avec « l’idée d’une “intelligence globale” et d’un partage en temps réel des connaissances [13] ». Les nouvelles technologies se diffusent rapidement ; il reste au corps social à les absorber en imaginant de nouvelles pratiques. Nous devrons observer quelles seront ces évolutions, comment se comporteront les divers acteurs, là où le progrès ne peut se décréter.
Jean-Paul MOIRAUD,
enseignant au lycée La Martinière-Diderot, Lyon
[1] Pierre Fonkoua (ENS Yaoundé), colloque Res@Tice, 13-14 décembre 2007, Rabat (Maroc) : http://eductice.ens-lyon.fr/EducTice/recherche/scenario/spe/colloque_resatice
[2] Entretien avec Jean Valérien (sur Ofrateme), 1er janvier 1997 : http://www.canal-u.tv/video/canal_tematice/entretien_avec_jean_valerien.3379
[3] Entretien avec Etienne Brunswic (sur la télévision scolaire), 4 octobre 2006 : http://www.canal-u.tv/video/canal_tematice/entretien_avec_etienne_brunswic.3565
[4] Entretien avec Max Egly, 27 mars 2007 : http://www.canal-u.tv/video/canal_tematice/entretien_avec_max_egly.3599
[5] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1994.
[6] « L’école et les réseaux numériques : rapport à M. le ministre de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche et à M. le ministre délégué à l’Enseignement », juillet 2002 : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/024000537/index.shtml
[7] Voir aussi le rapport IGAEN « Les composantes de l’activité professionnelle des enseignants outre l’enseignement dans les classes », juillet 2012 : http://www.education.gouv.fr/cid61577/les-composantes-de-l-activite-professionnelle-des-enseignants-outre-l-enseignement-dans-les-classes.html
[8] Jean-Paul Moiraud, Effet diligence : http://moiraudjp.wordpress.com/tag/effet-diligence/
[9] Arrêté du 12 février 2007 précisant les modalités d’exercice et définissant les actions d’éducation et de formation autres que d’enseignement pouvant entrer dans le service de certains personnels enseignants du second degré : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000273771&dateTexte=&categorieLien=id
[10] Le statut des enseignants chercheurs : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.docidTexte=JORFTEXT000020552216&dateTexte=&categorieLien=id
[11] Michel Serres, « Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive », forum Inria, 40 ans, Lille, décembre 2007 : http://www.youtube.com/watch?v=sU43ohjNUXI
[12] Stefana Broadbent, L’Intimité au travail, Limoges, FYP éditions, 2011.
[13] Serge Tisseron, « Culture numérique : une triple révolution, culturelle, cognitive et psychique », 7 juin 2012 : http://www.sergetisseron.com/blog/nouvel-article-618
Lire la suite : http://www.cndp.fr/ecolenumerique/toutes-les-actualites/actualite/article/un-eclatement-du-temps-et-de-lespace.html