On le sait, les expressions devenues emblématiques « culture commune » et « socle commun » ont été tout particulièrement en tension dans le champ syndical des organisations d’enseignants depuis une vingtaine d’années. Mais ce qui apparaît actuellement à l’ordre du jour (notamment depuis le vote de la loi de refondation de l’Ecole qui parle d’ « un socle commun de connaissances, de compétences et de culture »), c’est de sortir »par le haut » (et de façon effectivement opérationnelle) de cette tension, voire de cette opposition.
Si on prend le temps d’un bref détour historique, on doit noter une première curiosité : les deux expressions de « culture commune » et de « socle » sont côte à côte, comme équivalentes, dans le premier texte qui contient le terme de « socle », à savoir le rapport du Conseil national des programmes rédigé par son président d’alors, Luc Ferry, en 1994 : « C’est dans l’optique d’une démocratisation réussie de notre système d’enseignement qu’il convient de réaffirmer la volonté de transmettre à tous une culture commune, un socle de compétences théoriques, réflexives et pratiques fondamentales », avec une visée politique explicite : « la complexité et la spécialisation des savoirs, la multiplicité et la force des liens qui unissent, pour le meilleur et pour le pire, l’Ecole et la »vie », rendent les slogans simples ( »lire,écrire,compter ») insuffisants, en même temps que les visées encyclopédiques s’avèrent obsolètes. Faute d’avoir la clarté des premiers ou l’ambition des secondes, nos programmes n’en devraient pas moins afficher une volonté politique, au vrai sens du terme, c’est à dire traduire les choix fondamentaux que notre société considère comme nécessaires à la formation de ses enfants ».
Comment alors opposer de façon claire et nette, et sans appel, ces deux expressions apparues côte à côte ( »socle de compétences » et »culture commune ») si tant est que ce soit vraiment possible? Pour ceux qui croiraient s’en tirer par une opposition simple (mais assez répandue), à savoir que l’expression « socle commun » a pour origine les avenues du pouvoir sous gouvernement de droite, alors que l’expression « culture commune » aurait été introduite dans le débat public sur l’Ecole par une fédération syndicale de gauche, le démenti peut être donné immédiatement. Et c’est une seconde »curiosité historique ».
L’expression « culture commune » figure en effet en bonne place de la deuxième campagne présidentielle de Valéry Giscard d’Estaing. « Il manque aujourd’hui, dit-il par exemple le 3 avril 1981 devant les responsables de ses comités de soutien rassemblés à Paris, une culture commune aux Français. C’est le système éducatif du siècle dernier qui avait assuré l’unité culturelle de la France. Mais aujourd’hui la France a cessé d’avoir une culture commune, et l’une des grandes tâches à venir sera que le système éducatif rende aux Français leur unité culturelle ». In fine, l’expression « culture commune » vient couronner et préciser ce que VGE avait déjà affirmé en 1976 dans son ouvrage intitulé « Démocratie française » : « La mise en place du collège unique –disait-il – devra s’accompagner sur le plan des programmes de la définition d’un savoir commun, variable avec le temps et exprimant notre civilisation particulière ».
Finalement, on peut se demander si, dans les deux expressions emblématiques « socle commun » et « culture commune », l’interrogation devrait moins porter sur les substantifs (« socle » ou « culture », comme cela se fait ordinairement) que sur l’adjectif « commun ». Commun en quoi ? Commun pour quoi (vers quoi) ? Et surtout, et avant tout, commun à qui ? La vulgate qui tend à l’emporter (si l’on prend cette question par rapport aux élèves) est que le « socle commun » serait destiné avant tout aux mauvais élèves, aux élèves »en difficulté » voire »en échec scolaire ». Or cette appréhension doit pour le moins être vigoureusement interrogée. D’abord, parce que ce n’est pas du tout ce qui dit son introducteur, Luc Ferry, au moment même où l’expression apparaît, en 1994, dans le rapport du Conseil national des programmes, lorsqu’il affirme qu’il s’agit « de transmettre à tous une culture commune, un socle de compétences», et qu’il ajoute très précisément que « sans pénaliser en rien les meilleurs élèves, pour lesquels sont prévus des possibilités d’approfondissement, il s’agirait de relever le défi posé par ces élèves ‘’moyens-faibles’’ qui, sans être en situation d’échec scolaire, parviennent trop souvent en fin de collège munis d’un bagage dont c’est un euphémisme de dire qu’il est insuffisant ».
Cette visée proclamée pour « tous », mais en même temps centré sur les élèves « moyens-faibles », était aussi sensiblement partagée par Valéry Giscard d’Estaing. Au conseil des ministres du 15 juin 1976, il est décidé qu’il s’agit de définir ce que doit être « le savoir minimum des Français à l’issue du collège ». On aboutit ainsi à la publication d’une brochure en mars 1977 intitulée « Savoir et savoirs-faire à l’issue de la scolarité obligatoire ». Il s’agit, est-il dit, de définir « un contenu commun appelé à être acquis par tous les jeunes ayant parcouru les cycles complets de la scolarité obligatoire ». Et il est dûment précisé qu’ « il ne peut être question d’aligner cette formation de base sur les performances des élèves les plus médiocres ; encore ne faut-il pas se préoccuper seulement des meilleurs. Il est donc important de connaître avec objectivité les caractéristiques des jeunes qui constituent, toutes classes confondues, la majorité statistique de nos collèges ».
On le sait (en faisant un » bond historique » pour être bref), le texte du décret d’application du 11 juillet 2006 relatif au socle commun de connaissances et de compétences indique que, « S’agissant d’une culture commune pour tous les élèves, le socle traduit tout autant une ambition pour les plus fragiles qu’une exigence pour tous les élèves. Les graves manques pour les uns et les lacunes pour les autres à la sortie de l’école obligatoire constituent des freins à une pleine réussite et à l’exercice d’une citoyenneté libre et responsable […]. Il ne peut donc y avoir de compensation entre les compétences requises ». On ne saurait trop insister sur le fait que le texte du décret de 2006 souligne que la logique même du socle commun (conçu comme ce qu’il est indispensable de maîtriser) implique que les grandes « compétences » ne sont pas compensables : le socle est certes fait aussi pour les élèves faibles, mais également pour les élèves moyens ou bons (qui peuvent avoir des « lacunes » importantes dans telle ou telle compétence, mais qui, dans ce cadre, ne peuvent pas – et ne doivent pas – être compensées par des « excellences » dans telle ou telle autre, puisque toutes les grandes « compétences » sont conçues comme indispensables). Il y va de l’affirmation même de l’instruction obligatoire et de l’école obligatoire, si l’adjectif ‘’obligatoire’’ a véritablement un sens. Et c’est bien en cela que l’adjectif « commun » est capital. […]
Le « socle commun de connaissances, de compétences et de culture » est en phase d’écriture. Mais son histoire n’est pas encore écrite, elle. Souhaitons lui bon vent, car c’est une épreuve décisive pour une Education nationale à refonder, très difficile intellectuellement et politiquement.
Claude Lelievre