La consultation sur « le socle commun de connaissances, de compétences et de culture » est maintenant terminée et nous en attendons les résultats. Nul ne doute qu’ils seront eux-mêmes l’objet de débats et que les textes vont évoluer dans les prochaines semaines et les prochains mois. Il sera particulièrement intéressant d’observer ces évolutions et, également, la manière dont les programmes vont s’articuler avec le socle censé en être la matrice. Au-delà de la question, un peu formelle à vrai dire, du curriculum, c’est la cohérence pédagogique, institutionnelle et politique de notre projet éducatif qui est en jeu. Parviendrons-nous à proposer à nos élèves, une scolarité obligatoire qui permette à toutes et tous d’accéder à « ce qu’il n’est pas permis d’ignorer », selon la formule d’Octave Gréard, et d’accéder ainsi aux « fondamentaux de la citoyenneté » ? L’enjeu est considérable. Mais, pour en comprendre toute l’importance, il faut, sans doute, revenir un peu en arrière afin de bien identifier les raisons de l’émergence de l’idée de « socle » et de savoir ce que nous pouvons attendre, aujourd’hui, de sa définition… Car, assez bizarrement, les débats – essentiels – sur les formulations et le contenu du socle ont un peu éclipsé la réflexion – absolument nécessaire à mes yeux – sur son usage.
Démocratisation de l’accès à l’école et démocratisation de la réussite scolaire : un écart qui se creuse !
Je dois aux analyses d’Antoine Prost d’avoir perçu, dès les années 1980, que le problème majeur de l’institution scolaire française était l’écart considérable entre « la démocratisation de l’accès » et la « démocratisation de la réussite ». La première, mise en place dès Jules Ferry pour l’école primaire, a été conduite à marche forcée à partir du Front populaire : 1936, c’est la scolarité obligatoire à 14 ans… 1959, la scolarité obligatoire à 16 ans… 1963, la réforme Fouchet-Capelle et « l’explosion scolaire », selon la célèbre formule de Louis Cros : on inaugure alors, en France, un collège par jour ouvrable ! Ainsi, avant d’être l’année des fameux « événements » que l’on sait, 1968 est la première année où la quasi totalité des élèves de 14-15 ans est scolarisée en troisième. Puis, 1975, c’est la fameuse « Réforme Haby » et la mise en place du collège unique. Dès 1977, il n’y a plus, officiellement, de filière dans les collèges et tous les élèves du premier cycle du secondaire suivent la même scolarité. À bien des égards, on peut dire que la « démocratisation de l’accès » est faite !
Mais, c’est loin d’être le cas de la « démocratisation de la réussite ». Déjà, en 1964, nous avions été déniaisés par la publication des Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : nous y avions appris que la réussite scolaire était subordonnée à la capacité à s’approprier les savoirs… capacité bien loin d’être équitablement répartie dans le champ social et profondément liée aux caractéristiques de la transmission familiale et sociale. Puis nous avons compris, grâce à de nombreux témoignages, que la « démocratisation de l’accès » pouvait même avoir des effets particulièrement pervers : dès lors que l’on clame à tous vents que les enfants des milieux populaires sont enfin « les bienvenus » au collège, de « victimes de l’exclusion sociale » qu’ils étaient, ils deviennent responsables de leur propre échec : « Vous avez été accueillis et vous n’en avez pas profité : c’est que vous n’avez pas fourni les efforts nécessaires ou que votre famille ne vous a pas accompagné comme elle le devait : vous n’avez qu’à vous en prendre qu’à vous ! ». L’échec scolaire – expression qui apparaît justement dans les années 1960 et a fait florès depuis – devient alors la manifestation insupportable de cet écart entre la « démocratisation de l’accès » et la « démocratisation de la réussite », écart qui ne cesse de se creuser depuis – les derniers résultats de l’enquête PISA en attestent encore largement – et que les pouvoirs publics se doivent de réduire, au risque d’engendrer, chez les laissés-pour-compte de la réussite, l’amertume et la colère, avec le sentiment terrible d’avoir été complètement trompés et la tentation de basculer dans la violence ou – pire peut-être ? – la résignation.
De quelques prothèses pour réduire cet écart…
Trois pistes vont être principalement explorées pour résorber cet écart : les « classes spécialisées », le « soutien » et « l’individualisation ». Les « classes spécialisées » existaient avant le collège unique : mais elles vont vite réapparaître au sein de ce dernier. Un des exemples les plus intéressants de cette tentative est la mise en place des « quatrièmes et troisièmes technologiques ». Le projet est généreux : on prend acte des difficultés que rencontrent certains élèves pour accéder à l’abstraction et à la formalisation des savoirs académiques et on leur propose une « pédagogie du projet technologique » censée leur permettre d’accéder aux mêmes savoirs que leurs camarades, mais par la médiation d’une fabrication-conceptualisation accompagnée de manière exigeante. Je peux témoigner, ici, de la qualité exceptionnelle des recherches et travaux menés dans ce cadre… et qui pourraient encore profiter aujourd’hui à bien des élèves de collège, peut-être même à tous ! Mais, néanmoins, ces classes seront supprimées en 1992 par Jack Lang et en 1993 par François Bayrou. C’est que chacun convient finalement que la générosité des intentions, même assortie d’un travail pédagogique de qualité, ne parvient pas à renverser la logique immanquablement ségrégative des « classes spécialisées » : conçues comme une manière de faire accéder tous les élèves aux mêmes savoirs par des voies différentes, elles ne les ramènent guère dans les cursus « normaux » et s’enkystent inévitablement dans le système comme des voies de relégation. De plus, on y envoie systématiquement « le dernier wagon » sans s’apercevoir qu’une fois ce dernier wagon détaché, il y a encore un dernier wagon qui sera lui-même détaché à l’aiguillage suivant…
C’est une des raisons pour lesquelles René Haby avait préféré au principe des « filières » la formule du « soutien » : chaque semaine, en français, mathématiques et première langue vivante étrangère, les élèves, après avoir suivi les cours en classe complète, devaient être ventilés, selon leurs résultats en « soutien » ou « approfondissement ». Cette décision hebdomadaire – très exigeante pour les enseignants – avait un grand mérite : les contraindre à spécifier leurs objectifs et à proposer, à chacune et à chacun, un travail complémentaire en fonction de ses besoins. Pour autant, le « soutien » n’a guère fonctionné : jugées insuffisantes pour permettre de rattraper les retards importants de quelques-uns, les heures de soutien ont été systématiquement utilisées en classes complètes, pour « terminer le programme », avec toutes et tous ! Et puis, les pédagogues n’ont pas manqué de faire remarquer que le « soutien » relevait d’une confusion fâcheuse entre le qualitatif et le quantitatif : utile pour certains – les élèves plus lents, ayant besoin de recevoir des explications ou de faire des exercices supplémentaires -, il s’avérait inefficace pour ceux qui avaient besoin d’une « pédagogie du détour » – d’une véritable « alternative pédagogique » – et à qui l’on ne proposait pas « autre chose », mais simplement, au risque de renforcer leur échec, voire leur rejet scolaire, « un peu plus de la même chose »… Ainsi, en réalité, quand, en 1985, Jean-Pierre Chevènement supprimera et « banalisera » les heures de « soutien », elles n’existent déjà quasiment plus nulle part.
Et c’est petit à petit que va émerger la notion d’individualisation. Certes, celle-ci n’est pas nouvelle puisqu’on la trouve aux États-Unis, avec Miss Parkhust et le « Plan Dalton », dès 1905, puis, chez Edouard Claparède, dans L’école sur mesure, en 1921, et chez Henri Bouchet dans son ouvrage intitulé précisément L’individualisation de l’enseignement, en 1933. Ces deux ouvrages ont d’ailleurs eu un succès et un retentissement considérables en leur temps, mais ils sont largement tombés dans l’oubli quand la notion réapparait dans les années 2000. C’est qu’à ce moment là, et systématiquement, l’individualisation – associée, dans un modèle pharmaceutico-médical, à la « remédiation » (2) – est pensée sur le mode de l’externalisation. Il s’agit, pour le professeur, de « diagnostiquer » les difficultés des élèves afin de proposer un « traitement » adapté à chacune et à chacun, mais le plus souvent à l’extérieur de la classe : du « projet personnalisé de réussite éducative » au « suivi individualisé », de « l’aide aux devoirs » aux « Cordées de la réussite », on propose à des élèves devenus des patients, une « remédiation », en dehors de « l’activité pédagogique ordinaire », par des « personnes ressources », voire des « intervenants extérieurs ».
L’École toute entière se met ainsi à fonctionner comme une gigantesque centrifugeuse, renvoyant toujours plus loin du « cœur du réacteur », la question de l’apprendre et de son accompagnement. Au point que certains enseignants de classes primaires n’hésitaient pas à affirmer, en 2011, que « la classe était devenue un lieu où l’on passe son temps à évaluer les élèves pour voir s’ils ne seraient pas mieux ailleurs ! » Actuellement, les choses n’ont guère évoluées d’ailleurs : une enquête récente auprès d’un ensemble de quarante-six collèges montre que plus de 72% de ce qui est recensé comme « innovations pédagogiques » par l’institution consiste à mettre en place des dispositifs externalisés de suivi et d’accompagnement…
Le danger de ce mouvement est évidemment très grand : dévitalisation de l’activité pédagogique en ce qu’elle a d’essentiel – la transmission à tous, au sein de la classe, de savoirs mobilisateurs -, déresponsabilisation en chaîne des acteurs et, à terme, si cette évolution se poursuit « naturellement », privatisation de ces dispositifs, avec toutes les injustices sociales que cela entraînera. Ce n’est pas un des moindres paradoxes, en effet, que de voir à quel point ce qui est présenté comme un moyen de lutter contre les inégalités se trouve pris dans un mouvement global qui les renforce en légitimant de facto l’appel systématique à des aides individuelles extérieures à l’institution. L’École elle-même est ainsi remise en cause dans son projet institutionnel et politique propre, qui n’est pas seulement d’ « apprendre », mais d’ « apprendre ensemble ». C’est pourquoi Marcel Gauchet a raison d’écrire : « L’institution scolaire s’épuise à poursuivre le contraire de ce qui la constitue comme institution en se moulant sur les demandes individuelles et les parcours singuliers » (3). « S’épuise », en effet : le mot est bien choisi, tant on observe aujourd’hui, tout à la fois, l’affaissement des valeurs du collectif dans l’École et la fatigue immense de ses acteurs.
Le « socle commun » : mettre l’exigence de démocratisation de la réussite au cœur du système
Ainsi l’échec – ou, au moins, la grave insuffisance – des politiques de « classes spécialisées », de « soutien » et d’ « individualisation » appelle-t-il un geste politique fort qui déplace le problème et manifeste l’exigence de « démocratisation de la réussite » non par la mise en place de prothèses ou d’étayages externes, mais bien dans ce qui structure la transmission même des savoirs pendant la scolarité obligatoire. C’est précisément le projet du « socle commun ». Il apparaît, pour la première fois, en tant que tel, à la suite de la consultation conduite par Claude Thélot dans la Loi d’orientation de 2005 (4). Ses ambitions : donner enfin un contenu opérationnel au projet démocratique de « l’école fondamentale »… permettre une lisibilité maximale, pour les enseignants et les parents, des exigences de la Nation envers ses enfants… faciliter le pilotage de l’action pédagogique par les maîtres en leur permettant, chaque fois que c’est nécessaire, de différencier leur pédagogie… bref, garantir l’acquisition des « fondamentaux de la citoyenneté ».
Sans entrer dans l’analyse approfondie qui serait requise ici, notons que la mise en place de ce « socle commun » s’est heurtée, d’emblée, à plusieurs obstacles majeurs : la coupure, quasiment ontologique en France, entre l’école primaire et le collège, la juxtaposition problématique d’un socle et de programmes n’obéissant pas du tout à la même logique, l’ambiguïté et le flottement terminologique des termes utilisés (compétences, capacités, connaissances, savoirs, etc.), la complexité baroque du Livret personnel de compétences qui semblait mettre sur le même plan des « compétences » aussi hétérogènes que « savoir attacher une pièce jointe à un courriel » et « adapter son mode de lecture à la nature du texte proposé et des objectifs poursuivis »… Il n’est donc pas étonnant que cette première mouture du socle ait été, tout à la fois, fortement critiquée et largement ignorée par des enseignants qui n’y ont vu qu’une épreuve technocratique supplémentaire, ajoutée artificiellement, par une hiérarchie plus soucieuse de contrôle que d’accompagnement, à un métier déjà fort difficile à exercer.
La deuxième mouture du socle, publiée en juillet 2014, représente, au regard de cette première tentative, un progrès significatif. On peut, en effet, parmi bien d’autres éléments, en retenir quelques points saillants : connaissances et compétences ne s’opposent plus mais contribuent, ensemble, à l’appropriation d’une culture commune ; le socle se présente clairement comme la matrice des programmes futurs ; l’élève est pris en compte dans toutes ses dimensions, y compris la maîtrise des émotions et la créativité ; la compréhension du monde et du sujet dans le monde sont clairement identifiées comme des objectifs fondamentaux ; les enseignants sont invités à « planifier et choisir la façon la plus pertinente de parvenir aux objectifs (du socle) en combinant les démarches qui mobilisent les élèves et centrent leurs activités et celles de la classe sur des enjeux intellectuels riches de sens et de progrès »… et, pour cela, le nouveau texte du socle évoque – rapidement, après chaque chapitre – les « champs d’activités » possibles.
Le socle commun : une exigence sociologique qui laisse de côté l’urgence anthropologique
Ainsi, même si l’on peut légitimement discuter telle ou telle formulation, regretter des redites et croisements intempestifs, voire contester la classification proposée en cinq grands domaines, ce nouveau socle reste un texte intéressant. Il constitue, effectivement, une présentation acceptable des « fondamentaux de la citoyenneté ». Mais est-il clair, pour autant, sur « le fondamental » de l’École ? Cela est moins sûr ! Certes, on entend bien Marie-Claude Blais, membre du Conseil supérieur des programmes, affirmer qu’ « une fois le socle défini, la pédagogie reprend ses droits » (5), mais a-t-on, pour autant, écarté toute ambiguïté sur le statut de ce texte ? Car, à mes yeux, l’enjeu essentiel reste que, s’il faut enseigner le socle, on n’enseigne pas que le socle et, surtout, on n’enseigne pas par le socle.
Pour employer une métaphore – facile mais parlante – le socle est un « tableau de bord », mais il ne peut, en aucun cas, se substituer au « moteur ». Les objectifs du socle explicitent les objectifs que les élèves doivent atteindre ; ils ne décrivent nullement ce qui est susceptible de les mobiliser. Pas plus, d’ailleurs, qu’ils ne dispensent d’une réflexion inventive de la part des maîtres sur les voies – les médiations et les méthodes – qui permettent cette mobilisation et l’engagement actif dans l’apprentissage. En d’autres termes, si le socle renvoie à une demande sociale – légitime – de la société envers son école, il ne répond pas à l’urgence anthropologique à laquelle notre École est aujourd’hui confrontée. En effet, à l’époque du « capitalisme pulsionnel », quand la machinerie publicitaire et médiatique exhorte nos enfants, sur tous les écrans possibles, au passage à l’acte immédiat et systématique, quand nos élèves sont massivement poussés à « prendre leur pied plutôt qu’à se prendre la tête », le problème majeur des enseignants est bien de les mobiliser sur les savoirs, de leur transmettre le désir d’apprendre et de leur faire découvrir la joie – contagieuse – de comprendre. Or, le socle explicite les résultats que l’institution scolaire veut garantir pour tous ses élèves, mais il ne dit rien de ce qui peut donner sens à cette institution et qui se passe ailleurs, sur une autre scène, la scène pédagogique.
Entendons-nous bien : il n’est pas question de reprocher au socle de ne pas dire ce qui ne relève pas de son projet. Il est encore moins question de dénier à une société le droit – le devoir même, à mes yeux – d’expliciter les connaissances et compétences dont elle juge la maîtrise indispensable par toutes et tous. Mais il est essentiel de rappeler que ces exigences ne sont pas, en elles-mêmes, des « objets pédagogiques », au sens où elles ne peuvent en rien exonérer le maître de la mise en scène de la rencontre des savoirs, en ce qu’ils représentent, selon la belle formule d’Olivier Reboul, « ce qui libère et ce qui unit » (6) : ce qui libère du narcissisme initial, de l’égocentrisme enfantin et du fantasme de la toute-puissance, ce qui libère des préjugés de tous ordres, des certitudes claniques, de la suffisance des « je sais tout » et du fatalisme des « ce n’est pas possible »… ce qui unit aussi, en aidant à désintriquer les « croire » singuliers des « savoirs » communs, en permettant d’accéder aux questions fondatrices à l’origine de toutes les œuvres, en reliant ce que chacun à de plus intime avec ce qui peut être le plus universel… bref, en faisant participer chacune à chacun à l’aventure des savoirs, en ce qu’elle a de plus subversif, en ce qu’elle nous délivre – toujours fragilement, mais nous n’avons guère d’autres choix ! – de la solitude et de l’égoïsme, de la séduction des apparences comme de la médiocrité des lieux communs.
Considérons donc le socle tout au plus comme un « cahier des charges » et évitons d’en faire un paradigme pédagogique. Évitons plus que tout de structurer nos enseignements avec le socle et d’ « enseigner le socle », au risque de réduire nos classes à un « parcours de l’écolier », assorti d’un « casier scolaire » plus ou moins bien utilisé, technocratique et vide de sens. Le socle n’a rien de cette « saveur des savoirs » dont Jean-Pierre Astolfi faisait si bellement l’éloge (7). La « saveur des savoirs » est ailleurs : elle est dans les œuvres par lesquelles les humains ont tenté de comprendre le monde et de subvertir toutes les fatalités… mieux encore, elle est dans les « chefs d’œuvre » qui ouvrent nos élèves à l’intelligence des êtres et des choses, qui témoignent que l’exigence intellectuelle et le plaisir de comprendre peuvent mettre en route tous ceux et celles qui, n’ayant pas trouvé leur panoplie de bon élève au pied de leur berceau, y trouveront de quoi se mobiliser et accéder, bien plus encore qu’à la réussite scolaire, au « cercle de l’humain ».
Des « fondamentaux » au « fondamental » : vers une « pédagogie des chefs d’œuvre »
C’est pourquoi je propose qu’à côté du socle qui constitue le référentiel final de la scolarité obligatoire, l’on promeuve délibérément une « pédagogie du chef d’œuvre » (8). Chefs d’œuvres hérités de notre histoire et dont la rencontre permet d’accéder à la jouissance fondatrice du partage de « l’humaine condition ». Chefs d’œuvres réalisés par les élèves eux-mêmes qui, loin de toute répétition d’exercices stéréotypés, permettent de rencontrer des obstacles cognitifs, intellectuels et techniques que l’on apprend à surmonter pour progresser, et à dépasser pour se dépasser… Chef d’œuvres artistiques et scientifiques qui permettent d’entrer dans l’aventure des savoirs et d’être associé au projet qui a permis leur émergence. Chefs d’œuvres documentaires ou technologiques, dossiers ou maquettes, réalisations de toutes sortes, qui permettent de mobiliser connaissances et compétences pour devenir soi-même « faiseur de culture ». Chefs d’œuvres qui donnent à comprendre le monde pour se comprendre dans le monde, chefs d’œuvres qui permettent à un sujet de construire des objets où il met le meilleur de lui-même pour, selon la belle formule de Pestalozzi, « se faire œuvre de lui-même ».
C’est ainsi que l’on passe des « fondamentaux » au « fondamental », de la juxtaposition de compétences à l’engagement comme « être de culture » dans un monde où l’on n’est plus simplement assujetti à reproduire, mais appelé à s’engager. Un monde où l’on accède, tout à la fois, aux savoirs et à la pensée, aux connaissances et aux « humanités ». Car « les humanités », contrairement à ce que propose Jean-Michel Blanquer, en se référant – abusivement à mes yeux – à Edgar Morin (9), ne sont pas le « couronnement » d’une démarche d’apprentissage qui viendraient comme un « supplément d’âme » après que les « préalables » techniques aient été acquis. « Les humanités », c’est ce qui donne à tous les savoirs, depuis les « apprentissages premiers » – la lecture, l’écriture et le calcul mais aussi les rituels sociaux nécessaires à la structuration de tout collectif – jusqu’aux recherches scientifiques les plus poussées, des savoirs les plus techniques jusqu’aux théories les plus abstraites, leur dimension proprement humaine, leur caractère mobilisateur pour un sujet à qui l’on propose d’apprendre, pour un élève à qui l’on enjoint de « s’élever ».
Les sociologues ne cessent de nous le répéter : il n’y a plus aujourd’hui – si tant est qu’il n’y ait jamais eu – d’adéquation spontanée entre le projet des institutions et les projets des personnes qu’elles sont chargées d’accompagner. Ne rêvons pas à une miraculeuse coïncidence entre les aspirations de nos élèves et les attentes de la société à l’égard de son École. On ne peut espérer qu’une chose : qu’elles se rencontrent à travers des médiations qui, tout à la fois, mobilisent les enseignants comme leurs élèves et leur permettent d’accéder ensemble aux savoirs que la Nation a fixé comme objectifs au système scolaire. C’est pourquoi il est si important de lutter contre cette « prolétarisation » des professeurs que dénonce si justement Bernard Stiegler (9) : quand les personnes ne sont plus appelées à chercher et à inventer, mais réduites à obéir à des injonctions technocratiques ; quand les enseignants ne sont pas invités à partager la culture qui les fait vivre, mais réduit à cocher des cases et à remplir des tableaux Excel, quand ils ne sont plus en mesure d’utiliser les outils à leur service, mais doivent se mettre au service de ces outils. Or, c’est peu de dire que cette « prolétarisation » est à l’œuvre. D’autant plus à l’œuvre que la formation pédagogique des maîtres – initiale et continue – est aujourd’hui réduite à la portion congrue !
Réjouissons-nous donc de voir un nouveau « socle commun » sortir des limbes. Mais restons extrêmement vigilants pour qu’il ne vienne pas étouffer toute initiative pédagogique pour mobiliser les élèves sur les savoirs et la culture. Méfions-nous de l’illusion qui consiste à croire que, quand on a défini des objectifs, on a construit, de facto, des situations d’apprentissage. Reconnaissons que l’école doit rendre lisible ses exigences et rendre des comptes aux citoyens sur ses résultats, mais n’étouffons pas, sous la pression sociale et le « progressisme administratif », le nécessaire « progressisme pédagogique » sans lequel les enseignants risquent de sombrer dans le découragement et la dépression (11). Pas plus que les « compétences », à elles seules, ne peuvent mobiliser les élèves sur les savoirs et la culture, le « progressisme administratif » ne peut mobiliser les enseignants… Et permettez à un universitaire, qui sera, dans une semaine, « rayé des cadres » de l’Éducation nationale -, de rappeler que si la rigueur scientifique – que l’on ne doit pas confondre avec la foi aveugle en la science, qui, elle, n’a rien de scientifique ! – est éminemment nécessaire en « sciences de l’éducation », donner de l’espoir et communiquer de l’enthousiasme aux enseignants, susciter la passion d’enseigner et le désir d’apprendre n’a, finalement, rien de méprisable. (12)
Philippe Meirieu
NOTES :
(1) Ce texte reprend les éléments d’une communication effectuée le 15 novembre dans le cadre des « Controverses de Descartes » et d’un débat avec Jean-Michel Blanquer sur le socle commun.
(2) Cf. mon analyse de ce modèle dans « Richesses et limites du modèle médical en éducation » : http://www.meirieu.com/ARTICLES/GFEN_modele_medical.htm
(3) Marcel Gauchet, Marie-Claude Blais, Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Stock, Paris, 2014.
(4) Je renvoie, à ce sujet, aux analyses très informées de Claude Lelièvre qui montre que le principe d’une « culture commune » a émergé dès la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et que, lors de sa première officialisation, en 2005, le « socle » a bien failli ne pas être « commun ». Cf., en particulier, Claude Lelièvre, Des idées en mouvement, n° 222, novembre-décembre 2014, p. 10. Voir également le dossier paru dans La Revue de l’éducation, N°2, octobre-novembre 2014, pp. 21 à 29. Cf. aussi Le Café pédagogique
(5) Marie-Claude Blais, « Le savoir, c’est du commun », Des idées en mouvement, n° 222, novembre-décembre 2014, p. 12.
(6) Olivier Reboul, La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, 1989.
(7) Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs – Disciplines scolaires et plaisir d’apprendre, Paris, ESF, nouvelle édition 2014.
(8) Philippe Meirieu (et col.), Le plaisir d’apprendre, Paris, Autrement, 2014.
(9) Jean-Michel Blanquer, L’école de la vie, Paris, Odile Jacob, 2014.
(10) Cf. le dictionnaire d’Ars Industrialis : http://arsindustrialis.org/prolétarisation
(11) Cf. ma précédente chronique dans Le Café pédagogique
(12) Je ne saurais trop, à cet égard, renvoyer à Daniel Hameline et à la conclusion de son très bel ouvrage Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Paris, ESF, 2000.
Lire la suite : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/11/21112014Article635521514572408974.aspx