In Le Nouvel Observateur – le 17 septembre 2013 :
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Cette rentrée, Vincent Peillon élargit le nombre d’enfants scolarisés avant 3 ans. Est-ce une bonne idée ? Questions à Agnès Florin, spécialiste de la question.
C’est l’une des importantes nouveautés de cette rentrée : Vincent Peillon entend favoriser l’accueil à l’école des enfants de moins de 3 ans, en particulier ceux qui sont issus des familles les moins favorisées. Un mouvement inverse à celui conduit par les ministres de droite depuis dix ans et qui a un objectif revendiqué : "Scolariser un tiers des enfants des secteurs sensibles d’ici à 2016". Afin de leur permettre de combler des lacunes scolaires et comportementales.
Mais est-ce une bonne idée d’éloigner si précocement les enfants de leurs familles ? Questions à Agnès Florin, professeure en psychologie de l’enfant et de l’éducation à l’université de Nantes, et spécialiste des questions de scolarisation des tout-petits.
Vous avez conduit plusieurs études comparatives sur le niveau des enfants lors de leur entrée au CP : avez-vous constaté qu’une scolarisation avant 3 ans était un plus pour eux ?
– Si l’on compare des enfants nés le même mois et issus des mêmes catégories sociales, on constate effectivement un impact positif à l’entrée au CP, notamment sur ce qu’on nomme les "compétences langagières". Mais cet apport est observable uniquement chez les enfants des milieux les moins favorisés. Pour les autres, il n’est pas significatif.
Donc la volonté de Vincent Peillon de réserver ces classes aux enfants les plus modestes est frappée au coin du bon sens ?
– Plutôt, oui. Mais il faut préciser une chose : on sait que l’impact de cette scolarisation précoce ne compensera pas les retards entre les enfants selon leur trimestre de naissance [ceux qui sont nés en fin d’année connaissent en moyenne plus de difficultés scolaires que ceux qui sont nés au début, NDLR], ni les écarts sociaux. Disons donc que la mesure va dans le bon sens, mais qu’elle ne résoudra pas les inégalités constatées de longue date.
Est-ce que le ministère prend cette problématique complexe par le bon bout ?
– Je constate en tout cas que Vincent Peillon a publié une circulaire tout à fait pertinente sur le sujet. Je ne sais pas si elle sera partout suivie d’effets sur le terrain, mais il est rappelé ce point essentiel : la scolarisation des moins de 3 ans doit être inscrite comme un vrai projet de l’école. Il ne s’agit pas de faire de la "maternelle" avec un nombre d’heures moins important, sinon cela serait contre-productif. Il faut un local et du matériel adapté, du personnel formé aux problématiques propres de la petite enfance… Entre les grands principes et l’application, il y a parfois un écart. On a trop vu, par le passé, des écoles ouvrir des classes pour les moins de 3 ans plus pour conserver un poste de professeur des écoles, plus qu’avec un vrai projet pédagogique en tête.
Mais est-ce que l’école française est prête pour l’accueil des 0-3 ans ?
– Je ne veux pas faire de généralités, car bien sûr, on trouve des écoles avec des projets formidables. Mais globalement, quand elle scolarise les tout-petits, l’école française associe trop peu les parents. Certains pays, notamment de l’Europe du Nord, ont compris que les parents sont des co-éducateurs et qu’il est essentiel pour faire réussir l’enfant de bien les associer au projet scolaire – a fortiori quand il s’agit de familles modestes, les moins au fait des usages de l’école. En France, on ignore complètement la langue parlée à la maison par l’enfant quand il est d’origine étrangère. En Allemagne, pour ne prendre que cet exemple, l’école s’appuie sur un personnel qui parle le turc pour s’adresser aux enfants d’origine turque : cela lui permet d’entrer plus progressivement, plus en douceur en contact avec ce qui sera la langue des apprentissages.
Au fond, est-ce une si bonne idée d’éloigner si tôt les enfants du logis familial ?
– J’ai toujours prôné l’accueil des petits enfants dans des structures qui s’occupent d’eux – l’école, mais aussi les crèches qui mettent souvent en place des programmes de qualité. En le plaçant dans une structure d’accueil, on inscrit plus tôt un enfant dans le corps social, ce qui garantit une meilleure socialisation plus tard. L’école est quand même ce qui nous permet de "tenir" ensemble. Un enfant isolé de la société, qui ne côtoie que ses parents, voire que sa mère, aura plus de mal pour travailler en groupe, avec des adultes qu’il ne connaît pas. C’est un handicap objectif.
Jean-Marc Ayrault ne prend-il pas ses rêves pour des réalités en affirmant que la scolarisation des moins de 3 ans à Marseille participera à la baisse de la délinquance ?
– Il est impossible d’établir un lien mécanique entre scolarisation précoce et baisse de la délinquance. Mais il faut rappeler ce qui se dit trop peu : plusieurs études internationales soulignent combien une éducation de qualité entre zéro et 3 ans influence la trajectoire de réussite scolaire, la santé physique et psychologique des futurs adultes et même leur insertion professionnelle !
Propos recueillis par Arnaud Gonzague – Le Nouvel Observateur