In Enjeux pédagogiques- Bulletin de la Haute Ecole pédagogique de Berne, Jura et Neufchâtel :
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"Comprendre la difficulté scolaire : enjeu pédagogique, enjeu politique.
La problématique de l’échec scolaire apparaît en France dans les années qui suivent la mise en oeuvre des lois Berthoin (1959), instaurant la prolongation de la scolarisation à 16 ans, et Haby (1975), instituant le collège unique. Celles-ci conduisent nombre d’élèves à vivre leur « métier d’élève » dans un cadre auquel autrefois ils n’auraient pas eu accès, et dont la forme comme les méthodes demeurent pourtant inchangées. Quant à la question de la déscolarisation, elle émerge à l’agenda des politiques publiques sous des formulations variées ("décrocheurs", "déscolarisés", "perdus de vue", "absentéistes") à la fin des années 1990, en lien avec des préoccupations d’ordre public (prévenir les risques
de délinquance) autant sinon plus que comme question liée à la démocratisation des apprentissages. Problème autant politico-médiatique que scientifique, il est le lieu d’un conflit des interprétations, dont l’intérêt n’est pas que théorique, mais induit la nature des réponses qui lui seront apportées. Comprendre le décrochage scolaire : un enjeu pédagogique Les approches du phénomène sont multiples et parfois antagonistes. Dans l’espace limité qui nous est imparti, nous
nous contenterons d’en évoquer trois types (et de manière nécessairement schématique) : – des approches de nature psychologique, psycho-cognitiviste…
Faisant porter la cause du problème sur l’individu et ses déficits, elles ne permettent pas de prendre en compte la totalité de l’expérience du jeune ni de travailler les pratiques et la relation pédagogique (autrement que, dans le meilleur des cas, sous l’angle de la didactique) ; – des approches comportementalistes (qui peuvent parfois croiser les précédentes) ; elles n’abordent ces questions qu’en termes de régulation de comportements souvent pathologisés ; – des approches autour des socialisations différenciées. Elles sont nombreuses : on pourrait se référer, entre autres, aux théories (scientifiques) de la reproduction
et à leur avatar, la théorie (de sens commun) du « handicap socioculturel ». Elles peuvent aboutir à poser la socialisation scolaire comme exclusive et seule pertinente et invalider les autres, ou à présenter la culture de l’école et celle des familles populaires comme irréductiblement antagonistes, ou encore à affirmer un relativisme culturel… Ces trois ensembles de postures conduisent nolens volens au fatalisme, soit par naturalisation ou médicalisation de la difficulté, soit en la situant exclusivement dans le social, soit en invalidant l’école comme outil de classe, ou, encore en la destinant de facto aux seuls élèves qui peuvent ou
savent en tirer profit… Force est de constater que les deux premières approches (psycho-cognitivisme et comportementalisme) connaissent aujourd’hui un fort succès politico-médiatique, avec la résurgence des vieilles lunes de l’« idéologie du don »1. En l’absence d’une réelle prise en compte des travaux nombreux existant pourtant à ce sujet dans le champ des sciences de l’éducation, ces lectures hâtives contribuent aux régressions multiples observables aujourd’hui
dans certains milieux (remise en question de la scolarité jusqu’à 16 ans, du collège unique, réponses sécuritaires, acceptation d’une école qui ne serait destinée qu’aux plus « méritants », pendant que se multiplieraient les exclus
du système). Et pourtant il n’y a pas de fatalité ! Les expériences de terrain et nombre de recherches nous montrent que, si les corrélations entre exclusion sociale et échec scolaire perdurent (voire qu’elles se renforcent parfois), celles-ci
ne sont pas prédictives : nombre de jeunes de classe populaire, ceux que J.-P. Terrail nomme « les transfuges »2, réussissent à l’école.
En fait, pour mieux comprendre les processus complexes à l’oeuvre dans le décrochage scolaire, il nous faut penser de manière combinatoire ce qui se joue au sein de l’école et ce qui se joue dans l’environnement social et familial du
jeune. Comme le soulignent M. Millet et D. Thin3, les ruptures se font toujours via les interactions entre plusieurs registres de difficultés (conditions familiales, sociabilités juvéniles, trajectoires scolaires, contextes sociaux et productions
institutionnelles…) ; un élément peut faire basculer dans la rupture ; et à l’inverse un seul élément peut faire aussi levier pour sortir de la spirale de la rupture ou
de la « désaffiliation ». Et, loin d’être impuissante ou réduite à un rôle de (re)
production des inégalités sociales, culturelles et scolaires, l’école peut beaucoup. Deux rapports successifs des Inspections générales du ministère de l’Éducation nationale4 sur les zones d’éducation prioritaires ont montré par exemple
que certains facteurs étaient de véritables leviers de réussite : par exemple l’« effet établissement », l’« effet maître », ainsi que le maintien d’un haut niveau d’exigence à destination des élèves. À condition de sortir du discours contreproductif sur le « handicap socioculturel » et de faire en sorte de dissiper les « malentendus » sociocognitifs5 entre l’école, les élèves et les familles sur la nature et le pourquoi des attentes de l’école, en travaillant sur le rapport au savoir
des jeunes6, sur la mise en apprentissage des élèves7, en remettant en cause la manière dont l’institution scolaire peut contribuer aussi à les absenter."