In les Cahiers pédagogiques :
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Philippe Watrelot, observateur des opinions et des mouvements depuis de nombreuses années, présente sur son blog une analyse de la situation actuelle, entre erreurs et blocages. Vers une mobilisation toutefois ?
Alors que les tensions s’accumulent sur l’Éducation Nationale et que la refondation de l’École n’est pas encore arrivée au Parlement, il m’a semblé utile de rassembler mes réflexions sur ce sujet. C’est aussi l’occasion de marquer mon retour dans le commentaire et l’analyse après une période d’absence beaucoup trop longue.
Pour comprendre la situation, il faut analyser les erreurs commises par Peillon et son équipe mais il faut aussi se garder comme on le fait si souvent en France de juger et condamner une politique avant même qu’elle soit mise en œuvre. De nombreux blocages existent et il faut les mesurer.
Et pour relativiser la portée de cette analyse, il me semble important de souligner aussi que l’accumulation des préalables, la discussion sur la méthode (« on aurait du faire autrement » , « on aurait dû commencer par autre chose » …) peut aussi servir à justifier l’immobilisme. Après la discussion, l’action ?
Des « erreurs » explicables mais qui peuvent compromettre la refondation
Quelles erreurs Vincent Peillon a t-il commises ? Lorsque je l’avais rencontré (au nom du CRAP-Cahiers Pédagogiques) lors des consultations organisées par l’équipe de campagne de François Hollande, j’avais été frappé par son obsession sur les rythmes et j’avais dit à l’époque qu’il me semblait curieux de commencer par cela. Tout en admettant que, face à une réforme systémique, si l’on touchait à un aspect, les autres viendraient ensuite. Par exemple, la question des rythmes devait forcément poser également la question des contenus enseignés et d’une évolution des programmes (ce que je pensais, et pense toujours, crucial).
Pourquoi Peillon était-il obsédé par les rythmes ? J’émets deux hypothèses en apparence contraires mais complémentaires. La première est de se dire qu’en attaquant par cet aspect très complexe et impliquant de nombreux acteurs, et cela avant les municipales de 2014, il serait plus facile après de s’attaquer au reste. D’autant plus, et c’est la deuxième hypothèse, que si cela semblait complexe, on pouvait aussi penser que le terrain était bien balisé et qu’il y avait un consensus sur cette question. Rappelons qu’il y a eu avant une commission sur les rythmes (co-présidée par Christian Forestier) où l’on constatait un accord sur la nécessité de revenir aux quatre jours et demi. Et les syndicats semblaient tous d’accord là dessus. On pouvait donc raisonnablement penser que débuter par les rythmes était finalement une bonne idée, même si Chatel s’était bien gardé d’appliquer les recommandations de la commission avant les élections.
Il est toujours facile de « refaire le match » et de pointer les erreurs de tel ou tel, après coup. On peut admettre qu’il y a eu une erreur d’appréciation des difficultés concrètes de mise en œuvre et notamment du malaise enseignant. Mais on peut aussi se dire qu’il y avait des signes qui permettaient de penser qu’on pouvait espérer une issue positive à la question des rythmes avant de passer à autre chose.
Mais nous en sommes là aujourd’hui. Et la question des rythmes semble « polluer » le débat sur la refondation de l’école et même dangereusement faire douter de la capacité à mener la suite du projet.
Une autre erreur a été, me semble t-il dans le rythme de la réforme et là aussi cela a à voir avec des erreurs d’appréciation. Vincent Peillon se prépare depuis deux ans à ce poste. Et le PS (avec Bruno Julliard) a préparé un projet sur l’école durant les dernières années. Avant même les élections et même la campagne présidentielle, il y a eu de très nombreuses consultations des partenaires sociaux (les syndicats) et même les mouvements pédagogiques. L’idée initiale était donc de faire une réforme très rapidement dès les premiers mois de présidence. Ce qui permettait aussi de lutter contre une résistance au changement présente dans toute structure en profitant de « l’état de grâce ». Le premier calendrier qui était évoqué le montre bien : initialement la loi devait être votée en octobre-novembre ! On pensait là aussi que le terrain était suffisamment balisé par les consultations préalables. Et surtout, l’enjeu était d’enclencher des réformes très rapidement car les effets des décisions prises dans le domaine de l’éducation sont très longs à venir. Le temps de l’École n’est pas le temps du politique ! Et les premiers effets auraient été à peine visibles à la fin du mandat de François Hollande. Mais il en a été autrement. « On » (Ayrault ? Hollande ?) a d’abord imposé à Vincent Peillon une « concertation » durant l’été. Une concertation impliquant les fameux « corps intermédiaires » déjà impliqués dans les consultations d’avant la présidentielle. Celle-ci, n’impliquant pas les enseignants « sur le terrain » (même si, je me répète, nous étions un certain nombre à avoir cette caractéristique), aurait pu se justifier si le rythme avait été maintenu. Une loi élaborée rapidement et votée avant la fin de l’année 2012. Mais le calendrier n’a cessé d’être retardé et cela a donné prise à la critique formulée par plusieurs observateurs de ne pas avoir pris la peine de consulter et d’impliquer l’ensemble de la profession.
Et ce recul des délais a donné de l’espace aussi au retour des postures syndicales et des négociations avant même la loi. Alors qu’il aurait été plus pertinent de fixer un cadre et de négocier l’application ensuite.
Ce problème de timing est aujourd’hui au cœur de la difficulté dans laquelle se trouve Vincent Peillon. Car, plus on tarde, plus on est dans le « bricolage » et dans le maintien de l’existant . Et plus on tarde, plus on court le risque de ne pas voir les effets de la « refondation » avant longtemps…
« Refondation », « réforme », quel terme employer ? L’usage des mots est de l’ordre du symbole et est un élément important de l’activité politique. L’usage du mot « refondation » est, à mon sens, une habileté de Vincent Peillon mais elle peut se transformer en erreur. Le mot de « réforme » est en effet un mot piégé. J’ai souvent dit et écrit que ce terme induit que tout ce qui précédait est bon à mettre « à la réforme ». Et dans un métier qui est vécu bien (trop) souvent sur le mode de l’intime, et où il est de fait difficile de dissocier le geste professionnel et la personne, la critique du système éducatif est vécu par certains comme une remise en cause personnelle. Une lettre d’une membre du collectif des dindons qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux et qui commence par une anaphore (« l’illettrisme… j’assume », « le décrochage scolaire… j’assume », etc. ) en est une belle illustration. Parler de refondation était donc habile car cela permettait de contourner cette difficulté et même d’offrir par ce vocabulaire lyrique une synthèse susceptible de plaire à la fois aux pédagogues qui veulent faire évoluer l’école et aux « républicains ». Mais l’effet pervers de l’usage d’un tel mot c’est de créer une attente forte (« refonder » ce n’est pas rien…) et de s’exposer à la critique devant la modestie des mesures mises en œuvre. C’est peut-être aussi ce qui est en train de se passer. Notons d’ailleurs que dans le vocabulaire employé par les médias et les acteurs de l’école, le mot « refondation » a de moins en moins la cote et que l’on parle de plus en plus de « réforme »…
La dernière « erreur » de Peillon (et du gouvernement) réside dans l’absence de marges de manœuvre. Mais pouvait-il en être autrement ? Dès la campagne présidentielle, François Hollande a fait de l’éducation sa priorité. Et il a « mis sur la table » les 60 000 postes à récréer. Et ce n’est pas rien ! On peut penser, c’est mon cas, que c’est un élément important de sa victoire et du vote d’une partie de l’électorat de gauche et en particulier des enseignants. Mais une fois cette annonce faite, il n’y avait plus rien à « dealer », tout avait été mis sur la table… Dans cette perspective, il devient alors très difficile de répondre aux revendications (légitimes mais injouables dans le contexte budgétaire) d’augmentation des salaires des enseignants ou même de rééquilibrage entre les enseignants du primaire et du secondaire. Et cela crée évidemment de la tension pour des enseignants qui voient dans la réforme en cours une nouvelle situation où ils « risquent » de perdre plus qu’ils ne gagnent. Et dans cette double contrainte cela oblige Vincent Peillon à être dans le registre des promesses et à courir le risque de se transformer en « Montebourg » de l’éducation…
L’Éducation Nationale (et la société française), c’est compliqué…
Tous les torts ne sont pas du côté du Ministère, loin de là. Faire bouger l’École et au delà la société française, c’est pas de la tarte… Essayons de repérer quelques-uns des blocages qui sont aujourd’hui à l’œuvre.
L’ Éducation Nationale, c’est d’abord une énorme machine bureaucratique avec un ensemble de hiérarchies intermédiaires et de procédures. Les unes produisent les autres pour continuer d’exister. On peut penser que dans la structure intermédiaire (inspection, administration centrale, présidents d’université, certains chefs d’établissement) tout le monde n’a pas intérêt à voir changer l’École. Car cela remettrait en question des « territoires » et entraînerait des enjeux de pouvoir. Le système a donc une force d’inertie et de résistance qui a bien souvent contribué à l’empilement des dispositifs et même la perversion de ceux-ci. Il suffit de voir comment le travail par compétences a souvent été transformé en « usines à cases » pour apprécier les dégâts. On peut aussi s’interroger sur les tensions qui sont à l’œuvre dans la mise en place des futures ESPÉ . Les enseignants sont conscients de cette pesanteur administrative et cela contribue à leur méfiance vis-à-vis de toute évolution vécue comme du travail en plus.
L’accumulation des procédures se traduit aussi bien souvent par un contrôle a priori qui exprime implicitement un manque de confiance dans les acteurs de l’éducation que sont les enseignants et conduit aussi à ce que l’on appelle le « travail empêché ». On fait son travail du mieux que l’on peut mais dans une structure qui dysfonctionne et qui ne permet pas de bien le faire.
Depuis le changement de majorité et de ministre, une bonne partie de la structure a continué à tourner comme avant et il y a eu peu de signes d’un réel changement dans le management de l’Éducation nationale. Cela a pu retarder la mise en œuvre des premières mesures et accréditer l’idée d’un changement a minima. Depuis quelques temps, on voit cependant des changements de personnes s’opérer. Mais plus que les personnes, c’est la relation de confiance entre les personnels qui est à reconstruire. Et cela prend du temps.
Peut-on réformer l’École ? Cette question a été posée dans la presse notamment après la grève des professeurs des écoles parisiens le mardi 22 janvier contre la réforme des rythmes. Beaucoup de commentateurs ont considéré que cette grève était incompréhensible ou injustifiée et ont mis en avant des réflexes « corporatistes » alors que d’autres avaient des avis plus nuancés. Il ne s’agit pas ici de dire qui a tort ou qui a raison. D’abord parce qu’il est difficile de voir une seule explication dans cette grève et dans les résistances qui sont à l’œuvre. Beaucoup d’enseignants étaient en effet sincèrement en attente d’une réforme plus ambitieuse. D’autres (ou les mêmes) sont dans la « crainte » d’une dégradation de leur situation. D’autres encore (ou les mêmes) considèrent qu’on aurait dû faire autrement… Et tout cela prend corps sur un malaise profond qui est le résultat de cinq ans de sarkozysme et de destruction de l’école, et au-delà, d’une dégradation des conditions de travail et du pouvoir d’achat des enseignants. Il est difficile alors d’être dans une seule forme d’explication.
Au risque (assumé) de m’attirer beaucoup de critiques, on peut quand même constater à la lecture de certains écrits que leurs auteurs ont la mémoire courte. On ne se souvient pas en effet de manifestations virulentes lors de la suppression du samedi matin il y a quatre ans. Car lorsqu’on parle d’une augmentation du temps de travail (ce qui est très discutable) on oublie que cette « réforme » néfaste ne date que d’il y a quatre ans… On semble aussi oublier que si Nicolas Sarkozy avait gagné le 6 mai 2012, nous serions en train de préparer une des pires rentrées de l’histoire, en attendant une prochaine encore pire. Et je ne suis même pas sûr que dans un tel marasme, cela aurait déclenché des grèves massives…
J’ai dit plus haut qu’une des erreurs commises par le gouvernement a été de griller toutes ses cartouches et de ne plus avoir de marges de manœuvre. Cela complique la tâche alors que le constat de la dégradation du pouvoir d’achat et de la faible rémunération est une réalité. Mais alors se posent deux questions. C’est d’abord celle de la justification ou non d’un traitement différent des enseignants par rapport aux autres fonctionnaires. Au nom de quoi ? Et par ailleurs, c’est plus largement la question de l’appréciation de la réalité de la crise et de la contrainte budgétaire et de l’austérité qui est posée. Mais là, on s’éloigne de la simple question enseignante et on voit bien qu’il y a aussi derrière ces revendications récentes une posture politique.
L’autre « erreur » repérée plus haut porte sur le périmètre de la concertation. Beaucoup de slogans revendiquent une « vraie » concertation laissant entendre que ce qui s’est réalisé cet été n’est pas légitime. Au passage, cela en dit long sur les dégâts du sarkozysme dans la délégitimation des « corps intermédiaires » et en particulier des syndicats. On a d’ailleurs vu ceux-ci être récemment obligés de faire évoluer leurs discours sous la pression de la “base”. Les tensions en interne sont vives.
Une concertation impliquant tous les personnels aurait-elle été plus efficace ? L’histoire récente de l’Éducation Nationale nous montre que les dernières consultations globales (Legrand, Thélot, Meirieu) n’ont pas eu forcément plus d’impact sur la transformation de l’École même si cela a eu un « effet pédagogique » et de prise de conscience collective. On pourrait (comme je le suggérais dans un billet précédent) concevoir aussi que la consultation porte non pas sur la loi mais sur l’application de cette loi. Si l’on considère que celle-ci fixe les grandes lignes et laisse suffisamment d’autonomie et de marges de manœuvre dont pourront se saisir les acteurs de l’éducation, alors ce pourrait être l’occasion d’un véritable changement de perspective dans l’Éducation Nationale. Passer d’un logique « top-down » à un véritable empowerement des personnels. Bâtir une École plus efficace avec des finalités claires et des procédures assouplies pour laisser la place à l’expertise des professionnels. Moins de hiérarchies intermédiaires et une responsabilisation des équipes. On peut rêver ?…
Mais cela risque de n’être qu’un rêve en effet, tant cela semble éloigné de la culture française marqué par un centralisme bureaucratique et déresponsabilisant. Dans la culture française et pas seulement enseignante, il est souvent plus facile et confortable de penser « global » que d’agir « local ». Nous ne sommes pas encore ou pas assez dans une culture de l’expérimentation et du « work in progress ». Il est souvent plus facile d’accumuler les préalables et de faire la liste des dérives possibles et des dangers de tel ou tel dispositif plutôt que de se lancer de manière optimiste dans son expérimentation et d’en tirer les enseignements après. On voit bien souvent le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. On peut dire que c’est une forme de procrastination collective qui peut conduire à l’immobilisme.
L’association dont je suis adhérent et aujourd’hui président (mais les propos tenus ici me sont personnels et n’engagent pas l’association) a pour slogan depuis longtemps « changer l’école pour changer la société, changer la société pour changer l’école ». Il faut se garder d’une mauvaise interprétation de cette phrase qui en ferait un slogan révolutionnaire. Il invite au contraire à un réformisme exigeant. Car le danger c’est d’attendre le « grand soir » et de penser qu’il suffirait de résoudre les problèmes de la société pour ne pas avoir à changer l’École. Or, le changement, il doit se faire aussi et d’abord dans ses pratiques dans sa classe, dans son établissement au quotidien, en se saisissant des marges de manœuvre qui existent quoi qu’on en dise. Si on attend que tous les moyens, toutes les conditions soient réunies, on risque au final de ne rien faire. S’il faut en effet garder en tête que la société doit changer et que l’acte éducatif, qui met en jeu des valeurs, a forcément une dimension politique, il ne faut pas tomber dans le travers qui consiste à négliger les changements de l’école. Il peut y avoir un « gaucho-conservatisme » tout aussi néfaste que la posture des conservateurs proprement réactionnaires et repliés sur une vision mythifiée d’une école élitiste et qu’il est impropre de qualifier de « républicaine ».
Car derrière tous ces débats, ces blocages et ces erreurs que nous avons tentés de repérer (et nous en avons sûrement négligés), il ne faudrait pas oublier que l’École aujourd’hui va mal. Toutes les études montrent que celle-ci est profondément inégalitaire et produit de l’échec et conduit à la persistance d’un noyau dur de 20% d’exclus du système éducatif (sans diplôme et/ou en grande difficulté). On peut bien sûr contester toutes ces études nationales ou internationales et continuer à dire que « nous avons la meilleure école du monde », mais la convergence de celles-ci doit nous inciter à plus de modestie. Le rapport de la concertation concluait à un « constat partagé » sur la situation de l’École. Au vu des tensions actuelles on en vient à en douter et à se demander si la société française dans son ensemble ne s’accommode pas de la persistance de ces inégalités et n’a pas décidé de refermer la porte devant ces élèves, ces jeunes qui sont en échec et qu’on n’entend guère (même si de temps en temps, des voitures brulent et des émeutes éclatent…).
Face à un tel enjeu, la mobilisation est indispensable. La loi qui va être débattue au Parlement sera-t-elle à la hauteur de l’enjeu ? Saura-t-on aller au delà des erreurs et dépasser les blocages ? Et surtout, chaque enseignant, est-il convaincu de cette impérieuse nécessité ?
On s’y met tous ?