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Premier rapport biennal de l’INJEP en tant qu’Observatoire de la jeunesse et des politiques de jeunesse, Inégalités entre jeunes sur fond de crise pointe la fragilisation accrue de la jeunesse et le creusement des inégalités au sein de cette population.
Francine Labadie est chargée d’études et de recherche et chef de projet Observatoire à l’INJEP. Spécialiste des politiques de jeunesse et tout particulièrement des questions d’autonomie et de culture, elle a réalisé et participé à la rédaction de nombreux rapports et études dont le rapport Charvet « Jeunesse, le devoir d’avenir » (2001), « Pour une autonomie responsable et solidaire : rapport au Premier ministre » (2002), « Culture et medias 2030 : Prospective de politique culturelle (2011) ». Francine Labadie a coordonné le rapport Inégalités entre jeunes sur fond de crise. Production commandée à l’INJEP en tant qu’Observatoire de la jeunesse et des politiques publiques de jeunesse, ce rapport, préfacé par la ministre des Sports, de la Jeunesse, de l’Education populaire et de la Vie associative, Valérie Fourneyron, a mobilisé nombre de chargés d’études de l’établissement ainsi que des spécialistes extérieurs comme Olivier Galland, Pierre Merle, Stéphane Jugnot, Philippe Coulangeon, François Beck ou Léa Lima… Ces contributions sont complétées par des données statistiques et des points de vue d’acteurs. Toutes plaident pour le développement de politiques publiques s’appuyant sur des connaissances scientifiques au plus près des territoires et des acteurs. La publication du rapport atteste que cette volonté est désormais partagée au plus haut niveau.
© Nicolas Thouvenin, INJEP
Quels sont les principaux enseignements de ce rapport ?
Francine Labadie : Premier enseignement : les inégalités intra-générationnelles s’aggravent sur fond de crise, la ligne de fracture passant principalement par le diplôme. Les jeunes pas ou peu diplômés sont les plus fragilisés et la mise à l’écart du marché du travail les expose au risque d’exclusion sociale durable. Les jeunes diplômés, pour leur part, connaissent une dégradation de leurs conditions d’emploi ainsi que des privations matérielles temporaires ou des difficultés d’accès à un logement autonome.
Le deuxième enseignement concerne l’imbrication des dimensions conjoncturelle et structurelle de la crise qui explique en grande partie ce creusement des inégalités entre jeunes. Par conséquent, leur réduction requiert des politiques ciblées pour traiter les injustices les plus criantes, mais aussi des réformes structurelles, en particulier, du système éducatif et du régime de protection sociale, qui constituent la clé de voûte de l’intervention publique en direction de la jeunesse. Il est essentiel de repenser le fonctionnement du système éducatif, et d’atténuer le rôle du diplôme dans la détermination des trajectoires professionnelles et sociales pour offrir à chacun la possibilité de se former tout au long de la vie, et partant, des perspectives de mobilité sociale et professionnelle. Autre exemple, il est indispensable de réviser la redistributivité des aides à l’éducation qui ne concernent que des jeunes de milieu modeste, via les bourses, ou de milieu aisé, via les aides fiscales, oubliant les jeunes des classes moyennes quand bien même les frais de scolarité et de logement augmentent fortement.
Troisième leçon : on a affaire à une dynamique systémique des inégalités Dès lors, celles-ci peuvent difficilement être combattues à travers des interventions sectorielles seules. Leur réduction requiert une approche globale, impose de réviser les principes de justice au fondement des politiques publiques (l’égalité d’accès, l’égalité des chances, l’équité, l’égalité des résultats, …) et de repenser leur nécessaire combinaison.
Le dernier enseignement renvoie à l’égalité des droits. Plutôt que de privilégier l’indépendance du jeune, via des aides directes, l’Etat providence français favorise les solidarités familiales pour sa prise en charge. Partant, ces « grands enfants » se voient refuser l’accès à des droits sociaux universels. Même si une fraction de la jeunesse, les jeunes pauvres, est soutenue et accompagnée à travers des dispositifs spécifiques comme les fonds d’aides aux jeunes (FAJ), il y a un grand paradoxe entre la responsabilisation que l’on exige de ces jeunes vulnérables et la faible protection qui leur est accordée.
Pointez-vous l’empilement des dispositifs et des acteurs des politiques publiques de jeunesse ?
Francine Labadie : Le problème de l’action publique c’est son articulation, de l’Europe au local, en passant par l’Etat et la région. On n’a pas assez pensé à des espaces de coordination des politiques de jeunesse, comme on l’a fait en France dans le domaine de la culture, ni à des méthodes de concertation comme l’a fait l’Europe avec le dialogue structuré. Ce qui importe c’est l’accompagnement des parcours des jeunes en veillant à ce que ceux-ci mobilisent les ressources offertes et les convertissent en réussite sociale. C’est l’approche des « capabilités » développée par Amartya Sen [1] . Pour ce faire, il faut une action publique individualisée et globale, qui considère le parcours du jeune dans toutes ses dimensions : logement, éducation, santé, etc…
Plus qu’un état des lieux, ce rapport vise-t-il l’interpellation des acteurs politiques ?
Francine Labadie : C’est l’objectif de ce rapport. Dans ce contexte de mutations profondes, la responsabilité de l’acteur public est forte, mais il ne répondra pas aux enjeux des inégalités sans une mobilisation de tout le corps social : entreprises, société civile, collectivités, organisations socioprofessionnelles… et les jeunes eux-mêmes.
Cette prégnance des inégalités sur les moins de 25 ans peut-elle s’expliquer par le fait qu’on met fortement les jeunes en compétition dans les domaines essentiels du quotidien : l’éducation, l’emploi… ?
Francine Labadie : La compétition découle en effet d’abord de notre conception du système éducatif et de son principe de justice dominant qui est l’égalité des chances. Notre système éducatif entend corriger les inégalités liées aux origines en favorisant le mérite, ce qui induit la compétition et la primauté donnée à une vision utilitaire de l’éducation. L’élitisme républicain est critiqué par de nombreux spécialistes de l’éducation comme Christian Baudelot, François Dubet, Marie Duru Bellat…. Ces deux derniers soulignent la nécessaire combinaison des principes de justice : il ne faut pas seulement favoriser les plus méritants et performants, ou encore aider les plus faibles, il faut aussi favoriser la formation de citoyens autonomes, capables de comprendre les enjeux du monde qui les entoure. C’est une autre approche de l’égalité des chances dont il s’agit ici. Elle induit qu’au-delà de la reconnaissance du mérite, on offre à tous les jeunes les opportunités et les moyens de construire leurs parcours, de prendre en main leur destin, dans une logique d’empowerment, c’est-à-dire, dans une logique qui permet à la personne de contrôler les événements qui la concernent.
Les pouvoirs publics ont-ils les moyens de cette ambition ?
Francine Labadie : L’ambition politique doit toujours être mise en regard avec la gravité des enjeux publics. Or, le risque de vivre dans une société fragmentée entre winners et losers est réel. Au surplus, l’entrée tardive des jeunes générations sur le marché du travail menace notre système de solidarité intergénérationnelle comme l’a relevé d’ailleurs le conseil d’orientation des retraites qui a tiré la sonnette d’alarme en 2011. Face à ces enjeux, il faut dire et redire que ces sombres évolutions ne sont pas irrémédiables. Ca demande des efforts et du courage politique, mais c’est possible. S’attaquer à la dynamique inégalitaire demande une réforme de fond de l’école,et une régulation du marché du travail, des mécanismes de péréquation entre territoires, un Etat social qui tienne compte des évolutions des mutations familiales ainsi que de l’individualisation de la société.
Au fond, ce que vous dites, c’est que des politiques dédiées à des publics spécifiques, comme les jeunes, n’ont de sens que si elles s’accompagnent de réformes structurelles, repensant l’Etat social dans son ensemble ?
Francine Labadie : Oui, c’est vrai. En tout cas c’est vrai si on veut bien considérer la société française telle qu’elle est aujourd’hui. Prenons deux exemples dans le domaine de l’éducation : la formation et le diplôme. Certes, il y a un temps de la formation initiale qui est essentiel et stratégique, mais il faut penser aussi des formations tout au long de la vie, la possibilité faite à chacun d’avoir une seconde chance, afin de favoriser la mobilité sociale. Considérons la question du diplôme qui constitue l’un des grands clivages, facteur d’inégalité entre jeunes. Est-ce à dire que les diplômés n’ont pas de problèmes ? La difficulté que rencontrent les diplômés ce n’est pas tant l’exclusion que la précarité, des conditions d’emploi moins sécures et le déclassement. D’une génération à l’autre le diplôme est dévalorisé. Mais à l’intérieur d’une génération, le diplôme est véritablement clivant. Si les diplômés s’en sortent mieux que les non diplômés aujourd’hui… ils s’en sortent moins bien que les générations précédentes à diplôme égal. Ce que je veux souligner, c’est la nécessité d’articuler les approches intra et inter-générationnelles. Prenons maintenant l’exemple de l’emploi. Certes, sur ce volet il y a des difficultés propres à la jeunesse qu’il faut traiter, mais le problème de fond c’est bien la sécurisation des parcours. Ce n’est pas un problème jeune, même s’il concerne beaucoup les jeunes. Cibler les publics les plus en difficulté est nécessaire, mais on ne règlera pas le fond du problème sans repenser le système d’entrée dans l’emploi et sa sortie. Les contrats de génération illustrent cette approche nouvelle des pouvoirs publics qui intègrent la jeunesse dans une politique promouvant les solidarités entre générations. C’est un nouveau droit commun qu’il faut inventer. L’enjeu est complexe et il faut y répondre par une action publique globale qui intègre toutes les dimensions des problèmes.
Propos recueillis par Roch Sonnet, INJEP
[1] Economiste bengali. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 1998, pour ses travaux sur la famine, sur la théorie du développement humain, sur l’économie du bien-être, il a écrit l’ouvrage « Repenser l’égalité », Seuil, 2000.